Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 7 : Oscillation

4871 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/03/2024 19:04

Chapitre VII

Oscillation


 Il ouvrit les yeux péniblement. Un nouveau jour commençait. Il fallait se lever, s’habiller, et prendre soin de la Mère. Oui, un jour de plus à vivre, aussi pénible cela pût-il être…

 Cicéron s’extirpa de sa couche, et enfila rapidement sa tenue de Gardien. Le noir de ses vêtements correspondait si bien à l’humeur maussade qu’il se traînait depuis quelques temps. Le rouge lui rappelait d’une façon bien désagréable combien son sang était chaud et coulait à foison dans ses veines, contrairement à celui d’Aemillia, qui n’était plus désormais.

 Dans la salle de bain, où la poussière n’avait pas été nettoyée depuis peut-être un peu trop longtemps, il se passa un rapide coup d’eau sur le visage et rasa la barbe naissante qu’il avait négligée depuis quelques jours. Le murmure de la lame effleurant sa peau et tranchant chaque poil roux et dru le berçait. Pour peu, il était prêt à appuyer un peu plus fort, là, et enfoncer le tranchant dans la carotide. Ou bien, à défaut, peut-être pourrait-il endommager ses cordes vocales. Au moins, il ne blesserait plus personne par ses mots vides de sens.

 Il rinça sa peau, découvrant dans son reflet des petites coupures dans les plis, là où il avait dû s’y reprendre à plusieurs fois pour purger l’épiderme. De l’eau vint ruisseler dans son col, et humidifier le haut de sa tenue. Il n’y prêta aucunement attention ; rien n’avait d’importance.

 Cela faisait plus de deux semaines à présent qu’il n’avait plus rêvé de Bruma. Rêvé, oui, c’était le mot. Ce qu’il avait vécu là-bas n’avait pas été réel, et cette amère constatation ne l’avait que fait davantage souffrir. Cette Aemillia qu’il avait côtoyée, qu’il avait enlacée et embrassée, qui avait tenté de le tuer, n’était qu’un fantôme d’un passé qui aurait pu être, en vain.

 Tout cela n’avait été qu’un rêve, dont il acceptait difficilement toutes les implications. Un mélange acide d’émotions bouillonnait en lui, et il ignorait vers qui se tourner pour trouver un exutoire et s’en défaire. Il brûlait de rage envers la Mère, pour lui avoir accordé un rêve si réel et si cruel, tout comme il s’en voulait plus que tout d’y avoir cru et de ne pas avoir su lire entre les lignes. Et la tristesse l’accablait, l’écrasait de ses mains vides et pesantes, car ces instants de bonheur aux côtés d’Aemillia n’avaient été que rêveries ; oh ! Comme il se maudissait de tous les noms d’avoir été si aveugle, de ne pas avoir compris à temps que rien de tout ce qu’il touchait n’avait de consistance !

 Après plusieurs jours passés alité, à refuser de se nourrir ni même de bouger, se contenant du strict minimum pour survivre quand bien même cela affectât Garnag, il était parvenu à rassembler suffisamment de forces pour reprendre son rôle. Après tout, il le fallait bien, pour la Mère. La momie n’avait, semblait-il, pas été salie en son absence ; les impuretés de ce bas monde ne l’avaient pas atteinte, et son Gardien prit le plus grand des soins à ce que les choses restassent ainsi. L’Impérial avait laissé couler tant d’huile sur le corps de sorte à le protéger que ses mains, crispées sur le pinceau et le bol, gardaient quelquefois cette courbure bien des heures après l’acte.

