Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 4 : Vertige

5115 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/02/2024 10:39

Chapitre IV

Vertige



L’eau froide projetée sur son visage, ainsi que le passage de ses paumes appuyant sur ses joues, fit reprendre à Cicéron un semblant de contenance. Non pas qu’il se sentait mieux – il valait mieux dire que c’était moins pire –, mais au moins la saleté l’avait quitté. À l’aide de savons et de brosses végétales, il avait frotté, récuré, irrité sa peau dans chaque recoin, comme si, d’une part, la douleur pouvait lui confirmer que tout ceci était bien réel et, d’autre part, elle pouvait l’aider à expulser ce mal-être persistant qui lui collait au corps. Et à présent, sa peau pâlie par les journées souterraines virait au pivoine, et quelques lambeaux de peau abîmée pelaient çà et là.

L’image que lui renvoyait le miroir brisé devant lequel il s’était installé était fragmentée, son reflet se scindant en une dizaine de morceaux. Bien qu’ils eussent le même sujet, aucun ne se ressemblait, et Cicéron peinait à se reconnaître dans ce qu’il voyait. Il avait tout l’air d’un presque trentenaire épuisé, qui n’avait tout bonnement rien à voir avec le jeune homme de vingt-cinq ans qu’il aurait dû être alors. Aucun des fragments  du miroir ne s’arrêtait sur le même élément de son visage. Ses yeux se retrouvaient autant écartés que ceux d’un Khajiit ; son nez, bien trop arqué, ne figurait plus au bon endroit ; le rictus de ses lèvres lui donnait un air de fou à lier ; ses cheveux hirsutes et trempés n’avaient aucune allure. Plutôt qu’un fier assassin de la Confrérie Noire, il  s’apparentait davantage à un vagabond ivre et harcelé d’hallucinations dues à l’alcool. Ce n’était plus le Cicéron qu’il connaissait. Son esprit finirait-il ainsi, éparpillé dans tous les sens, à l’image de ce miroir et de ce qu’il y voyait ?

Son poing frappa fébrilement la commode, et les bouts de verre tressaillirent. Il se sentait si faible, si impuissant. Comment espérait-il sauver la Famille et Aemillia avec ce corps, avec cet esprit ? Il dépendait bien trop des autres – jamais il ne survivrait seul. Et jamais il ne parviendrait à tirer Aemillia hors de ce guêpier où la mort l’attendait, armée de ses épées impériales et couverte de casques de métal.

Une fois son armure revêtue, le mal-être se fit si petit qu’il en disparut presque. C’était, quelque part, rassurant et, d’une certaine façon, agréable même. Il passa rapidement un coup de brosse sur ses cheveux, et les noua en un chignon, préférant cela à l’inconfort de l’humidité désagréable qui naissait dans sa nuque lorsqu’ils restaient trempés et relâchés. Cela ne lui ressemblait guère, d’ordinaire c’était Garnag qui se chargeait de l’aider. L’Orque lui coupait les cheveux lorsqu’ils devenaient trop longs, suite à un incident qui avait nécessité de raccourcir davantage encore, lorsque l’Impérial avait tenté de s’en charger lui-même sans parvenir à tailler droit. Que dirait Aemillia en le voyant ainsi ? Peut-être ignorerait-elle l’incongruité de l’instant, l’urgence de la situation éclipsant les étrangetés de son comportement différent de l’avant-veille.

« Te revoilà ? J’ai de bonnes nouvelles. Enfin, si l’on peut réellement appeler ça de bonnes nouvelles… »

Le rire d’Aemillia, quoiqu’un peu amer, égaya la pièce morose dans laquelle il venait de pénétrer. Attablée, installée sur une chaise, elle semblait se reposer. Difficile de positiver dans une telle situation ; même cette douce vision ne pouvait l’apaiser. Mais s’ils pouvaient échapper à l’attaque du Penitus Oculatus, alors peut-être leur deviendra-t-il permis de rire et de sourire sincèrement à nouveau.

