Avant que ce monde ne disparaisse
Chapitre VI
Traumatisme
Les cris d'enfants jouant dans la neige leur parvenaient. L'innocence se lisait sur leurs visages enjoués, tandis qu'ils s'envoyaient mutuellement des boules mal façonnées de leurs petites mains. Cicéron n'en avait que faire. La seule chose qui lui importait, à cet instant, était la chaleur de la paume qui enserrait fermement la sienne, décidée à ne jamais la lâcher. À ses côtés, marchant à la même allure, laissant dans son sillage les timides empreintes de ses pas, Aemillia souriait.
Tous deux épuisés par la nuit qu’ils venaient de passer, tendus de surprendre les conversations des soldats les concernant et de découvrir leurs funestes projets, en vain, ils progressaient sans la moindre parole. Ils avaient perdu leurs mots en même temps qu’ils ne s’étaient avoués en silence leurs sentiments.
Comme si cette simple révélation, cette simple acceptation, avait chassé les fantômes qui l’assaillaient la veille encore, Cicéron sentait son pas plus léger, ainsi que son cœur. Il aimait Aemillia, et elle l’aimait en retour. C’était un fait qu’il peinait encore à réaliser, mais peut-être pouvait-il nourrir un maigre espoir, infime et éphémère, que tout allait bien – que tout irait bien. La menace qui pesait sur leur Famille et eux-mêmes ne s’était pas pour autant éloignée, non, mais en cette froide journée où ils erraient dans les rues enneigées de Bruma, rien qu’un instant, ils se permirent d’imposer une entracte à cette pièce interminable dans laquelle ils avaient été contraints de jouer. La scène s’était dissipée, le rideau avait été tiré. Ne restaient plus que deux ombres qui progressaient dans les rues déblayées de la cité fortifiée, en silence.
La tempête de la veille avait entièrement disparu ; seuls quelques nuages cotonneux subsistaient, disséminés dans l’azur scintillant. Le soleil, astre rassurant et rassérénant, réchauffait tout ce qui se voyait bercé de sa lumière. Toutefois, la neige avait envahi tout lieu où elle avait pu se poser, du plus haut des toits à la ruelle la plus dissimulée. Voilà que quelques sculptures de neige avaient vu le jour, disposées à même le sol ou bien sur les murets, voire sur les rebords des fenêtres. Les enfants brumais savaient s’amuser et embellir cette ville gangrenée par des soldats qui souhaitaient les détruire.
Sous les épais vêtements et manteaux, Cicéron sentait presque son corps bouillir. Sa main, unique parcelle de sa peau découverte à l’exception de son visage, n’était pas aussi gelée que ce qu’il aurait pu penser. Entre ses doigts, ceux d’Aemillia. Il ne voulait en rien lâcher sa main. Pour la première fois, la ville et ses recoins lui semblaient agréables, et accueillants. Quand avait-il ressenti cela pour la dernière fois ? Il l’ignorait. Jamais n’avait-il pu se mêler aux groupes d’enfants jouant à la bataille de boules de neige, presque quotidienne en cette saison. Au lieu de cela, il les avait observés et enviés, jalousant secrètement derrière la fenêtre de la maison, rêvant du jour où il serait accepté quelque part et se sentirait à sa place. Même au cours de cet hiver avec la fillette impériale, il ne s’était pas abandonné à un instant d’insouciance.
Et ce jour avait fini par arriver…
Il tourna la tête, scrutant le profil d’Aemillia sur sa droite. Son beau sourire adoucissait son visage creusé par la fatigue. Son œil viride scrutait le chemin qu’ils suivaient, bien qu’aucun d’eux ne fût réellement concentré sur la succession de pas qui les menait à destination – si tant fût qu’ils en avaient une. Lorsqu’elle remarqua qu’il la dévisageait, elle lui jeta un coup d’œil avant de lui faire face, un immense sourire aux lèvres. Toutefois, son sérieux la reprit bien assez vite.