 Pas même la douceur des averses d’ondepluie n’avait su apaiser son esprit. Il avait repensé, dans un moment de faiblesse, à sa rencontre avec l’enfant de la baronne. Le regard dans le vague et la main au cou, à la recherche de l’anneau qu’il ne possédait plus, il avait dû paraître tel un fantôme aux yeux de son ami orque. Et mis à part les longues incantations qu’il répétait inlassablement, agenouillé face à la Mère qui gardait ses lèvres entrouvertes comme dans un cri sourd, jamais Cicéron n’articulait-il le moindre son. Se maudissant d’avoir brisé l’illusion en confiant à Aemillia – à cette vision d’elle – tout ce qui lui pesait sur le cœur et les épaules, le Gardien se murait dans le silence. À quoi bon parler, lorsqu’il ne faisait que détruire et perdre ce qu’il chérissait plus que tout ?

 S’il s’était tu, il ne se serait jamais attaché à Aemillia. Peut-être sa mort aurait-elle pu être ainsi évitée, dans un premier temps. Et, à défaut, s’il avait gardé en lui tout son venin et toute son animosité, il y serait encore – là-bas, à Bruma, dans cet autre monde qui avait dès lors disparu dans l’obscurité. Jamais il ne se pardonnerait pour cette erreur.

 Une mèche lui tomba sur les yeux tandis qu’il s’affairait tant bien que mal à la confection du prochain onguent dont il viendrait enduire le corps de la Mère. Il lâcha péniblement la cuillère avec laquelle il remuait la préparation et tentait d’incorporer les différents ingrédients, amenant sa main droite à son visage pour replacer les filaments gêneurs à leur place. Elle resta un instant en suspens devant lui, tandis qu’il la contemplait, pliant et dépliant les doigts fins et abîmés. De cette main, il aurait pu faire bien des choses. Eût-il été doué, elle aurait permis de confectionner de belles choses, armes comme objets. Eût-il été téméraire, elle se serait unie à celle d’Aemillia, pour l’arracher à ce destin funeste, pour l’étreindre ou pour l’aimer. Mais il ne pouvait lui trouver d’autre utilité que de mélanger ces huiles et des plantes avant de les appliquer sur la peau momifiée et brune qui l’attendait dans ce cercueil de métal infiniment lourd.

 Cicéron renifla et, d’un revers de manche, essuya la larme qui s’était glissée hors de la commissure de son œil. La mèche rousse avait retrouvé ses sœurs et ne le gênait plus, désormais. Ne subsistait plus qu’un désagréable sentiment, celui de ne pas être à sa place et de n’avoir nulle part où se terrer.

 Il reprit son travail de plus belle. Tout pour la Mère. Le Gardien devait se dévouer à elle, faire preuve d’abnégation. Aussi douloureux pût-il être, il fallait se résoudre à accepter ce sentiment.

 « Je me disais bien que tu étais là. »

 La voix caverneuse de Garnag lui parvint. Fidèle à lui-même, il avait revêtu son cache œil en même temps que son armure, ce jour-là. Depuis l’incident à Bravil qui avait coûté la vie aux membres du Sanctuaire ainsi qu’à l’Oreille Noire, l’Orque ne voyait plus que de son œil gauche aussi doré que le lever de soleil éclairant les montagnes de Jerall aux portes de Bruma les matins d’hiver. Sur sa hanche gauche, le fourreau contenant la longue épée de fer cognait les murs et meubles à chacun de ses pas ; la dague soigneusement maintenue sur sa droite ne dérangeait guère, quant à elle. Cicéron ne répondit pas.

 « Rasha se fait du souci pour toi. Et il n’est pas le seul. »

 Il haussa les épaules. Cela n’avait aucun intérêt ; il n’avait pas d’autre choix que de vivre, de survivre, pour le bien de la Mère et de la Famille. Tant qu’il faudrait veiller sur la momie, le Gardien serait là. Et tant qu’il serait là, la Famille subsisterait. C’était aussi simple que cela.

 « Que s’est-il passé, mon frère ? Pourquoi refuses-tu d’en parler ? »

 Le silence pesant s’installait entre eux, sans que Cicéron ne fît quoi que ce fût pour le déloger. Seuls le tintement de sa cuillère sur le rebord du bol de bois et le bruissement de ses vêtements résonnaient dans la pièce. Pour peu, on eût entendu son cœur tambouriner dans sa poitrine, meurtri d’avoir été dépouillé de tout ce qui pouvait avoir la moindre importance à ses yeux. Garnag soupira, et s’assit sur un banc.