« Livius a entendu tes arguments. Il est d’accord pour que tous fuient vers Cheydinhal et Bravil, et viennent renforcer leurs rangs. Quant à nous, il souhaite que nous restions dans les environs, et les tenions informés des agissements des gardes. »

L’Impérial prit place à ses côtés, et posa ses coudes sur la table. Ses mains se joignirent en un poing contre lequel il vint appuyer son front, avant qu’il ne fermât ses yeux.

« Pourquoi attaquent-ils notre Sanctuaire ? demanda-t-il alors. Comment ont-ils eu la certitude de la présence d’un Sanctuaire à Bruma ? Pourquoi le Penitus Oculatus ?

— Peut-être ont-ils eu vent d’une attaque visant l’Empereur. Nombreux sont ceux qui rêvent en secret de le renverser, après tout. Mais peu prennent l’initiative, bien trop coûteuse et risquée. »

C’était difficile d’imaginer qu’il pût s’agir d’un tel coup. Nul au sein de la Confrérie n’envisageait de tel contrat, c’était bien trop risqué ! Il fallait avoir perdu la tête pour accepter une telle tâche. Pourtant, il se répétait encore et encore que peut-être, peut-être, c’était bien ça, la raison derrière cette attaque. Que craignait-il ? Ils allaient tous en réchapper cette fois-ci, après tout…

« Il est l’heure de partir, leur annonça Livius en pénétrant dans la pièce à son tour. Je m’en remets à vous pour transmettre vos découvertes aux autres. Pour ma part, je me rendrai à Cheydinhal. »

Il tendit sa main nue vers Aemillia qui, une fois debout, la serra solennellement.

« Prends soin de la Famille, lui glissa-t-elle. Si d’autres visions me parviennent, je te les ferai connaître.

— Je t’en remercie. Reste en vie, je te prie. Je refuse de voir mon apprentie partir avant moi. »

L’Impériale sourit, étirant ses lèvres et dévoilant ses dents – un sourire factice, qui ne trompait personne. Mais tous firent comme si, jouant à croire ces façades qu’ils se renvoyaient, tentant de se persuader que oui, tout irait bien, et qu’ils se retrouveraient tôt ou tard pour profiter de leurs jours ensemble, comme avant. 

« Cicéron… »

Il releva la tête vers le Parleur, intimidé par ce ton si calme malgré la situation si critique. Livius restait fidèle à lui-même, et gardait son air amical et infaillible.

« Je te confie Aemillia. Prends soin d’elle, et prends soin de toi.

— Je te le promets, » répondit-il en déglutissant avec peine, sa gorge nouée par l’émotion et l’appréhension.

Sans davantage de formules toutes faites, le meneur du Sanctuaire de Bruma leur tourna le dos. La dernière image qu’ils eurent de lui fut sa silhouette, sur le pas de la porte, tandis qu’il saluait de sa main levée. Au loin, le bruit du remue-ménage au sein des dédales souterrains leur parvenait faiblement. Un à un, les membres de la Confrérie Noire ayant survécu jusque là s’engouffraient dans les sorties secrètes, et quittaient leur foyer. Ne restait plus qu’eux deux, debout dans cette salle silencieuse, incapables de prendre la décision de leur emboîter le pas.

« N’as-tu pas peur ? »

Cicéron serra le poing. Sa main tremblait, ses genoux flanchaient et sa tête tournait. Pourtant, il répondit par la négative.

« Tant que je serai avec toi, je n’aurai pas peur d’eux. »

Aemillia sourit. Son visage était si doux, son regard était si chaleureux… Si le courage ne lui avait pas manqué, peut-être se serait-il permis de l’enlacer. À présent qu’il reconnaissait les sentiments d’Aemillia, et qu’il reconnaissait les siens en retour, un désir nouveau gagnait son être, et le faisait vibrer. Il voulait toucher Aemillia. La serrer dans ses bras, lui tenir la main, caresser son visage posé sur ses genoux. Il ne voulait plus que ce fût un fait du hasard, il voulait être l’instigateur de ces contacts. Ce désir soudain et nouveau lui donnait le vertige ; jamais il ne pouvait se le permettre, pleutre qu’il était, mais ce doux rêve qu’il chérissait le réconfortait tout de même.