« Peut-être devrions-nous laisser cela en dehors de notre mission, articula-t-elle, sa gorge enrouée par le froid ambiant. Après tout, nous ne devrions rien laisser entraver la tâche que Livius nous a confiée – surtout pas nos propres sentiments. »
La lucidité dont elle faisait preuve surprenait Cicéron, avant qu’il ne réalisât combien Aemillia avait toujours été ainsi. Calme, placide, elle ne laissait jamais ses émotions la gêner dans sa tâche – ou presque jamais. Ce jour-ci ne faisait pas exception. Mais qu’en était-il de ces adieux déchirants, où elle avait dévoilé sa faiblesse sans tenter de la dissimuler derrière des masques et des mensonges dont elle était passée maîtresse dans l’art de les utiliser ? S’il parvenait sans la moindre difficulté à raviver le souvenir d’assassinats exécutés à la perfection sans remords ni conflits moraux ou éthiques, il n’y avait que cette simple scène, aussi bouleversante qu’impactante, qui répondait à son appel. Sa voix déchirante résonnait encore dans son esprit.
« D’accord, finit-il par acquiescer, en lâchant à regret la main chaude qui berçait la sienne, avant d’enfouir cette dernière dans la poche latérale de son épais manteau.
— Excuse-moi. Essaie de comprendre notre situation…
— Je comprends parfaitement. »
Le nez enfoui dans son col, Cicéron entendait que sa voix ne portait pas loin. Aemillia fronça même les sourcils, l’air d’être incertaine d’avoir bien entendu. Elle se stoppa, et il fit de même après quelques pas supplémentaires.
« Tu sais… »
Il se figea. L’envie de poursuivre cette phrase le brûlait, mais il n’osait pas. Il n’osait plus. Une fois de plus, il se dégonflait. Il enfonça un peu plus son visage dans les épaisses couches de vêtements, la tête rentrée dans ses épaules.
« Non, rien. Oublie.
— Non. »
Les bras croisés sur sa poitrine, Aemillia répondit avec fermeté. Comme une mère à son enfant. Comme une aînée à son cadet. Comme une mentor à son apprenti.
« Exprime le fond de ta pensée. »
Il détourna le regard, cherchant un point d’intérêt digne de ce nom dans l’étendue blanche qui recouvrait un muret de pierres voisin. En vain.
« Cicéron. »
Un instant, un bref instant, l’image de son père autoritaire et violent lui sauta au visage. Les traits de l’homme qu’il avait tant voulu voir mort se superposèrent à ceux de la femme qui l’assassina autrefois. Ces sourcils froncés, cet air renfrogné, cette torsion des lèvres mues en un rictus désagréable – toute cette vision d’horreur le paralysa. Il avait beau le désirer, il ne pouvait pas même clore ses paupières et se couper de ce monde qui le terrorisait. Il voulut s’accroupir, le visage contre les genoux et ses mains obstruant ses oreilles pour se couper de cet environnement angoissant qui jouait contre lui, qui se jouait de lui, en vain. Il ne pouvait que constater l’expression haineuse de son père sur le visage de l’Impériale qu’il adorait tant.
« Je… »
Sa voix s’éteignit dans sa gorge. Incapable d’articuler davantage, il restait debout, immobile, ses yeux ne pouvait se défaire de cette image traumatisante qui ressurgissait de son passé qu’il pensait pourtant enfoui à tout jamais.
« Oublie, je t’en prie. Laisse… »
Ses doigts répondirent finalement à son appel. Serrés en un poing, ils accumulaient toute cette rage et cette frustration de ne rien pouvoir faire, de rester un témoin impuissant, inapte à la révolte, maladroit dans toutes ses entreprises – bientôt tout cela exploserait, balaierait tout sur son passage, ne laissant que des ruines et des regrets dans lesquels il errerait tel un fantôme, s’interrogeant quant à la passivité dont il avait fait preuve et à cause de laquelle les choses avaient échoué d’une telle façon. Un éternel cycle d’amertume et de lamentations.