 « J’ai eu des informations, de la part des gens d’en haut. On dit que la petite Chenius a survécu, qu’elle a été retrouvée. Son père a lancé des avis de recherche partout, et des individus viennent réclamer la récompense sous couvert qu’ils ont aperçu sa silhouette avec des Khajiits, sur les routes de Cyrodiil. »

 L’Impérial se figea. La petite Aemillia avait survécu, elle était en vie, quelque part. Elle avait disparu, mais elle avait été retrouvée. Ses doigts se crispèrent sur l’ustensile, manquant presque de le tordre au point de le briser en deux. Sa main gauche lâcha le bol, et vint recouvrir son visage, masquant ses traits tirés par la vive émotion qui le traversait. Était-ce un signe envoyé par la Mère et le Père, visant à apaiser ses tourments ? Comment devait-il réagir ? Lui était-il permis de… ?

 « Je me suis dit que tu serais heureux d’entendre ça. Elle te manque, pas vrai ? Tout comme elle… »

 Il devait aller à sa rencontre, il devait la retrouver. Il fallait qu’il la vît de nouveau, qu’elle réintégrât la Famille. Pourquoi vivre auprès des Khajiits vagabonds lorsque le Sanctuaire était sécurité et salut ? Avec elle, il tiendrait bon, il vivrait de nouveau.

 Mais pensait-il encore à l’enfant qu’il avait recueillie en songeant à cela, ou bien ne se trompait-il pas sur toute la ligne ? Ne confondait-il pas alors les deux Aemillia ?

 L’espace d’un instant, le souvenir du visage de la fillette se superposa à celui de l’Impériale à qui il devait tant. Comment deux personnes si distinctes en tout point pouvaient-elles tant se ressembler à ses yeux ? L’une comme l’autre avait laissé en lui une marque indélébile. Et il ne pouvait accepter leur disparition, à l’une comme à l’autre. Si la petite était toujours en vie, et si elle voulait toujours de lui, pouvait-il aller à sa rencontre et la ramener à la maison… ?

 « Rasha a peut-être une piste pour comprendre ce qui s’est passé. Tout a commencé à Bruma, pas vrai ? Si Bruma n’avait pas sombré, peut-être que Bravil et Corinthe seraient encore habités. Il pense qu’on peut retrouver celui qui a donné l’ordre de raser le Sanctuaire.

 — À quoi bon ? répliqua Cicéron d’une voix tremblante et quelque peu enrouée, posant ses deux mains sur le bord de la table où il s’était affairé. Cela ne ramènera personne à la vie, tu le sais tout autant que moi.

 — Nous pourrions venger nos adelphes, n’es-tu pas d’accord ?

 — Le Père et la Mère nous ont donné les clés pour nous battre. Aemillia savait ce qui nous arriverait. Par respect pour son sacrifice, ne tente pas de réécrire une histoire dont l’encre est déjà sèche. »

 C’en était trop pour lui. Ces quelques paroles l’avaient profondément épuisé. Tant d’émotions et de sensations, et si peu de mots pour les décrire ! Ses jambes se dérobèrent, et il tomba à genoux, les mains tenant le rebord de bois verni comme s’il restait sa dernière accroche en ce monde, le front collé à sa surface fraîche et sèche. Ses doigts finirent par lâcher prise, et ses paumes de retomber mollement sur ses cuisses, les phalanges resserrées en un poing désespérément faible.

 Il ferma les yeux, inspirant profondément jusqu’à sentir ses poumons le brûler. Si seulement il pouvait quitter ce monde, et rester pour toujours dans cet autre monde où il se sentait plus à sa place… Tiraillé entre son devoir de Gardien auprès de la Mère et en hommage à Aemillia et son profond désir de rejoindre le fantôme d’un passé qui aurait pu être, il ne put que se tenir ainsi, agenouillé sur la pierre dure et froide, dans l’espoir de tomber de sommeil ou de regagner suffisamment de forces pour supporter le regard de Garnag, dont il sentait de moins en moins le poids sur ses épaules.