Aemillia s’avança de quelques pas, lui tournant ainsi le dos comme elle aurait dû le faire si les choses n’avaient pas pris cette tournure plus favorable pour elle. Puis elle se retourna, une expression sérieuse mais néanmoins douce sur ses traits fatigués.

« Alors fuyons à notre tour. Ensemble. »

Elle lui tendit la main, étirant ses doigts dans sa direction. Cicéron glissa sa paume contre la sienne. Sa peau était si chaude…

« Je te suivrai où tu iras, » murmura-t-il en croisant son regard viride.


Vêtus de vêtements communs et discrets, un simple havresac sur leurs épaules contenant bien trop peu d’affaires pour être pleins, Cicéron et Aemillia s’extirpèrent des boyaux de la terre en passant par l’une des sorties donnant sur l’extérieur des remparts de Bruma. L’Impérial n’avait eu nul besoin de proposer à ce qu’elle condamnât l’issue après leur passage ; elle avait disposé un habile réseau de pots d’huile à brûler, enfoncés dans la pierre du tunnel, et en avait provoqué l’effondrement maîtrisé, qui anéantissait les chances des soldats pour qu’ils retrouvassent les nombreux chemins de fuite que pouvaient emprunter les assassins. S’ils réinvestissaient leur demeure, alors ils auraient à déblayer des heures durant pour rebâtir cette partie-là du Sanctuaire mais, en attendant, le reste des pièces était en parfait état – tout du moins, Cicéron l’espérait.

« Je doute que nous y reviendrons, articula Aemillia en s’étirant, comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Tu penses ?

— Ils auront la confirmation que nous étions là. Ils le sauront, et le noteront dans leurs archives. Même si nous revenions dans dix ans, ils sauront que ce Sanctuaire était habité et, à moins de le ravager, le sera à nouveau tôt ou tard. Nous serons faciles à cueillir. C’est insensé d’espérer rentrer un jour à Bruma. »

C’était une dure constatation, mais parfaitement cohérente, et Cicéron ne put qu’acquiescer en réprimant le serrement de son cœur. Il avait tant de bons souvenirs en ces lieux, et d’autres dont il aurait aimé se passer ; il n’était pas prêt pour faire des adieux aussi précipités que ceux-là, ni pour le moindre adieu en réalité. L’appréhension de ce monde nouveau dont il ne savait rien l’angoissait. Les tremblements revenaient et rapidement, après quelques pas visant à leur faire regagner la ville en se présentant sous leur ancienne identité de marchands itinérants, ses genoux refusèrent de répondre à ses ordres. Ses jambes se dérobèrent sous son poids, et il trébucha sur le chemin pavé, heurtant sa tempe sur l’une des pierres polies par le passage du temps et des Hommes.

Aemillia hurla son prénom et, pour peu, le frémissement de sa voix aurait pu plaire à Cicéron – n’était-ce pas là une preuve de ses sentiments envers lui ? Agenouillée à ses côtés, elle l’aida à pivoter et se redresser. Sa tête lui tournait, ses yeux ne parvenaient à se poser sur une image fixe. Portant sa main à son crâne, il ne sentit rien de plus que la pulsation du sang entravé sous la peau, et une douleur vive qui gagnait du terrain et dominait sa tête, étouffant ses pensées.

Un garde s’avança vers eux, quittant son poste en reléguant sa tâche à un collègue, et leur adressa la parole. Tout était quelque peu flou pour l’Impérial, mais il parvint à comprendre quelques bribes de ce qui se passait. À travers le bourdonnement de ses tympans, Aemillia expliquait qu’ils venaient de faire un long voyage et cherchaient à se reposer dans la ville ; leur fatigue clairement visible devait jouer en leur faveur, et le garde les escorta jusqu’aux remparts, tout en aidant Cicéron à marcher tant bien que mal. Bien que discrète, la nausée revenait à lui, le rappelant sans cesse à ce mal-être constant qui allait et venait, gagnant toujours plus en intensité. Et sa tête lui tournait tant, un flot ininterrompu d’images tourbillonnant sous son crâne douloureux, ça tournait, tournait, tournait…

Sitôt eurent-ils passé les portes est de Bruma qu’il se dégagea de l’étreinte du garde et celle d’Aemillia, trouvant refuge dans un seau délaissé contre le mur de la taverne d’Olaf pour y vider davantage encore ses tripes. Plus rien ne sortait, à part peut-être un filet de bile et de salive, qui se teintait de sang lorsque sa gorge souffrait trop, dans un bruit abominable et dégoûtant. Face à ce spectacle, le garde fit demi-tour sans demander son reste, en lui souhaitant poliment d’aller rapidement mieux, sans sincérité aucune. Accroupie à ses côtés, Aemillia lui caressait le dos, comme si cela pouvait lui permettre de dissiper son malaise.