« Non. Écoute. »
Son ton, soudainement plus affirmé, le surprit lui-même. Et tant pis s’il détruisait tout. Il n’en avait plus rien à faire, plus rien n’avait d’importance. Il était prêt à sacrifier tout ce qu’il avait s’il pouvait se libérer de ce poids écrasant et oppressant. Après tout, ce monde était-il réel ? Il doutait encore, ne parvenait à accepter ce qu’il vivait. Qu’était la vérité, qu’était le mensonge ? Impossible de le savoir, alors autant tenter de tout briser pour trouver les réponses.
« Pendant trois ans, trois longues années, j’ai vécu dans le déni et les regrets. Je pensais à toi, à tes adieux, à la façon dont tu m’as caché puis avoué ça, et… »
Quelque chose céda en lui. Il ne pouvait plus retenir ses mots. Tout s’évada, ruisselant hors de ses lèvres comme l’eau contenue dans des mains jointes, s’échappant par tout interstice le lui permettant, avant qu’elle ne se déversât tout entière sitôt les doigts s’écartaient.
« Je me suis demandé si ce que j’ai fait… Je me suis demandé ce que j’aurais pu faire, ce que nous aurions pu être si j’avais été moins bête, plus hardi, si j’avais été plus comme toi et moins comme moi. J’aurais pu te sauver, j’aurais pu me sacrifier, et tant pis pour ta vision. Je t’aurais prouvé qu’il y avait un autre chemin, d’autres chemins, d’autres façons de vivre nos vies sans être dirigés par un faux destin soi-disant gravé dans le marbre et contre lequel on aurait rien pu faire. Regarde-nous ! Regarde-nous, Aemillia ! Tu nous avais vus séparés, te sacrifiant pour m’assurer une survie dont je ne veux pas, dont je ne veux plus, et vois ce que j’ai fait ! Vois ce que nous avons fait !
« Nous avons protégé la Famille, peut-être même l’avons-nous sauvée ! Nous les avons dirigés vers un Sanctuaire où ils seront protégés. Je t’ai éloignée de ces soldats qui t’auraient tuée sans remords, qui auraient laissé ton corps pourrir dans les ruines de notre chez-nous. Je t’ai permis de vivre plus longtemps, de survivre. Et tu m’as protégé de la solitude, de l’isolement. As-tu la moindre idée de combien je souffre d’être Gardien sans que la Mère ne réponde à mes appels ? Combien j’ai souffert de te perdre sans pouvoir t’avouer tout ce que je gardais pour moi sans personne à qui le confier, sans personne pour comprendre ?
« Je t’en ai voulu. Oh, je t’en ai tellement voulu ! J’ai souhaité mourir pour te rejoindre mais, même ça, ça ne m’était pas permis. Parce que je ne pouvais pas me laisser mourir après ton sacrifice pour me permettre de vivre. Pourquoi m’infliger ça ? Pourquoi me dire ce que tu ressentais avant de m’abandonner ? Tu devais savoir que je ne pourrais plus vivre comme avant en connaissant tes sentiments. Tu voulais que je devienne le Gardien, que j’aide la Famille et la maintienne, mais as-tu pensé un seul instant à ce que je désirais, à ce à quoi j’aspirais ? Je t’ai détestée, Aemillia. Si tu savais combien je t’ai détestée…
« J’ai confié ton anneau à cette gamine parce qu’elle te ressemblait, parce qu’elle ressemblait à l’image parfaite que j’avais de toi, parce qu’elle était digne de suivre tes traces plutôt que moi. Parce que je ne pouvais pas le garder, parce qu’il avait trop de significations et que je n’avais pas la force de supporter ce poids. J’aurais préféré le perdre, le jeter au feu, j’aurais dû le laisser au fond de la Corbolo. À la place je le lui ai transmis, parce qu’elle portait ton nom. Parce qu’elle était pleine d’avenir, parce que j’ai vu en elle ce que tu as vu en moi, et parce que je savais qu’elle serait à la hauteur de mes espoirs, de tes espérances. Et qu’est-elle devenue ? Disparue du jour au lendemain, m’abandonnant derrière elle, et j’en souffre. J’en souffre, Aemillia. De ne plus être avec toi, de savoir que je ne serai jamais avec toi, d’aucune façon.
