Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 5 : Éveil

6235 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/02/2024 16:32

Chapitre V

Éveil



 « Ô Mère Adorée, acceptez cette offrande de votre humble serviteur. Puissiez-vous être protégée des souillures de ce bas monde… »

 Cicéron leva le bras gauche, disposant à la hauteur de ses yeux le bol de bois verni contenant le mélange d’huiles et de fleurs écrasées. Dans sa main droite, un pinceau en poils d’écureuil, le plus doux et le plus adéquat des matériaux pour la dépouille à laquelle il faisait face. Il trempa la garniture du pinceau dans le liquide poisseux, et essuya légèrement le surplus sur le bord du récipient ; une petite coulée vint rejoindre le mélange, tandis que le ventre dispersait son contenu sur le corps de la Mère. L’Impérial vint souligner les yeux, longeant l’arête du nez à la manière d’un maquilleur mortuaire qui apprêtait un défunt. La peau momifiée ne tarda pas à luire, reflétant les flammèches des bougies disséminées çà et là autour d’eux.

 Ses gestes étaient précis, bien qu’il ne contrôlât guère ses mouvements. Son corps ne lui répondait qu’à peine, et agissait avec automatismes. Son esprit, ailleurs, se concentrait sur autre chose encore, mais il parvenait à réciter les incantations comme il l’avait toujours fait, sans la moindre erreur.

 Quel affront faisait-il à la Mère ainsi…

 Ce fut au tour des épaules, puis des bras. Son pinceau glissa le long de la gorge, se faufilant dans le creux de la clavicule ; jusqu’au bout des orteils, sa main ne trembla pas une fois. Combien de fois avait-il répété cela, concentré de toutes ses forces sur la précision dont il devait faire preuve ?

 Cicéron inspira profondément. Son soupir perturba la tranquillité de l’onguent, sur lequel se dessinèrent quelques ondes avant qu’elles ne s’étouffassent rapidement. Le bol retrouva sa place sur l’une des étagères de la pièce, un couvercle empêchant toute souillure de son contenu par des poussières volantes. Il se tourna de nouveau en direction de la momie qui, immobile, le fixait à travers ses paupières closes, avant de s’agenouiller solennellement.

 « Pardonnez mon affront, Mère. Pardonnez l’humanité de votre Gardien. Ce dernier ne souhaite que votre bien… »

 Les mains jointes, paume contre paume, il leva le nez vers la figure légendaire de la Confrérie. Il avait repris sa place au sein de Cheydinhal, comme si rien ne s’était passé. Depuis deux jours, il avait retrouvé la demeure qu’il n’aurait jamais dû quitter. Aucun fantôme n’avait erré dans ses songes et, bien qu’il ne se fût guère reposé pour autant, il se sentait quelque peu apaisé. Les cernes violacés qui berçaient ses yeux témoignaient de cet épuisement physique qui le rongeait jour après jour. La douleur qui irradiait à travers ses genoux se répercutait dans ses lombaires et gagnait le haut de son dos, mais il maintenait cette position. C’était la moindre des choses à faire – il devait se repentir pour avoir délaissé la Mère aussi longtemps, aveuglé par ses désirs égoïstes…

 « Je vous en conjure, pardonnez à ce pauvre Cicéron, implora-t-il, s’inclinant sur le sol de pierre jusqu’à poser son front sur celui-ci. Pardonnez-lui ses torts. Cela ne se reproduira plus, je vous en fais le serment. »

 Il crut entendre le faible bruit d’une respiration, quelque part près de lui. Ça n’était pas la sienne, et il était certain d’être seul dans cette pièce. Il voulut relever la tête, se retourner pour dévisager le visiteur impromptu, mais son corps resta figé, paralysé par un violent tremblement. Le froid le gagna soudainement, comme si une tempête glaciale s’était abattue au sein du sanctuaire, recouvrant tout d’une épaisse couche de neige qui venait peu à peu ensevelir le bout de ses doigts et se mêler à ses cheveux balayés par le vent.

 Cicéron extirpa son visage, et constata l’immensité blanche qui se dessinait devant lui.

 C’était à peine s’il distinguait les formes et les silhouettes. Il crut apercevoir des personnes s’affairant, se hâtant de rentrer se mettre à l’abri, et la forme de bâtiments qui noircissaient un recoin de sa vision. Redressé sur ses coudes, étendu dans la neige, il restait désorienté. Comment s’était-il retrouvé là ? Par quelle magie, ou bien quelle sorcellerie ?