« Es-tu sûr de m’avoir tout dit, Cicéron ? souffla-t-elle. Tu n’as jamais fini dans des états comme celui-là, même lorsque l’angoisse te serrait le ventre. Que t’arrive-t-il ? »

Il parvint à se retourner et, s’asseyant sur la pierre froide séparée de ses sœurs par une fine couche de neige, il articula difficilement entre deux inspirations.

« J’ai peur. J’ai si peur. Il pourrait t’arriver n’importe quoi. L’idée qu’ils nous retrouvent et nous tuent me retourne l’estomac… »

L’Impériale prit une profonde inspiration et, sans ajouter le moindre mot, s’approcha de lui pour l’enlacer. En dépit du froid extérieur, malgré un soleil resplendissant par-delà les nuages, son corps était chaud, comme s’il bouillonnait. Était-elle malade de cette situation, elle aussi ? Elle ne laissait rien paraître, si ce n’était l’inquiétude vis-à-vis de Cicéron qui semblait l’animer.

« Allons à l’auberge. Tu vas t’y reposer, et je ferai le guet, d’accord ? Je préfère te savoir en sécurité là-bas plutôt que dans les rues, et dans cet état…

— Je suis désolé… »

Voilà que les larmes le gagnaient. Par Sithis, ça n’était pas un comportement adapté pour quelqu’un comme lui ! Depuis quand les assassins ressentaient-ils des émotions ? Une part de lui pouffa à cette réflexion. Peut-être n’était-il jamais réellement devenu un assassin, alors.

« Je suis désolé de t’inquiéter, d’être inutile, de ne pouvoir rien faire, et… »

Elle posa sa main sur son épaule, et il se tut aussitôt. L’œil aveugle semblait attristé par les états dans lesquels il se mettait ; l’autre, toujours aussi étincelant, exprimait bien des choses dont il ne parvenait à comprendre la subtilité.

« Tu fais de ton mieux, ce qui est possible pour toi. Nous avoir avertis de l’arrivée imminente du Penitus Oculatus n’est pas rien. Tu as déjà accompli ta mission, nous en ressortirons tous vivants. Fais-moi confiance, et repose-toi sur mes épaules. »

La douceur d’Aemillia ne connaissait aucune limite. La main qu’elle lui tendit pour l’aider à se relever était si douce – il ne voulait plus la lâcher. Il devait pourtant agir en adulte, il n’était plus un gamin qui pouvait se cacher derrière son ignorance pour justifier ses erreurs. Et il ne pouvait décidément pas admettre ce qu’il ressentait. Alors, en silence, il marchait à ses côtés, jusqu’à rejoindre l’auberge tenue par Ysabel Gravius depuis une paire de mois, À la vue de Jerall

Il s’en souvenait comme s’il y était revenu la veille ; combien de repas avait-il dégustés avec Aemillia là-bas, fêtant autant que possible la moindre occasion comme s’il s’était agi de leur dernière rencontre ? Et dire que trois ans auparavant, à cette date précisément, elle lui avait offert leur ultime repas à deux. Il se souvenait encore de sa voix lui demandant gaiement de commander ce qu’il voulait, de se faire plaisir. Et à leur retour au Sanctuaire, la vision d’horreur, le carnage et la désolation. Puis elle avait donné sa vie pour qu’il pût s’enfuir, car tel était son destin selon ses visions. Elle aurait pu venir avec lui, le suivre pour Cheydinhal – pourquoi s’était-elle donc résolue au fatalisme, abandonnant tout espoir pour le futur ?

Et pourquoi cette fois-ci était-elle différente ?