« Et de savoir que, quoi que je fasse, je ne serai jamais digne de la vie que tu m’as offerte… »
Le vent se leva. Des flocons de poudreuse s’envolèrent, balayant son visage échauffé. Soustraite à sa vue, Aemillia ne se trouvait plus là, face à lui. Avait-elle été seulement présente un seul instant ? N’avait-il pas rêvé, halluciné tous ces instants passés à ses côtés ? N’était-elle pas, une fois de plus, l’un de ces fantômes nés de ses regrets et remords, venus le hanter pour le faire souffrir davantage ?
Il avait refusé d’ouvrir les yeux, mais Cicéron ne pouvait rester dans le déni plus longtemps. Ses allers et retours incessants entre la ville de Bruma du passé et Cheydinhal dans son présent avaient été un premier indice d’une anomalie qui croissait jour après jour. Coincé entre deux mondes et deux époques, il devait faire un choix. Mais comment pouvait-il prendre la décision s’il ne pouvait être sûr et certain que tout était réel ? Il n’y avait qu’une façon de le vérifier. Si cette Aemillia était la véritable, si elle n’était pas qu’une création de son esprit désespéré, alors elle saurait comment réagir. Si elle n’était pas un fantôme irréel que lui seul voyait, alors elle saurait comment réagir face à cela. Et si par malheur, si par la volonté de Sithis, avait-elle été un spectre du passé, au moins pouvait-il se sentir délesté de lui avoir fait entendre son cri de désespoir.
Et, alors, était-il soulagé d’avoir craché son venin ? Se plaindre, capituler et envoyer au feu tout ce à quoi il tenait avait-il seulement eu le moindre effet positif ? Il avait dévoilé ses faiblesses, ouvert son cœur, s’était presque mis à nu face à ces vestiges d’autrefois auxquels il ne pouvait plus faire confiance ni se confier. Aemillia n’était plus là, Livius non plus, J’ura non plus, Feristair non plus… Il n’y avait plus personne. Seul le pauvre Cicéron, dans sa solitude bien aimée, à implorer la Mère éternellement muette, à se lamenter de ne pas trouver d’Oreille Noire pour l’épauler et reconstruire leur Famille, et de ne rester qu’un pauvre Gardien incapable de tuer afin de se dédier entièrement à cette maudite momie…
Un cri naquit dans sa gorge. Plus que cela, c’était un véritable hurlement, un déferlement de haine, de remords, de mépris et de rage, tous contenus et réfrénés depuis bien trop longtemps. Il leva le visage vers le ciel, faisant fi de millions d’aiguilles glacées qui heurtaient sa peau et le brûlaient de leur morsure glaciale. Il n’avait plus rien à perdre.
Autant devenir fou pour de bon et embrasser la délivrance.
Autant mourir maintenant et se libérer du poids de cette vie insupportable.
« Tiens-tu tant que cela à mourir ? »
L’étreinte d’une lame sur sa gorge lui glaça le sang. Le moment tant attendu était-il enfin venu ? Celui de cette rencontre tant désirée entre le métal et son sang… Cicéron ferma les paupières. Sans retenue, une larme coula le long de sa joue, disparaissant parmi les poussières de la neige sur son col. Pourquoi s’entêter à se retenir ? Autant tout abandonner dès à présent.
« Fais ce que tu as à faire, répondit-il en retour. Je n’ai pas peur de mourir.
— Vraiment ?