 Le bruit d’une porte que l’on entrouvrait le ramena à lui. Ses paupières se relevèrent, dévoilant une pièce dont il ne reconnut pas immédiatement les recoins. La main posée sur le sol de bois, il pivota afin de découvrir le visage de l’individu pénétrant dans la salle – une chambre, à en constater le lit défait qui se tenait dans un coin. Le pas gracile et léger s’interrompit brusquement sur le seuil.

 Il se figea, tout comme la personne qu’il dévisageait d’un air hagard.

 Aemillia.

 Cicéron se redressa tant bien que mal, ses jambes ployant sous son poids suite à la mauvaise irrigation due à sa position inconfortable, et se précipita vers elle, l’enlaçant de toutes ses forces. La chaleur de sa peau, le parfum de son corps, la douceur du lin de ses vêtements – non, ça n’était ni un rêve ni une illusion. Cette Aemillia était bien réelle. Comment pouvait-il encore en douter, par Sithis ? Comment avait-il pu en douter ? Les rêves étaient intangibles, comme les fantômes qu’il voyait en plein jour. Cette femme, cette Impériale éborgnée à la cicatrice striant son profil gauche, était bien réelle, et bien vivante. Ce Bruma si cher à ses yeux existait encore, de l’autre côté d’une frontière qu’il ne parvenait à franchir que par de brefs instants d’inconscience.

 « Pardon… » murmura-t-il de sa voix tremblante.

 Son étreinte se resserra davantage. Ses doigts se crispèrent sur la chevelure châtain sans qu’il ne contrôlât sa force. Elle eut un léger mouvement de recul, mais se ravisa presque aussitôt.

 « Je suis désolé… Aemillia, je m’en veux tellement… »

 Il crut sentir un mouvement de sa part – son bras sembla se relever et tenter d’atteindre son épaule. Pour peu, sa main vint le toucher, se posant délicatement sur le vêtement. L’instant d’après, ses propres bras se refermèrent sur du vide, et il tituba. La silhouette contre laquelle il s’était appuyé avait disparu. Cicéron chancela, et s’effondra à genoux, au sol.

 Garnag se précipita à ses côtés, l’appelant d’une voix inquiète. Mais l’Impérial restait sourd et immobile. Que s’était-il passé ? C’était comme si, l’espace d’un battement de cœur, il était revenu à Bruma. Et lorsqu’il prit l’inspiration suivante, le temps s’était écoulé de nouveau, l’arrachant à cette vision d’une autre vie, d’un autre avenir. Il n’avait pas sa place en l’hypothétique, il ne pouvait qu’exister dans sa réalité.

 Les puissants bras de l’Orque le secouaient, lui intimant une réponse qu’il ne saurait donner. Petit à petit, sa voix se faisait lointaine et distante. Cicéron ferma les yeux. Il s’imagina loin, très loin de ce Sanctuaire où il n’était plus à l’abri de quoi que ce fût, quelque part plus au nord, et un peu plus à l’ouest ; dans une petite ville impériale à l’architecture nordique, fortement influencée par sa proximité avec la province bordecéleste voisine, où les demeures faites de pierre et de bois s’alignaient et se recouvraient de poudreuse lorsque venait l’hiver ; dans le quartier ouest, à quelques pas de la Grande Chapelle de Talos, au pied du château de Bruma, dans cette humble auberge dont il gardait tant de bons souvenirs…

 Le doux parfum boisé d’une chambre vint à lui. Ses paupières frémirent, comme si l’angoisse de voir l’illusion se dissiper le paralysait. Un souffle, un bref mouvement, la douceur d’une main sur son épaule. Il ne sentait plus les secousses infligées à son buste par les puissants bras de Garnag, ni les vibrations de sa voix grave dans son torse. À la place, il y avait autre chose – quelque chose qu’il pouvait qualifier de doux et de tendre. Affectueux. Amoureux.