Rien n’avait changé dans l’auberge. Les tables de bois massif, les tabourets et les bancs soigneusement vernis, tout était exactement comme il les avait laissés en partant. La tenancière était resplendissante, comme si le meurtre de son époux par Cicéron lors de son rite de passage ne lui avait apporté que du bon. Elle les salua comme de vieux amis, reconnaissant en leurs visages moroses et ternis d’habituels clients à la réputation de voyageurs itinérants. À force, pour dissiper tout soupçon, ils avaient laissé entendre qu’ils travaillaient ensemble, et parcouraient de temps à autre les routes cyrodiilennes à deux. Ils lui apportaient de bons produits dérobés auprès des marchands voisins, ou bien importés depuis les autres villes où œuvrait la Confrérie Noire, et en retour elle leur racontait les ragots et les dernières nouveautés du monde « d’en haut ».

C’était ainsi que Cicéron avait su que son ancienne demeure avait été rachetée par un couple, et désormais leurs trois enfants apprenaient à parler et marcher là où Cicéron avait rampé et s’était terré pendant si longtemps. Rien au monde ne saurait effacer l’horreur qui l’avait hanté entre ces murs, dont certains gardaient peut-être encore la trace de ses maltraitances. Il n’avait rien tiré de la somme du rachat ; tout avait été récupéré par le baron qui dirigeait la cité, après reversement d’une taxe auprès de la Cité Impériale. De toute façon, il n’aurait guère apprécié toucher cet argent. Tant que son père restait loin de lui, gardait son simple rôle de fantôme hantant quelquefois ses nuits, il s’en portait bien – c’était de cette façon qu’il s’était convaincu et, à présent, son image spectrale s’était faite discrète, laissant place à d’autres silhouettes qui, elles, croissaient nuit après nuit.

Il reprit pleinement conscience de son environnement lorsqu’Aemillia l’aida à s’asseoir sur un banc. Là, il identifia clairement la pièce où ils se trouvaient ; une chambre louée pour quelques nuits, deux lits simples disposés de part et d’autre, avec armoire, commode et tables de chevet à disposition. Un luxe qu’ils pouvaient s’offrir, mais qui savait pour combien de temps ?

« Je vais aller les surveiller, d’accord ? Repose-toi. »

La main qu’elle avait gardée sur son épaule s’éloigna, glissant le long du bras avant de rompre ce maigre contact entre leurs deux corps. Cicéron eut tout juste la force de lever la sienne en retour, et de la tendre vers elle, comme pour la rattraper. Cela lui rappela ces trop nombreux rêves dans lesquels il chassait sa silhouette, en vain. Cette fois-ci n’avait rien de différent avec ces apparitions ; elle était bien trop loin, toujours hors de portée, comme une ombre s’étirant parmi les nuages nocturnes.

« Je reviens tout de suite. »

La porte se referma dans un faible grincement ; le loquet actionné ponctua de son couinement métallique le départ de l’Impériale. Cicéron leva le nez vers le plafond charpenté. Ses pensées divaguaient, il ne cherchait même plus à les suivre là où elles se rendaient. Trop bruyantes, il préférait la tranquillité de cette pièce si silencieuse. L’absence de bruit était si reposante… Pourtant, un martellement incessant cognait, tambourinait, là, au fond de son crâne. Il aurait souhaité que cela cessât, que le silence, le réel silence, se fît… Mais il ne pouvait décidément pas interrompre les battements de son cœur angoissé. 

Combien de temps resta-t-il là ? Il crut s’être endormi en rouvrant ses paupières, convaincu que le battement de ses cils avait été bien plus long que nécessaire. Un goût pâteux gagnait sa bouche – était-ce dû à sa somnolence supposée, ou bien était-ce un vestige de son état antérieur ? Il était pourtant toujours assis sur son banc de bois, rembourré de plumes et décoré par des toiles brodées qui constituaient un coussin parfaitement fixé sur l’assise. Jamais il n’aurait pu s’endormir dans cette position, il ne pouvait trouver le sommeil qu’allongé. Mais, alors, quand reviendrait Aemillia ? Où en était-elle ? Elle devait revenir au plus vite, alors pourquoi n’était-elle pas là, à ses côtés, près de lui, en sécurité ?