 Était-il… de nouveau à Bruma ?

 On vint le saisir, et l’aider à se redresser. Une figure masquée, dont la capuche de la cape dissimulait le visage, l’empoigna et l’obligea à se mettre debout, avant de le tirer vers l’un des bâtiments voisins. Il la suivit, incapable de prendre de décision seul. Le claquement de la porte derrière eux, le silence dans la pièce, le murmure du feu qui crépitait doucement dans l’âtre – cette succession de bruits le ramena à lui, à la raison. L’individu ôta sa cape, l’accrocha sur le porte-manteau qui restait fièrement dressé dans l’entrée, avant de revenir vers lui. On l’agrippa par les épaules, un doux parfum flotta jusqu’à lui. Puis une voix résonna, d’un ton inquiet, et duquel émanait un effroi presque sensible.

 « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?! »

 Il leva les yeux, et croisa son regard. Incapable de répondre quoi que ce fût, il ne put que contempler l’éclat viride qui brillait, noyé par les larmes qui s’accumulaient et s’apprêtaient à déborder, ébloui par le feu de l’âtre près d’eux, et dont il sentait la douce chaleur l’envelopper.

 « Pourquoi étais-tu couché dans la neige ? Tu aurais pu mourir ! C’est vraiment ce que tu veux !? »

 Ses bras ballaient le long de son corps trempé et refroidi par la neige. Pas même un tremblement ne l’animait – c’était comme s’il ne l’habitait pas, comme s’il n’en ressentait aucune sensation. Cicéron se sentait comme une marionnette à laquelle on avait coupé les fils, et qui attendait qu’on la manipulât pour qu’elle pût exécuter sa petite danse et amuser la galerie. Comment souhaitait-elle qu’il se mût ? Voulait-elle le voir imiter un de ces bouffons de la cour impériale, ou bien alors un des saltimbanques qui venaient animer quelques jours durant la vie de quartier avant de se rendre dans la ville suivante ? Elle n’avait qu’une chose à dire, et il s’exécuterait…

 « Qu’est-ce que je deviendrai si tu t’en vas ? implora-t-elle alors, baissant honteusement le visage, fixant le sol dallé de l’auberge. Je ne peux pas continuer seule… »

 La main gauche lâcha son épaule, avant de balayer d’un revers de manche les yeux et le nez de l’Impériale.

 « Je ne devrais pas être là… Je ne devrais plus être là. Qu’est-ce que je dois faire maintenant, Cicéron ? »

 Aemillia releva la tête, et croisa son regard. Son œil, d’ordinaire si empli de vie, semblait bien trop terne pour lui appartenir. Sa lèvre inférieure tremblait, et son menton se contorsionnait pour contenir le trop-plein d’émotions qui affluait ; ses doigts se crispèrent soudainement, enfonçant les ongles à travers le tissu, perçant jusque l’épiderme de Cicéron.

 Ce fut un véritable électrochoc ; comme si la foudre l’avait traversé en cet instant, il reprit conscience de son corps, de son âme. Avant même de trouver le temps de se maudire pour être celui qu’il était, incapable, poltron et fuyard, il étendit ses bras en direction de la jeune femme, et l’enlaça. Sans un mot.

 L’âtre crépitait doucement près d’eux. Le murmure d’individus venus se réfugier au sein de l’auberge lui parvint alors. Un jeune enfant se mit à pleurer, pris de panique par la soudaine tempête de neige qui faisait rage à l’extérieur. Le cœur de Cicéron se serra, une fois encore, en constatant la chaleur du corps d’Aemillia qui lui parvenait à travers les couches de tissu. Sa main droite remonta le long de son dos, quittant la gauche qui s’était crispée en maintenant le haut de sa robe, et vint se glisser dans les cheveux châtain. Il enfonça de plus belle son visage dans le cou de l’Impériale, enivré par le parfum de sa clavicule, et refusait de la lâcher. Plus jamais. Plus jamais il ne se tiendrait éloigné d’Aemillia.