— Pas si c’est de ta main. »
Le cuir recouvrant le manche afin de le protéger grinça lorsque la poigne se resserra davantage. Le métal froid se pressa un peu plus sur sa gorge, le tranchant manquant de s’enfoncer dans la chair exposée d’une façon tant ostentatoire. Le ferait-elle ou bien reculerait-elle ? Qui savait ? Quitte à tout perdre, autant que ce fût de son fait.
Les doigts s’écartèrent ; la lame d’ébonite chuta, pour s’enfoncer dans la poudreuse jusqu’à la garde. L’ombre de la silhouette qui se tenait dans son dos se mut légèrement, et ces mains qu’il voyait déjà enserrer sa gorge pour lui arracher son dernier souffle vinrent l’enlacer fébrilement.
« Comment crois-tu que je me sens, moi aussi ? Comment penses-tu que j’ai vécu ces derniers mois, à savoir que j’allais mourir de cette façon ? Je ne pouvais pas te le dire, tu allais en souffrir, mais c’était si pesant.. Et pourtant je l’ai fait, comme une égoïste. Pour t’ouvrir les yeux, pour partir sereinement, pour te protéger. Parce que j’espérais que tu refuses, que tu te rebelles, que tu me sauves. Tu me dis que j’aurais dû me taire ? Mais comment t’aurais-je mené jusqu’à moi si je m’étais tue ? »
Un silence. Long et pesant. Bien trop lourd pour ce qu’il pouvait supporter. Cela lui rappelait un souvenir bien particulier – et terriblement désagréable. Le moment de leurs adieux, la confession d’Aemillia, l’instant où le lien qui les unissait et la liait à son existence se brisa. Il ne pouvait vivre cela à nouveau. Il ne pouvait la perdre.
Mais n’avait-il pas affirmé être prêt à tout jeter au feu s’il le fallait ? Ne s’était-il pas trouvé aux portes de la mort, prêt à l’accueillir et la laisser le prendre dans le sang et la douleur ?
Non. Non. Il ne pouvait l’accepter, pas ainsi. Pas dans ces conditions. Il devait le lui dire, avec ses mots, clairement, avant de disparaître, avant que ce monde où ils pouvaient marcher côte à côte sans se sentir de trop, ce monde où Aemillia était vivante, ce monde où elle pouvait encore respirer et sentir son cœur battre dans sa poitrine – avant que ce monde avec elle ne disparût.
Il était trop tôt pour abandonner. Trop tôt pour baisser les bras sans se battre.
Elle n’était pas un fantôme. Elle était réelle. Comment aurait-il pu l’enlacer, l’embrasser, si lui seul la voyait ? Comment aurait-elle pu lui confier tout cela, et comment aurait-il pu lui avouer tout ce qu’il ressentait ? Ce corps pressé contre le sien était sensible ; le battement de son cœur résonnait avec le sien. Elle était là, à ses côtés. Et il avait failli tout envoyer brûler…
« Aemillia… »
Elle relâcha son étreinte. Ses mains tremblantes s’éloignèrent et libérèrent ses épaules, lui permettant de se retourner et lui faire face. Elle semblait si frêle, en cet instant…
« Que voulais-tu que je fasse ? implora-t-elle, l’émotion déchirant sa voix – un mélange de tristesse et de colère contenues tant bien que mal. Que je t’abandonne ? Pour que tu viennes malgré tout me maudire de t’avoir entraîné dans tout ça ? C’est toi qui as suivi Fa’rris et Ji’dara, toi qui as pénétré dans notre Sanctuaire et as demandé l’asile, toi qui as demandé à faire partie de la Famille. Et tu viens m’accuser moi de t’avoir mêlé à nos histoires ? »
L’amertume et la rage grondaient, emplissant seconde après seconde son ton, annihilant toute trace de sympathie ou de chagrin. Les joues rougissaient, par le froid ou bien par l’afflux sanguin qui réchauffaient son corps. Elle déglutissait difficilement, mais ne perdait en rien sa contenance ; elle était proche de l’explosion, et la mèche était déjà en flammes.