Ah, voilà que le vertige le reprenait. Il se leva précipitamment, et le soudain changement de position fit naître un léger malaise ; sa vue diminua, un voile opaque gagnant ses rétines sous l’influence de la soudaine irrigation de son corps, avant que tout ne revînt dans l’ordre. Il tituba pourtant, ses jambes ne répondaient qu’à peine, rendues douloureuses par le fourmillement sous l’épiderme, comme si des dizaines de petits insectes rampaient là, sous la peau, et cherchaient à la percer pour s’en échapper. Son cœur se souleva à cette idée. Mais la nausée s’éloignait peu à peu, lui accordant un sursis dont il devait faire bon usage.

« Aemillia… »

Sa voix, fébrile, appela. Un petit écho rebondit sur les murs de la chambre. Il tâtonna jusqu’à la porte, qu’il gratta du bout des ongles, à la recherche de la poignée. Ses tremblements ne lui facilitaient aucunement la tâche, et lorsqu’il parvint à l’actionner, il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour tirer vers lui l’immense bloc de bois fixé au mur.

« Aemillia… ! »

L’auberge était vide et silencieuse. Où étaient passés la tenancière et ses clients ? À cette heure-ci, elle devait être encore bien animée, pourtant…

Ignorant les sournoises pensées qui lui susurraient à l’oreille, Cicéron traversa la pièce principale de l’établissement, en manquant de peu de se heurter à des tables et des chaises. Le froid hivernal l’accueillit lorsqu’il en passa le seuil, un coup de vent s’engouffrant sous ses vêtements, léchant sa nuque libérée de ses cheveux longs toujours maintenus en ce chignon difforme, l’immobilisant sur place. La neige tombait et, aussi poétique que cela pût paraître aux yeux du commun des mortels, cela le terrifiait.

« AEMILLIA ! » hurla-t-il à pleins poumons, bien qu’il ne reconnût cette voix désincarnée aux notes si aiguës dues à l’effroi qui le dominait.

Il eut pour seule réponse un silence de mort, le souffle féroce de la tempête de neige qui s’annonçait balayant tout sur son passage. C’était pire encore que dans tous ses plus horribles cauchemars, et pourtant il ne parvenait à croire que ce fût réel. Le soleil n’était plus si loin d’atteindre son zénith, et pourtant l’extérieur était si sombre, noirci par ces imposants nuages dont il ne percevait que vaguement les contours.

Dans sa tête, les derniers mots d’Aemillia allaient et venaient. Je reviens tout de suite. Je reviens tout de suite. Je reviens tout de suite… Mais elle n’était pas revenue. Elle n’était plus là. Elle l’avait abandonné, délaissé, isolé dans cette maudite bâtisse, seul survivant d’un carnage qui devait probablement toujours avoir lieu dans leur demeure… !

Paralysé sur le seuil de l’auberge, happé par l’hyperventilation qui s’intensifiait, ce fut à peine s’il entendit la porte claquer dans son dos. Ses jambes se dérobèrent sous son poids, et son visage s’enfonça dans le tapis de poudreuse. Puis ce fut le noir le plus complet, et le silence absolu.


« Est-ce que tout va bien ? »

Le timbre si particulier de Garnag résonnait dans son crâne. Entrouvrant les yeux, il distingua les crocs allongés qui dépassaient de ses lèvres. Il croisa de ses yeux troubles le regard de l’Orque qui, étonamment, trahissait une grande inquiétude.

« Cicéron, est-ce que tout va bien ? »

Ils étaient seuls, dans une pièce qu’il ne reconnaissait pas. Complètement perdu, c’était tout juste si ses sens lui indiquaient dans quelle position il se trouvait. Couché, semblait-il, bien qu’il n’en fût pas si sûr. Immergé dans une baignoire lui sembla être une autre proposition convenable et cohérente, au vu de l’humidité de ses vêtements.

« Je… Oui ? »

Garnag soupira, visiblement rassuré que l’Impérial eût prononcé d’aussi simples sons.

« Quel jour sommes-nous ? Et où ?

— D’ordinaire, les gens demandent d’abord le lieu puis la date, » sourit doucement l’imposant Orque, avant de lui répondre.