 Aemillia.

 Il entrouvrit les yeux, laissant ses iris s’accoutumer à la lumière environnante et quelque peu éblouissante. Devant lui, assise sur ses genoux, l’Impériale l’observait d’un regard doux et bienveillant. Sa main glissa de l’épaule vers le cou, qu’elle remonta afin de se faufiler jusqu’à sa joue. La chaleur de ses doigts si fins et si pâles qu’ils en paraissaient transparents le brûlait tant il était frigorifié. Il releva son visage nimbé de larmes nitescentes, chassant ces dernières du mieux qu’il le pouvait en battant des paupières. Lorsque la force lui revint, il se hissa sur ses genoux afin d’enlacer la jeune femme comme si c’était la première fois, ainsi que la dernière.

 « Pardonne-moi, souffla-t-il. Rien ne peut excuser ce que je t’ai dit, et… »

 Un nœud obstrua sa gorge. Était-ce un nouveau mensonge ? Son corps refusait-il qu’il affirmât à Aemillia ce qu’il pensait réellement ? Mais pourtant, ce poids qu’il avait sur le cœur n’était que pure vérité…

 « Je ne suis pas à la hauteur… Je ne mérite pas tout ce que tu fais pour moi, tout ce que tu as fait pour moi. Aemillia… »

 Un hoquet l’interrompit. Que pouvait-il dire de plus ? Aucun mot ne pouvait porter le message qu’il souhaitait tant lui transmettre.

 La douce main d’Aemillia glissa dans son dos, remontant le long des muscles trapèzes et exerçant une légère pression pour le maintenir près d’elle. Son silence, si précieusement gardé, s’acheva alors.

 « Tu es celui que j’espérais, Cicéron. Ne te déteste pas, s’il te plaît. Ne hais pas l’homme que j’aime, et à qui je tiens tant… »

 Il la serra un peu plus fort contre lui. S’il lâchait prise, s’il relâchait même un tant fût peu la pression, elle lui échapperait. Et il avait ce désagréable sentiment qu’il ne la reverrait plus jamais.

 « Reste à mes côtés, Cicéron.

 — Comment pourrais-je vivre sans toi ? Je ne pense qu’à toi – jour et nuit, je ne vois que toi. Il ne se passe pas un jour sans que je ne redoute le moment où tu partiras pour de bon, où tu disparaîtras pour redevenir poussière. Aemillia… »

 Ignorant les bruits qui leur parvenaient depuis la porte close de la chambre d’auberge, l’Impérial resserra davantage encore sa prise sur le corps de la jeune femme. À la manière d’un blessé agrippé à la corde qu’on lui tendait pour l’extirper du trou dans lequel il venait de s’enfoncer, Cicéron s’acharnait à saisir le peu de liens qui l’unissaient à cet autre monde. Il ne voulait plus le quitter, il voulait l’accepter ! Oh, que la Mère lui pardonnât ses affronts ! Il ne souhaitait plus être le Gardien, il ne désirait plus passer le restant de ses jours à veiller sur une momie qui, peut-être, ne lui parlera jamais. Tout ce à quoi il aspirait, la seule chose qu’il pouvait faire de sa vie, était de prendre soin d’Aemillia, et de vivre à ses côtés. Un si simple désir, inatteignable, et qui lui coûtait tant…

 « Ne m’abandonne pas, supplia-t-il. Je ne pourrai jamais le supporter. »

 Il enfonça un peu plus son visage dans le cou d’Aemillia. Son parfum était si doux, si enivrant… Le plus suave des poisons, celui qu’elle maîtrisait à la perfection – le redoutable assassin qu’elle était ne savait que trop bien user de ses atouts pour atteindre son but, et Cicéron en avait conscience, plus que quiconque. Ensorcelé par cette gentillesse et cette douceur, il ne pouvait que s’abandonner dans ses bras, et prier le Père de la Terreur ainsi que la Mère pour qu’ils lui laissassent tout le temps qu’il désirait aux côtés de la jeune femme.

