Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 3 : Unicité

5250 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/02/2024 02:00

Chapitre III

Unicité



 Pendant ce qui lui avait paru être une éternité, Cicéron raconta à Aemillia son histoire.

 Il lui fit part de tout ce dont il pouvait se souvenir ; la mise à sac du Sanctuaire – qui aurait lieu le lendemain – et sa fuite pour Cheydinhal ; l’accueil chaleureux de sa nouvelle Famille, là-bas ; la déchéance de la Confrérie Noire, et la destruction progressive de leurs repaires en tout Tamriel ; sa promotion au rang de Gardien de la Mère de la Nuit. Les souvenirs étaient douloureux à ressasser et il s’en serait bien passé, mais il ne voulait cacher le moindre détail à l’Impériale. Plus il se montrait convainquant et plus il aurait de chances de lui faire comprendre que rien de tout cela n’était un rêve, qu’il avait réellement pu voyager à travers le temps d’une certaine façon, et qu’il se retrouvait là, en cet instant, avec la possibilité de la sauver, de lui épargner un sort funeste.

 Au premier abord, elle semblait peiner à le croire. Mais peut-être trouvait-elle dans ses paroles un écho aux visions qu’elle avait pu avoir, puisque ses bras se décroisèrent, son regard s’attrista davantage et, lorsque Cicéron se tut, elle posa en silence sa main sur la sienne. Tant d’émotions transparaissaient dans son œil et son regard fatigué, mais celle qui prédominait était la peine. Elle devait avoir tant pitié de lui, du pauvre Cicéron qui avait vécu ces épreuves douloureuses, et qui ne parvenait à se reconstruire au terme de ce voyage en solitaire qu’il faisait à travers la vie.

 « À quoi tu penses ? lui demanda-t-elle alors qu’il l’observait tristement, réalisant difficilement ce qu’il vivait.

 — Au passé, à l’avenir. À toi… Et à moi. »

 Il se frotta les yeux. La fatigue le gagnait, mais il n’avait plus sommeil. Son corps entier bouillonnait, tout en trahissant un épuisement tel qu’il en avait rarement connus.

 « Je ne veux pas te perdre à nouveau, lâcha-t-il en réprimant le sanglot qui montait dans sa gorge. Mon… Je ne pourrai pas survivre à ça.

 — Que pouvons-nous faire ? murmura-t-elle. Nous ne pouvons défier la mort et outrepasser notre destin… Qui sait ce qui nous attend au bout de ce chemin ?

 — Je me moque d’être puni par le Père, tant que tu es à mes côtés. »

 Ses pensées prenaient le dessus sur sa parole, et le filtre qui l’avait restreint à partager ses sentiments les plus sincères pendant tout ce temps s’était dispersé. Par Sithis, Aemillia était vivante, il pouvait la sauver – il devait la sauver !

 « Fuyons, Aemillia. Fuyons le Sanctuaire, et fuyons Bruma si tu le souhaites.

 — Où veux-tu aller ? Où que nous allions, nous serons traqués…

 — Je ne sais pas encore, mais je sais que tout ira bien, tant que tu seras avec moi. »

 À présent, c’était elle qui voyait ses yeux être nimbés de larmes. Il ne lui avait pas dévoilé son secret le plus précieux, il ne lui avait rien dit de la confession qu’elle lui avait faite peu avant de partir. Et même s’il en brûlait d’envie, il ne pouvait lui dire combien ce qu’il éprouvait pour elle surpassait la simple amitié, la simple fraternité. Il avait longtemps refusé de l’admettre, tant qu’elle n’était plus, mais à présent qu’il l’avait retrouvée, ne pouvait-il pas se permettre de se confier, lui aussi… ? Non, là n’était pas le moment.

 « Le Penitus Oculatus attaquera demain en fin de matinée, murmura-t-il. Nous pourrions fuir maintenant…

 — Tu veux abandonner les autres ?

 — Dans ce cas, nous les avertirons à l’aube. Ils pourront rejoindre Rasha et Garnag à Cheydinhal. Si nous pouvons sauver leurs vies…

 — Et toi, Cicéron ? Où veux-tu aller ? Que veux-tu faire ? »

 Il hésita, un instant. Aemillia le fixait doucement, ne se permettant que des remarques pertinentes, bien qu’elles le missent mal à l’aise. Elle n’avait pas tort ; il ne pouvait avoir la conscience tranquille s’il ne s’autorisait qu’à sauver seulement Aemillia. La Famille saurait se redresser si le nombre de survivants croissait. Peut-être qu’ainsi Bravil ne sombrerait pas, peut-être qu’Alisanne serait sauvée, et ainsi jamais ils ne perdraient leur influence en Cyrodiil. Qu’en était-il du sanctuaire de Bordeciel, dont il ignorait tout, si ce n’était que Rasha échangeait ponctuellement des lettres avec la personne qui le dirigeait ? Voilà qu’il avait le tournis. Il se sentait submergé par le flot de ses pensées auquel il n’apercevait aucune issue, et si la voix d’Aemillia ne l’en avait pas tiré, il s’y serait certainement noyé.