 « Je suis désolé, articula-t-il enfin. Désolé pour tout…

 — Qu’est-ce qui t’arrive, Cicéron ? Parle-moi. »

 Elle se libéra de son étreinte, son bras glissant doucement entre les doigts de l’Impérial. Il ne put se résoudre à lâcher sa main ; elle ne fit aucune remarque. Les sourcils froncés obscurcissaient ce doux regard qu’il connaissait si bien et, fébrile, il ne peut que baisser le visage honteusement. Aemillia sembla percevoir son malaise, car elle l’invita à se rendre dans la chambre où ils avaient temporairement élu domicile. Il lui emboîta le pas, refusant de laisser s’échapper les doigts fins qu’il retenait dans sa paume, la suivant d’un pas lourd à travers la pièce. On eût presque dit un enfant grondé qui refusait de suivre son parent, mais aussi qui ne voulait surtout pas le perdre de vue.

 L’air était déjà bien plus frais dans leur chambre ; il n’y avait pas d’âtre, et le petit brasero était éteint. Il remarqua alors combien il était trempé, et gelé, mais n’en fit pas la remarque. Il pouvait attendre. Aemillia était bien plus urgente.

 « Explique-moi, l’invita-t-elle en prenant place sur l’un des deux lits, s’asseyant en tailleur dessus après avoir ôté ses bottes. Pourquoi es-tu…

 — Bizarre, non ? C’est ce que tu allais dire. »

 Elle secoua la tête, mais il comprit qu’il avait vu juste. Oui, il était tout simplement anormal, étrange, comme un fou qui errait dans les rues en criant des mots dans une langue inconnue de tous sauf de lui-même. Le sentiment de mal-être revint de plus belle, lui tordant les tripes, bloquant sa gorge. Aemillia le trouvait bizarre… Dans un sens, il le méritait. Depuis quelques jours, tout était bizarre chez lui, après tout. Rien n’allait comme d’habitude.

 Il s’assit à ses côtés. Ses jambes se balançaient dans le vide d’une façon presque mécanique ; la semelle cloutée de ses chausses se heurtait au sol dans un bruit sourd qu’il retenait à peine.

 « Je ne sais plus où je suis, commença-t-il, fixant ses mains jointes sur ses genoux. Un matin, je me réveille ici, à Bruma, dans le passé, et le jour suivant, je retourne à Cheydinhal, à veiller sur la Mère. Rien ici ne ressemble à ce que j’ai connu, il n’y a jamais eu de tempête de neige en soirétoile, et pourtant j’ai envie de croire que c’est réel, que je ne rêve pas. J’ai envie de croire que tu es là, que tu es vivante, à mes côtés, que je suis parvenu à te sauver… Mais quand je me réveille, je suis seul, et tu es morte. Garnag n’a rien retrouvé dans le sanctuaire… Pas même tes ossements… »

 Sa voix se tordit de douleur, et un sanglot acheva sa phrase. Enfouissant piteusement son visage dans ses mains, il se recroquevilla sur lui-même. S’il se faisait petit, tout petit, peut-être l’oublierait-on. Peut-être les choses s’arrêteraient-elles d’elles-mêmes…

 « Cicéron… »

 Il sentit la main d’Aemillia se glisser dans son dos courbé, et lui caresser le creux des omoplates. Doucement, en chuchotant, elle l’apaisait. Aemillia, son Aemillia…

 « Je ne peux plus continuer comme ça, pleura-t-il, faisant fi des apparences qu’il ne voulait de toute manière plus sauver. Je ne peux pas me réveiller le matin et me dire que tu n’es plus là. Je veux vivre là, avec toi, jusqu’à la fin. Je ne veux plus être séparé de toi… »

 Elle gardait le silence. Que pouvait-elle lui répondre ? Rien ne saurait apaiser ce flot d’émotions qu’il ne pouvait contrôler.

 « Ce serait une torture de te voir partir, maintenant que j’ai compris…

 — Maintenant que tu as compris… ? »

 Il renifla, et essuya rapidement son visage avant d’oser croiser son regard à nouveau. Il se sentait terriblement misérable, et refusait de dire ce qu’il s’apprêtait à lui dévoiler. Mais qu’y pouvait-il ? Face à elle, il était si faible. Et elle devait savoir.

 « Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit. À propos de… « ma » version des événements… »

 Aemillia eut un mouvement de recul. Ses paupières s’écarquillèrent, et ses lèvres se séparèrent légèrement, dévoilant la blancheur de l’émail de ses dents.