 « Mon frère, tout va bien ? »

 Non ! Pourquoi ? Pourquoi fallait-il qu’Aemillia lui échappât dès lors qu’il commençait à reconnaître ses sentiments ? Pourquoi devait-il nécessairement revenir à Cheydinhal, alors que son cœur penchait pour Bruma ?

 « Aemillia, appela-t-il de sa voix fébrile, le visage tourné vers le plafond de pierre qui brillait sous la lumière des bougies, Aemillia…

 — Mon frère, répéta Garnag en posant doucement sa main gantée de cuir sur l’épaule de l’Impérial, Cicéron, elle n’est plus… Aemillia n’est plus de ce monde.

 — Mensonges ! hurla-t-il en retour, balayant d’un coup de coude l’acte de gentillesse de l’Orque. Mensonges, mensonges, mensonges !! Tout n’est que mensonges ! »

 À présent redressé, bien que chancelant, Cicéron dévisageait avec rage celui qui avait tenté de le duper. Mais il n’était pas sot, non, bien loin de là !

 « Calme-toi, souffla Garnag dans ce qui ressemblait à une vaine tentative pour lui faire entendre raison – sa raison. Je t’en prie, calme-toi, tu n’as pas à t’énerver de la sorte. »

 L’Impérial tendit les doigts, prêt à empoigner sa lame pour se défendre. Derrière lui, la momie observait la scène dans son éternel silence, son assourdissant silence. Il devait la protéger. Il devait protéger, oui, telle était sa tâche. Mais qui ? Qui devait-il protéger ? Cette Mère qui ne voyait pas en lui un homme digne de devenir Écoutant, ou bien le souvenir nimbé de rage et de tristesse qu’il gardait d’Aemillia ?

 « Mon frère, que t’arrive-t-il ?

 — Traître ! » râla-t-il en se saisissant de la dague d’ébonite, celle d’Aemillia, qu’il avait tant chérie et dont il avait tant pris soin – la lame, ou bien le souvenir ?

 Le grondement de sa voix et ses cheveux hirsutes devaient lui donner un air de fou à lier. Sa frustration de ne pouvoir obtenir ce qu’il voulait et de ne pouvoir se maintenir dans cet autre monde ne faisait qu’accroître sa douleur. Par Sithis, ne lui était-il donc pas permis d’aimer ? Ne pouvait-il donc pas rester aux côtés de la seule femme à qui il tenait plus qu’à sa propre vie ?

 « Lâche ton arme, Cicéron. C’est un ordre. »

 Garnag avait perdu patience. Face à la dague brandie devant lui en signe menaçant, il s’était mis sur la défensive, prêt à bondir et asséner un coup qui mettrait n’importe quelle cible hors d’état de nuire. Cicéron ne pouvait se laisser avoir. Il devait trouver un moyen de rejoindre Aemillia. Il devait forcer l’ouverture de cet infime pont reliant les deux terres séparées par cette frontière intangible.

 Il devait retrouver Aemillia. Quand bien même il dût y perdre la vie.

 « Laissez-moi y retourner ! croassa-t-il, à mi-chemin entre l’ordre et la supplique. Laissez-moi retourner à Bruma ! »

 Garnag écarquilla l’œil, fronçant les sourcils. Ses lèvres s’entrouvrirent davantage, dévoilant pleinement les crocs redoutables qui s’extirpaient de sa mâchoire inférieure, mais son expression se dénua de toute hostilité. Les propos de Cicéron se faisaient incohérents et contradictoires, et pourtant il ne paraissait nullement atteint d’un quelconque trouble. C’était de la pure terreur, de la pure frustration – les simples sentiments primaires d’un homme perdu et pris au piège dans un tourbillon où il manquait de se noyer à chaque mouvement.