 « Vous sauver, tous. Mais surtout, te sauver, toi. »

 Elle afficha un faible sourire, bien que son visage fût assombri par la douleur et la peine.

 « Alors sauve-moi, Cicéron. Fuyons ensemble. Là-haut, nous ne risquerons rien. Lorsque le Penitus Oculatus se sera calmé, lorsqu’ils auront compris que nous ne sommes plus là, nous pourrons alerter les autres sanctuaires, et réinvestir le nôtre. »

 Reprendre sa demeure. Voilà un bel espoir qu’elle nourrissait, et que Cicéron faisait peu à peu sien. Si le vacarme de sa tête ne résonnait pas si fort, peut-être se serait-il laissé rêver à une nouvelle vie en ces lieux. Il partagerait de beaux moments avec Aemillia, et découvrirait enfin les secrets de son immense bibliothèque qu’il n’avait jamais osé déranger en feuilletant les ouvrages. Et, au terme de la journée, il dînerait en sa compagnie, avant de lui souhaiter la bonne nuit, et de recommencer le lendemain, le surlendemain, et tous les jours qui viendraient ensuite…

 « Fuyons, souffla-t-il. Demain, à l’aube, nous préviendrons le sanctuaire. Nous serons les sentinelles qui alerteront la Famille. »

 Aemillia acquiesça. Elle esquissait même un sourire. Sa tête se secouait légèrement en accompagnant ces mimiques, et ses cheveux, d’ordinaire si lisses, ondulaient. Cicéron se prit à rêver d’un instant intime partagé à deux. S’imaginant poser sa tête sur les genoux de l’Impériale, il se figurait la chaleur de ses cuisses et la douceur de ses mains caressant son épaule. Mais la honte le reprit aussitôt. Comment pouvait-il envisager une telle relation avec elle ? Il n’appartenait pas à ce monde, même s’il le désirait plus que tout. Et pourtant, lorsqu’il rouvrit les yeux, il constata l’encadrement de la porte à l’horizontale, et sentit la douceur d’une robe en lin sous sa joue. Le gonflement du muscle quadriceps gauche, sollicité lorsque la jeune femme rapprocha son talon du fauteuil, le fit tressaillir. Réalisant sa situation, il voulut se relever, se dégager et s’excuser – mais une force insurmontable l’en dissuada, réunie en la seule présence de la main d’Aemillia qui lui caressait gentiment le bras gauche.

 « Merci, murmura-t-elle.

 — C’est plutôt à moi de te remercier, lui répondit-il en expirant l’air opprimé dans ses poumons. Et de m’excuser d’être là, comme ça…

 — Ne dis pas de bêtises. Ça ne me dérange pas. »

 Jamais Aemillia ne s’était montrée aussi tactile et tendre avant cela. Était-ce parce qu’elle se doutait des tourments qui l’avaient envahi, dans ce qu’il pourrait appeler un autre monde ? En cet instant, cette simple marque d’affection le comblait.

 « Tu as dû souffrir, par ma faute. Je suis désolée, Cicéron. »

 Voilà que ses doigts remontaient vers l’épaule, puis la nuque, avant de se perdre dans ses cheveux emmêlés. Elle les dénouait en passant ainsi ses phalanges entre les fils roux, le silence qui les enveloppait ne se laissait troubler que par sa respiration.

 Cicéron se sentit partir, bercé par cette merveilleuse mélodie.

 

 Un vacarme assourdissant l’éveilla, en sursaut. Il se redressa subitement, faisant fi de ses bonnes manières, et chercha du regard le moindre point de repère qui pût l’aider à se situer.

 Sa position assise dans sa couche l’écrasa comme une sentence à la peine de mort.

 Un rayon de lumière filtra à travers l’ouverture de la porte, suffisamment large pour laisser passer la tête d’un Orque au visage ferme, mais souriant, barré de son cache œil de cuir qui ne le quittait plus.