 « Ce jour-là… Tu m’as avoué quelque chose, dit-il. Quelque chose que je suis enfin parvenu à accepter, je crois… »

 Il noua de nouveau ses mains, les serrant l’une contre l’autre de toutes ses forces, comme si cela lui assurait de rester ancré dans ce présent. La douleur commençait à poindre, et il l’accueillait à bras ouverts ; tant qu’il ressentait, il existait à cette époque, dans ce monde. Tant qu’il était là, il pouvait le lui dire. Il pouvait lui avouer ce qu’il avait mis des années à admettre. Elle avait le droit de savoir, et il avait besoin qu’elle le sût.

 « Tu… m’as dit ce que tu ressentais. Ce jour-là, il y a trois ans, avant de te sacrifier, tu m’as dévoilé tes sentiments, et… Je suis enfin parvenu à les accepter, et à comprendre ce que je ressens, moi aussi. »

 Sa voix fébrile tremblotait. Son cœur cognait dans sa poitrine. Une voix dans sa tête lui hurlait de se taire, lui criait qu’il commettait une effroyable erreur, qu’il ne devait surtout pas dire cela. Les assassins n’éprouvaient rien d’autre qu’un désir malsain pour la souffrance, ils ne pouvaient que donner la mort et en tirer un plaisir infect et déviant – en aucun cas une forme d’amour pouvait émerger de ces bas-fonds où des hommes qui n’avaient plus rien d’humain se terraient en attendant la destruction. Cette voix le lui répétait, inlassablement, et Cicéron se mordit les lèvres. Pour peu, il la croirait…

 « Aemillia, je…

 — N’en dis pas plus, le coupa-t-elle soudainement. Si tu le dis, qui sait ce qui va t’arriver ? Peut-être vas-tu disparaître, retourner dans ton monde, à ton époque, et ne plus jamais revenir. Peut-être vais-je disparaître moi… Peut-être la Mère a-t-elle entendu ta prière uniquement pour que tu te libères de ce secret, et te rappellera à elle dès lors que tu diras ces mots. Je ne veux pas prendre ce risque. Je ne veux pas que tu partes… »

 Il la dévisagea, interdit, incapable de trouver de réponse à cela. Lui qui pensait qu’avouer ses sentiments le comblerait de joie, ou bien le couvrirait d’une honte immense et dévorante, voilà qu’il se trouvait bien démuni, et quelque peu embarrassé. Il ne parvenait à le lui dire, mais elle avait compris…

 « Cicéron, poursuivit-elle en entourant ses mains des siennes, si douces et si frêles, je veux que tu restes à mes côtés. J’ai besoin de toi, moi aussi… »

 Ses yeux croisaient ceux de l’Impériale, passant de l’un à l’autre, se perdant un instant ou deux dans les couleurs puissantes qui y vibraient. L’émeraude avait été polie, et reflétait le soleil bien que celui-ci fût dissimulé par les vents et flocons. Le diamant, quant à lui, semblait revivre – c’était comme si la vue lui était revenue et qu’elle pouvait le contempler de ses deux yeux. Une larme s’échappa, ruisselant le long de sa joue. Elle ne l’essuya pas. C’était une larme de joie. Son sourire, des plus sincères, était si doux…

 « Merci, » murmura-t-il, avant de l’enlacer, serrant de toutes ses forces ce corps qu’il avait tant voulu toucher depuis tout ce temps.

 Elle lui rendit son étreinte, glissant sa main gauche dans ses cheveux, se frayant un chemin à travers les fils roux maintenus par le chignon. Bientôt, elle dénoua le lien de cuir qui maintenait sa coiffure en place, et Cicéron sentit ses cheveux lui retomber sur les épaules. Aemillia remua légèrement la tête, faufilant son visage contre le cou de l’Impérial, avant que sa main droite ne vînt remonter dans son dos, et serrer le tissu de ses vêtements. Il sentait la chaleur de son souffle effleurer sa peau. Une douce fièvre commençait à le gagner. Il se sentait bien, terriblement bien…

 « Nous allons nous en sortir, souffla-t-elle. Toi et moi, et les autres. Nous allons survivre. Je te le promets. »

 Aemillia s’éloigna, rompant le lien de chaleur qui les unissait, et l’observa d’un air grave. Elle semblait toujours autant inquiète mais, quelque part, Cicéron sentait battre dans son cœur l’écho d’un espoir grandissant.