Plusieurs jours s’étaient écoulés, durant lesquels il avait semblait-il alterné entre un profond sommeil et de brefs instants de lucidité, agissant par automatisme pour veiller sur la Mère. Pourtant, dans ses derniers souvenirs encore clairs, il revoyait Garnag qui lui annonçait son départ pour Bruma. Combien de temps était-il resté inconscient, et par quel moyen était-il encore en vie et en – relativement – bonne santé ? Rien n’avait aucun sens, il ne savait plus où il en était, ni discerner le vrai du faux.

« Je suis désolé, je n’ai rien retrouvé dans les ruines. Je n’ai rien pu te ramener. »

Cicéron réalisa alors que cette impression d’être immergé dans une baignoire remplie d’eau tiède ne sortait pas de nulle part. Son corps tout entier était recouvert de sueur, et ses vêtements avaient bu bien plus de transpiration qu’ils ne pouvaient le tolérer. Ses cheveux collés à sa nuque et sur son front le dégoûtaient autant que cet état poisseux général qui suintait de toutes parts.

« C’est pas grave, répondit-il nonchalamment, comprenant finalement en déglutissant qu’il était assis sur un fauteuil, le dos enfoncé dans le dossier rembourré qui perdait quelques plumes. Ça n’a plus aucune importance. »

L’éclat qui animait d’ordinaire son regard et cet entrain qui égayait sa voix n’étaient plus. Il n’avait plus la force de sauver les apparences, d’entretenir cette personnalité faussement joyeuse, tout au moins neutre, qu’il avait tenté de forger ces derniers temps, depuis qu’il était devenu Gardien. Non, désormais, plus rien n’avait aucune importance pour lui, si ce n’était cette douce réalité dans laquelle Aemillia était en vie.

L’était-elle vraiment ?

Après tout, elle n’avait pas répondu lorsqu’il l’avait appelée… Rien ne lui certifiait qu’elle respirait encore, que le Sanctuaire était encore debout. Pourquoi l’avait-il laissée y aller ? Elle devait juste surveiller les soldats, amasser des informations pour connaître leurs déplacements et savoir ce qu’ils avaient découvert sur leur Famille maudite… Il devait y retourner, il devait rentrer, il devait la retrouver !

« Aemillia m’attend, murmura-t-il d’une petite voix. Je ne peux plus l’attendre, c’est à moi de la rejoindre maintenant.

— Tu t’entends parler ? Cicéron, tu es le Gardien, tu ne peux pas faire une chose pareille ! »

Le ton dur de Garnag résonna dans sa cage thoracique. Sa voix caverneuse et austère lui inspirait, dans ces moments-là, une terreur infantile. Peu de choses différenciaient le ton employé par l’Orque en cet instant de celui qu’adoptait feu son père lorsqu’il le martyrisait dans sa tendre enfance. Une panique soudaine et nouvelle le gagna.

« Elle m’attend à Bruma, je ne peux pas la laisser seule… !

— Je t’interdis de mourir, et de te causer le moindre tort ! »

Incapable de lever le nez et de croiser le regard de son unique ami en ce sanctuaire, Cicéron baissa les yeux, fixant ses genoux tremblants. Ses mains serrées en deux poings fébriles reposaient sur ses cuisses. Il leva la droite, et constata les vieilles cicatrices qui ornaient son poignet, vestiges d’un ancien temps où il se faisait mal sans trop savoir exactement ce qu’il cherchait à travers ces actes d’automutilation.

« Tu es fatigué, et affaibli par tes prières. Dors, je te préparerai un repas riche au réveil. La Mère a besoin de toi, tout comme la Famille. Tiens bon, Cicéron, et ta foi sera récompensée par le Père de la Terreur. »

L’Impérial acquiesça. Demain était un autre jour, comme le voulait l’adage.

Timidement, sa voix se fit entendre. Ravi de l’entendre formuler une requête aussi humblement, Garnag lui répondit par la positive. Épaulé par l’Orque, Cicéron tituba hors de la pièce. Un bon bain et un bon repas l’attendaient. Et la Mère aussi.

Peut-être était-ce aussi le cas pour Aemillia, où qu’elle fût.

Laisser un commentaire ?