 « Ramenez-moi ! hurla-t-il, cette fois-ci faisant face à la momie dans son lourd cercueil de métal. Ramenez-moi près d’elle ! Mère, votre Gardien vous en supplie, ramenez-moi près d’Aemillia une dernière fois !! »

 La dague d’ébonite lui échappa, percutant avec force les dalles de pierre, ébréchant ainsi la lame qu’il avait pourtant toujours soigneusement entretenue. L’Impérial l’ignora, concentré sur la figure statique qui restait sourde à ses suppliques. Encore combien de temps avant que le maigre fil qui maintenait son esprit en place ne cédât ? Encore combien de temps avant qu’il ne sombrât ?

 « Mère… »

 Il tomba à genoux, le menton appuyé sur son torse, les épaules alourdies par le poids qui s’abattait sur son être tout entier. Voilà que les larmes ruisselaient sur ses joues, gouttant une à une de son menton pour venir s’écraser sur ses poings serrés sur ses cuisses, obscurcissant le tissu çà et là.

 Il s’inclina plus que respectueusement, les paumes au sol, le front touchant la pierre froide et humide. Aucun bruit autre que celui de ses hoquets ne se faisait entendre.

 « Je vous en conjure… Ramenez-moi auprès d’Aemillia… Ma place est à Bruma, à ses côtés, je n’ai pas eu le temps de tout lui dire… Mère, accordez-moi votre pardon et votre pitié, acceptez mon ultime requête. »

 Une douce chaleur l’enveloppa. Lorsqu’il releva le nez, il constata que la momie n’avait pas changé ; ça n’avait été qu’une impression. La tête inclinée, la bouche grande ouverte, les bras recroquevillés sur sa poitrine, la Mère ne disait rien. La salle aménagée en crypte de fortune, éclairée par les nombreuses bougies et parfumée par les onguents qu’il devait préparer, resterait toujours la même. Cet ersatz de crypte en Cheydinhal, dans le souterrain aménagé sous une ancienne demeure datant de plusieurs siècles, n’accueillerait jamais rien de plus que la souffrance et la tristesse de l’Impérial qui implorait de tout son être qu’on lui accordât un dernier vœu.

 « Votre Gardien ne vous demandera plus jamais rien… Je me dédierai corps et âme à votre cause, je répudierai mes sentiments, uniquement pour vous ! Par pitié, Mère, renvoyez-moi à Bruma… »

 Le souffle glacial d’une brise hivernale le transperça. Pourtant, les murs de pierre étaient les mêmes. La momie se dressait là, immensément grande, et semblait le dévisager, guettant l’instant où son esprit se briserait pour ne plus jamais redevenir un, comme si elle n’attendait plus que cela de lui afin de l’asservir pour l’éternité. Non, il s’imaginait des choses – jamais la Mère ne pouvait se révéler aussi odieuse envers ses enfants. Il ne devait pas douter, il ne pouvait pas douter. S’il se méfiait, même un tant fût peu, jamais son désir ne serait assouvi, jamais son souhait ne s’exaucerait. Il devait croire, quand bien même cela se révélât pénible en la miséricorde d’une Mère face à son enfant en souffrance.

 Cicéron ferma les yeux un court instant. Les bruits du Sanctuaire évoluaient, se transformaient, résonant jusqu’à lui. Les larmes ne tarissaient pas, mais ses sanglots s’apaisaient peu à peu.

 Lorsque ses paupières se soulevèrent, la Mère s’était soustraite à sa vue. Devant son visage, celui d’une Impériale au teint pâli par des années passées dans l’ombre. Son œil gauche, strié de griffures cicatrisées, le dévisageait de ses reflets d’argent. Son frère, brillant telle une luciole en plein mois de mi-l’an lorsque s’annonçait l’été, s’écarquillait d’émotion.

 Il était à Bruma.

 Il était aux côtés d’Aemillia.

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