 « Je les ai vus. Les soldats. Ils ont détruit notre sanctuaire. Mais la tempête les a surpris, ils ne partiront qu’une fois qu’elle se sera calmée… »

 Au moment où sa phrase s’acheva, le bruit de nombreuses personnes pénétrant dans l’auberge leur parvint. Cicéron sursauta. Les nerfs à fleur de peau, il ne parvenait à contenir ses réactions. Comme s’il avait raison de s’imaginer que les individus s’abritant sous le même toit qu’eux n’étaient autre que les assassins de sa Famille… Quel idiot faisait-il. Personne ne savait qui ils étaient réellement, ils étaient en sécurité. L’aubergiste pensait qu’ils n’étaient que deux simples marchands itinérants, et en rien des assassins œuvrant dans l’ombre depuis des années…

 « Ce sont eux. »

 La voix d’Aemillia trancha, annonçant la sentence, aussi soudainement que s’abattait la lame sur le billot. Le cœur de Cicéron se serra et sa gorge se noua. Combien de temps leur restait-il, alors ?

 « Ils ne savent rien de nous. Nous ne sortirons pas tant qu’ils seront là, ne t’en fais pas.

 — Et si leurs ordres étaient d’attendre de voir si nous tentons de reprendre notre sanctuaire pour mieux nous abattre ? Ils interrogeraient chaque habitant pour tenter de déceler… Si nous avions une taupe dans la Famille, un informateur qui leur a décrit ce à quoi ressemble chacun de nos frères, ils n’auront qu’à nous chercher et nous abattre sur la place publique, et…

 — Cicéron, ordonna sèchement Aemillia, calme-toi. »

 Il se recroquevilla, collant son front à ses genoux, les mains enfonçant toujours plus son visage dans les rotules en pressant l’arrière de son crâne. C’était un cauchemar. Jamais ils ne s’en sortiraient vivants. Ils allaient être retrouvés, et exécutés, en plein mois de soirétoile, éclaboussant la neige immaculée de leur sang impur…

 L’Impériale se tenait près de la porte, épiant par le trou de la serrure et guettant le moindre son qui viendrait troubler le silence de la pièce. Combien de soldats se trouvaient derrière cette porte ? Elle seule le savait. Cicéron sentait son estomac se nouer, se retourner – bientôt, la nausée reviendrait à nouveau et l’assaillirait…

 Pourquoi était-il si faible ? Pourquoi ne parvenait-il pas à se dresser face à l’adversité ? Lorsqu’il s’était agi de son père, il s’était laissé maltraiter, avait accepté chaque coup reçu, embrassé violemment le mur autant de fois qu’il le fallait – tant qu’une fois sa rage passée son géniteur le laissait tranquille, il avait été prêt à tout encaisser. Et à présent, alors qu’il avait la possibilité de sauver Aemillia et lui offrir un avenir meilleur, voilà qu’il se laissait acculer par ses craintes, se recroquevillant sur lui-même comme une proie blessée par un prédateur s’apprêtant à la dévorer. Il avait grandi, il avait mûri, et il avait appris à tuer. Et malgré tout cela, malgré toutes ces opportunités qu’on lui avait accordées, il n’était pas parvenu à devenir suffisamment fort pour endosser la plus grande des responsabilités.

 Qu’est-ce que cela voulait dire, après tout, que d’être fort ? Cela avait-il un lien avec la force physique ? Il était résistant, certes, mais pas de là au point de pouvoir affronter à mains nues le plus solide des guerriers, ni même d’affronter en un contre un l’un de ces soldats de la garde rapprochée de l’Empereur. Alors était-ce une affaire de force mentale ? Là encore, il avait du mal à y croire. En ce qui le concernait, il était tout sauf solide ; son cœur se brisait en mille morceaux dès lors qu’il pensait à Aemillia. La simple idée de la savoir en danger le paralysait. La simple idée de voir ce doux visage tordu de douleur lui serrait la gorge et appelait les larmes.

 Cicéron tourna le visage dans sa direction. Il ne voyait que sa silhouette de dos, mais se figurait parfaitement ses expressions si singulières. Le simple souvenir de leur étreinte le chamboulait – était-ce une joie profonde, ou bien un désarroi poignant qui l’émouvait là ? Quelques jours auparavant, il n’aurait cru cela possible. Et pourtant, Aemillia était là, elle éprouvait toujours ce sentiment affectueux à son égard, et semblait heureuse qu’il le lui retournât…

 Il perdit la notion du temps. Assis là, le regard perdu dans cette contemplation hasardeuse, il sembla oublier un instant ou deux le poids des minutes qui s’écoulaient. Il reprit pleinement conscience de ses environs lorsqu’il aperçut du coin de l’œil du mouvement ; Aemillia s’était redressée, et époussetait ses vêtements.