« As-tu la moindre idée de tout ce que j’ai sacrifié pour toi ? éructa-t-elle, au bord des larmes. Les contrats que je n’ai pas pu réaliser parce que je devais t’entraîner ; les journées alitée parce que les visions que tu m’infligeais m’affaiblissaient ; les doutes constants d’avoir fait le bon choix que de céder face à l’avenir que te réservait Sithis pour t’autoriser à rester avec nous, et j’en passe ! Je te trouve bien présomptueux de me demander de te tuer alors que je te revois encore à genoux, nous suppliant de te laisser vivre !
— Écoute-moi, Aemillia, s’il te plaît. Je… Je ne sais plus quoi faire, et…
— Et ? Tu veux que je te donne une solution toute faite, qui effacera comme par magie tous tes maux ? Par Sithis, ouvre les yeux, Cicéron ! Ne comprends-tu pas la situation ? »
La voix de l’Impériale se changea en sanglots, déformée par l’émotion qui la secouait. Elle essuya rapidement le coin de son œil, mais la trace était là.
Oh, comme il s’en voulait d’être aussi stupide et impulsif. Pourquoi ne pouvait-il pas se comporter normalement ? Convaincu de ne pouvoir faire confiance à personne, il blessait inutilement les personnes qui lui étaient chères – et la plus importante de toutes, celle qu’il ne voulait plus voir verser de larmes autres que de joie…
« Ne vois-tu pas que quelque chose ne va pas ?... »
Il ne sut comment répondre. Si ce n’était la succession d’événements qui différaient de ce qu’il avait connu, tout lui semblait parfaitement cohérent. Mis à part ses propres humeurs changeantes dont il ne parvenait à comprendre la logique – si tant fût que tout cela eût un sens –, tout lui paraissait tout à fait normal.
Mais, là, Aemillia ne s’approchait-elle pas doucement de lui ? Elle qui, quelques instants plus tôt, gardait le couteau sur sa gorge, prêt à la déchirer et à teinter la neige d’écarlate… Là, ne l’enlaçait-elle pas ? Ne plongeait-elle pas son regard coloré dans le sien, alors qu’il ne méritait aucune de ces intentions affectueuses ?
« Cicéron, appela-t-elle doucement d’une voix larmoyante, réveille-toi… »
Le sol trembla soudainement sous ses pieds. Jamais Nirn n’avait-elle été parcourue de séisme à sa connaissance. Et pourtant, en cet instant, il voyait les épaisses couches de neige chuter des toits pentus, les individus se prostrer au sol, et les vibrations se répercuter dans son corps tout entier, bloquant sa respiration et paralysant son cœur.
Il crut entendre la voix d’Aemillia l’appeler. Un mouvement de tête, un geste de la main. Tout devint soudainement noir. Tout comme la vie quittait un corps exsangue en un instant sous le tranchant d’une lame, les ténèbres s’abattirent sur eux sans crier gare.
« AEMILLIA ! »
Cicéron se redressa soudainement dans le lit où il avait été soigneusement installé, l’écho de son cri se perdant entre les murs de la pièce avant de s’évanouir.
La main tendue devant lui, comme s’il cherchait à saisir quelque chose qui se trouvait à présent hors de portée, l’Impérial fixait le vide. Une fois encore, il avait quitté cet autre monde, celui où Aemillia vivait, pour revenir à Cheydinhal. Ces murs – ces maudits murs – le tenaient enfermé dans une atmosphère détestable, loin d’elle.
Il devait y retourner, il devait la sauver.
Mais de quoi voulait-il la sauver ? Cicéron, de quoi voulais-tu tant protéger Aemillia ?
Il n’y avait qu’une personne pour autant la faire souffrir, et elle se trouvait loin d’elle, bien loin d’elle, désormais…