 « Ils sont cinq, et ont mentionné deux autres détachements de quatre hommes chacun. Ils ont bien prévu leur attaque, et voulaient nous écraser par le nombre. Quels rats. »

 La lueur de la flamme de la bougie se refléta dans ses cicatrices. Sa peau brillait en réfléchissant cette lumière chaude. Cicéron resta silencieux.

 « Il vaut mieux attendre l’accalmie. La tempête fait rage, dehors. Nous n’irons pas bien loin, et eux non plus. Autant cohabiter du mieux qu’on pourra.

 — Est-ce qu’ils savent ? articula alors l’Impérial, avalant difficilement sa salive. Pour nous, je veux dire…

 — Ils semblent frustrés d’être tombés sur un sanctuaire vide. Mais personne ne nous soupçonnera, je te le promets. »

 La jeune femme se rapprocha de lui, prenant de nouveau place à ses côtés sur la couche. Les lattes de bois grincèrent légèrement, supportant difficilement le poids de deux personnes, n’ayant été conçues pour accueillir qu’un seul résident à la fois. L’œil d’Aemillia se perdit sur son visage, s’arrêtant ici et là, comme à la recherche de quelque chose, d’un détail qu’elle ne trouverait que sur les pommettes de l’Impérial, ou bien à la racine de son cuir chevelu, en haut de son front. Finalement, l’iris viride vint se poser dans les siens, et sembla ne plus vouloir quitter ce regard qu’il fixait aussi intensément. Les paumes chaudes de ses mains vinrent enserrer celles de l’Impérial, formant un doux cocon protecteur réchauffant ses doigts gelés par la peur et l’appréhension. Cicéron déglutit.

 Et si tout cela n’était qu’un rêve éphémère duquel il allait s’éveiller tôt ou tard ?

 Il ne pouvait accepter que tout s’achevât subitement et ne se fondît dans l’Oblivion comme si rien ne s’était passé. Il devait lui dire ces mots qui pesaient sur son cœur et l’enfonçaient pas après pas dans le sol meuble de Nirn, l’empêchant de la rejoindre où que son âme se rendît…

 « Aemillia, je dois te parler.

 — À propos de quel sujet ?

 — À propos de toi… Et de moi… »

 Le regard de l’Impériale se fit fuyant. Un instant, elle se retourna en direction de la porte, comme si cette dernière allait s’ouvrir pour laisser des soldats pénétrer dans la chambre et les tenir en joue, leurs gorges au bout de la lame de leurs armes. Mais il n’en fut rien. Son visage se dirigea de nouveau vers le sien.

 « Ce n’est pas le moment, et tu le sais, murmura-t-elle alors, lâchant ses mains à la peau rêche et gelée. Nous parlerons lorsque le moment sera venu.

 — Et s’il ne venait jamais ? Et si cette tempête nous ensevelissait, et nous tuait ? Et si demain je m’éveillais de nouveau dans cette autre vie ? Je ne peux pas te laisser seule, et je ne peux pas vivre sans te dire que… »

 La paume brûlante de la main d’Aemillia vint caresser sa joue gauche, avant d’être rejointe par sa sœur, sur la droite. Cicéron se tut. L’hésitation le gagnait, et les mots lui manquaient. Lui qui avait été si sûr de vouloir lui avouer le plus intime de ses sentiments et le plus profond de ses désirs, voilà qu’il perdait tous ses moyens.

 « Tu le sais tout autant que moi que cela n’arrivera pas. Tant que tu es à mes côtés, tout ira bien. Tant que je suis à tes côtés, tout ira bien. Calme-toi, Cicéron… »

 Sa voix, pourtant assurée et apaisée, trembla sous l’émotion. Un semblant d’inquiétude naissait au creux de sa gorge, et l’Impérial n’en était que trop conscient. Cela lui sembla n’être qu’un mensonge prononcé dans le but de calmer ses craintes, mais ce fut l’effet inverse qu’il produisit.

 Ses yeux se posèrent sur les fines lèvres légèrement entrouvertes d’Aemillia. La blancheur de ses incisives contrastait avec la chair gorgée de sang, et pleine de vie. Un instant, il sentit son esprit s’emballer – il voulait posséder ces lèvres, n’était-ce que le temps d’un baiser. Mais il ne pouvait se le permettre. Il n’était pas à la hauteur pour cela.

 Peu importait combien il la désirât, Aemillia resterait hors d’atteinte.

 Cicéron se contenta de baisser le visage honteusement, fixant alors ses paumes tournées vers le plafond que les mains d’Aemillia avaient abandonnées à leur sort. Autour de ses ongles, ses cuticules étaient abîmées, rongées par les mauvais traitements qu’il leur avait infligés. La peau, gercée par endroits, tolérait difficilement la fraîcheur hivernale. Les ongles, rongés jusqu’au sang, dessinaient une ligne rougeoyante là où la chair avait été attaquée.

 « Qu’est-ce que je dois faire ? souffla-t-il d’une petite voix. Qu’est-ce que je peux faire ? »

 Aemillia gardait le silence. Ses doigts glissèrent délicatement le long des joues, jusqu’à s’en séparer, avant de venir saisir les épaules, et de se faufiler dans son dos. Elle l’attira vers elle ou bien se rapprocha de lui, il n’était pas très sûr, et son visage aux senteurs fleuries effleura le sien, avant de se blottir dans son cou.

 « Reste à mes côtés, s’il te plaît. C’est tout ce que je te demande. »

 Le cœur de la jeune femme cognait dans sa poitrine, et son écho se propageait dans la cage thoracique de Cicéron comme si leurs deux corps entraient en résonance malgré leur absence d’harmonie. Ils étaient à l’image de deux luths accordés sur deux gammes différentes ; ils avaient beau tenter de jouer les mêmes cordes, rien de ce qu’ils chantaient n’allait de concert. Comment pouvait-il espérer un jour l’atteindre ? Elle ne méritait pas un homme aussi pitoyable que celui qu’il était…

 Il sentait les larmes remonter, affluer de plus belle, et manquer de déborder. Pourquoi ne parvenait-il pas à accepter cet instant de bonheur ? Pourquoi devait-il toujours nécessairement ruiner ces tendres occasions qu’elle lui offrait ? Elle faisait le premier pas, et lui ne pouvait que la suivre, tenant fébrilement sa main et faisant vainement en sorte de glisser ses empreintes dans celles qu’elle avait laissées dans son passage. Comme si tout son être tentait de la repousser, il ne réagissait pas, et se convainquait qu’il se berçait d’illusions, que cela n’était qu’une simple démonstration d’amitié, rien de plus. Et dire qu’il avait été longtemps troublé par ses quelques mots articulés en guise d’adieux, ce qu’il avait gardé en lui comme étant son testament, avant d’accepter la raison pour laquelle ces paroles revêtaient tant d’importance pour lui.

 Aemillia était telle qu’elle avait toujours été. Un mentor inatteignable, un idéal qu’il ne saurait égaler. Mais surtout, et il en souffrait rien que d’y penser, Aemillia était l’être le plus cher à ses yeux. Il était si heureux de pouvoir admirer son visage et croiser son regard. Il était si heureux de pouvoir observer ce fin sourire qui se dessinait sur ses lèvres rosies par la chaleur de l’âtre, et de sentir son doux parfum. Il était si heureux de sentir son cœur battre dans sa poitrine, et rater quelques battements lorsqu’elle l’appelait par son prénom, ce prénom qu’il avait tant haï durant sa jeunesse et qu’il avait appris à aimer grâce à elle.

 Cicéron s’éveillait peu à peu à ses sentiments. Lorsqu’il avait dû poursuivre sa route, sans elle, ressassant encore et encore l’amertume de leurs adieux précipités et terriblement violents, il s’était enfoncé de longs mois durant dans un déni duquel il était tant bien que mal parvenu à s’extirper. Aemillia s’était sacrifiée pour le sauver, c’était un fait. Avait-ce été pour lui garantir un avenir radieux, le plus possible, tandis que sa propre vie approchait de son terme, ou bien avait-ce été pour se conformer aux visions qu’elle avait reçues de la part de ce Divin miséricordieux ? Il avait longuement espéré qu’il existât une troisième réponse possible à cette question, pour une seule et bonne raison.

 Cicéron aimait Aemillia. D’une force et d’une violence qui secouaient son cœur, telles qu’il en avait rarement connues. Cela le terrifiait autant que cela ne le comblait. Pour lui qui avait toujours vécu dans l’isolement, hors de toute affection possible, cela était étrange que de se sentir aussi tendrement apprécié…

 Cicéron aimait Aemillia. Tendrement, passionnément, même. Et, quelque part, douloureusement. Son estomac se tordait, son cœur se serrait. Tôt ou tard, ce bonheur éphémère auquel il s’accrochait désespérément lui échapperait, glisserait entre ses doigts pour le voir sombrer de plus belle au plus profond des abysses infernales de la solitude. Un jour où l’autre, Aemillia ne serait plus à ses côtés – quand bien même il tentait de se persuader que tout irait bien, il savait pertinemment que cette vie qu’il avait décidé de mener ne connaîtrait jamais de fin heureuse.

 Cicéron aimait Aemillia. Et, pour une fois, il souhaitait que cela fût aussi simple que cela. Rien n’ôtait à ces retrouvailles imprévues ce goût amer et cette tristesse qui noyaient son esprit depuis des années. Mais au cœur de cette mer infinie qui s’étendait à perte de vue, il trouvait un îlot de douceur. Le simple fait de se trouver à ses côtés, de pouvoir sentir sa chaleur et son corps à travers leur étreinte, et de caresser ses mains et son visage suffisait à apaiser ses tourments. Au moins en cet instant…

 L’Impériale rompit leur lien, s’éloignant délicatement du creux de sa nuque pour, une fois encore, le dévisager. C’était comme si cette scène se jouait et se rejouait, encore et encore, à la manière des rêves et cauchemars qui s’étaient succédés nuit après nuit. Aemillia l’enlaçait avant de s’éloigner ; ils échangeaient quelques mots, et se tenaient les mains du bout des doigts ; lorsque l’émotion devenait trop grande, leurs regards se croisaient, avant qu’elle ne reprît sa place entre ses bras, près de lui ; et de recommencer…

 L’œil viride brillait sous le coup de l’émotion. Aemillia se mordit légèrement les lèvres. Qui savait ce à quoi elle pensait en cet instant ? Face à elle, Cicéron perdait le fil de ses pensées tant celles-ci s’accumulaient. Un frisson parcourut son corps, de la nuque jusqu’au bout de ses doigts, paralysant temporairement ses nerfs et procurant une étrange sensation de bien-être. Il déglutit, passa un coup de langue sur ses lèvres asséchées par sa respiration lourde pour les humecter, avant d’inspirer profondément.

 Leurs mains se joignirent sans qu’il ne le réalisât. Son regard allait et venait, entre leurs doigts liés et le doux visage d’Aemillia. Combien de temps lui restait-il à ses côtés ? Combien de temps lui était-il donc accordé, avant de s’extirper de ce rêve qui semblait, seconde après seconde, ne plus en être un ? Il ne pouvait plus se permettre d’hésiter. Aemillia était en vie, à ses côtés. L’incertitude n’avait plus sa place dans son cœur.

 Cicéron releva sa main droite, doucement et timidement, la posant délicatement sur la joue gauche de l’Impériale. Elle pencha la tête sur le côté, amenant sur le dos de la main de Cicéron la paume de la sienne, si chaude, terriblement chaude… Elle garda les yeux fermés un instant ou deux, comme si elle profitait de cet instant hors du temps, hors de tout. Ses lèvres entrouvertes l’appelaient dans un léger sourire dont elle seule avait le secret.

 Il avança son buste, et son visage, en direction de l’Impériale. Elle ne réagit pas lorsqu’il vint l’effleurer d’un baiser timide, presque honteux, avant de reculer légèrement. Elle rouvrit les yeux, et chercha son regard dans un sourire. Cicéron décela sous ses iris quelques larmes venant petit à petit déborder, et couler une à une le long de ses joues. Des larmes de joie.

 Aemillia glissa sa main jusqu’à sa nuque, où elle exerça une légère pression, l’invitant à se rapprocher de nouveau. Sans la moindre parole, dans un silence presque religieux qui ne saurait troubler l’intensité des émotions qui les parcouraient, ils échangèrent un second baiser, aussi hésitant que le précédent, aussi tremblant que le précédent. Cicéron approcha le corps d’Aemillia du sien, sa main gauche se faufilant dans son dos, et l’attirant vers lui. Elle se laissait elle aussi porter par l’instant, et caressait tendrement ses cheveux, perdant ses doigts dans ces filaments roux qu’elle semblait tant adorer.

 Dehors, par-delà la fenêtre, la tempête de neige semblait s’apaiser, tout comme le déluge dans le cœur de Cicéron avait trouvé une accalmie.

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