 « Te revoilà parmi nous, mon frère ? lui glissa Garnag de sa voix gutturale. Tu dormais tellement profondément que tu n’as même pas réagi lorsque je t’ai – accidentellement – cogné contre le mur. »

 Cicéron se recoucha sur son lit, s’abandonnant au désespoir. Non, ça n’était pas un désespoir, c’était tout simplement un abandon, pur et simple. Il abandonnait. Il ne voulait plus rien tenter, plus rien oser – adieu ses désirs personnels, ses sentiments enfantins, il ne pouvait plus que s’offrir à la Mère pour la protéger, et laisser derrière lui un passé bien trop lourd dont il faudrait tôt ou tard se débarrasser, et se libérer.

 « Qu’est-ce que tu faisais au pied de la momie ? Je t’ai pourtant dit que tu devais te reposer. »

 Pas même un grognement ne put s’échapper de la gorge asséchée de Cicéron. Les larmes s’étaient taries, et les gémissements se taisaient. Son cœur, dont il ne restait que quelques miettes que viendraient tôt ou tard picorer les vautours qu’étaient ses souvenirs, le lacérait. Bien qu’elle fût psychologique, il ressentit la douleur sensiblement – la blessure était bien là, et saignait.

 Revoir Aemillia lui avait procuré une joie et un plaisir immenses. Il avait appris à espérer de nouveau. Et cet espoir lui avait été sauvagement arraché. Comme pour mettre fin à tout cela, comme pour abréger ses souffrances, comme pour s’isoler toujours plus de ce bas monde qui le malmenait tant, Cicéron enfonça l’oreiller sur son visage. Ses doigts crispés sur le tissu cherchaient à l’étouffer, à bloquer toute arrivée d’air. Il savait très bien que jamais il n’y parviendrait – il était bien trop faible pour cela – mais une fois, juste une fois, il voulait éprouver le plaisir de ne plus souffrir – le plaisir de mourir.

 La main puissante de Garnag lui arracha l’oreiller, et permit à l’air ambiant d’emplir de nouveau ses poumons. L’Orque détourna le regard en constatant les larmes qui avaient perlé aux coins des yeux de l’Impérial, avant d’être bues par le tissu. N’en restaient que des traces asséchées et salées, craquelant la peau à la commissure de ses paupières. Il serrait la mâchoire afin de contenir toute la rage et la tristesse qui l’accablaient, au point que ses molaires le fissent souffrir. Si seulement il avait l’audace de se planter cette lame d’ébonite en plein cœur… !

 « Qu’est-ce qui t’arrive, mon frère ? »

 L’inquiétude transparaissait dans la voix de Garnag. Il savait se montrer plus doux, dans quelques rares moments, tout à fait à l’opposé de la violence dont il faisait preuve face à ses victimes, parfois méconnaissables, leurs visages ravagés par le puissant marteau de guerre.

 « Je veux juste que cela cesse, gémit Cicéron en fixant un point dans le vague, perdu quelque part entre les rugosités du plafond de roche. Que tout redevienne comme avant, lorsque la vie était simple et que nous étions à l’abri… »

 L’Orque approcha sa main, probablement pour la poser sur son épaule en signe amical de soutien, mais il se ravisa et la laissa retomber contre sa cuisse dans un léger bruit de frottement. Le cuir de son armure grinçait à chaque mouvement.

 « J’ai un contrat, annonça finalement l’assassin. Du côté de Bruma. Rasha me l’a confié tout à l’heure. Je compte y faire un détour et fouiller les décombres. »

 Cicéron ne répondit pas. À quoi bon ? Il était trop tard pour aller la secourir. Il arrivait trois ans trop tard.

 « Si je trouve des objets ayant appartenu aux membres de la Famille, je te les apporterai. Ils te reviennent de droit, après tout. »

 Des brigands avaient de toute façon probablement déjà pillé les lieux. Il ne resterait plus rien. Mais soit ! Que Garnag se fît ainsi plaisir, et se présentât en bon philanthrope, salvateur de ses souvenirs si cela lui plaisait tant ! Rien n’avait d’importance. Cicéron avait d’ores et déjà perdu son bien le plus précieux, et il était impossible de le récupérer.

 « Je serai bientôt de retour. Pense à te nourrir et te reposer en mon absence. Va prendre un peu l’air, pour te ressourcer. Ne dépéris pas, s’il te plaît, mon frère. »

 L’Orque était bien trop gêné par les expressions affectueuses, et cachait son amitié sous un masque de fraternité en laquelle Cicéron ne croyait plus. Il était seul contre tous. Seul avec sa momie, face à un monde qui lui déplaisait et ne voulait plus de lui. À quoi bon rester en vie dans de telles conditions ? Lorsque la porte se referma, le replongeant ainsi dans une obscurité presque parfaite, il sentit une larme glisser le long de sa joue. La chaleur de la main d’Aemillia le brûlait encore. S’il avait rêvé de tout cela, alors ce devait être le songe le plus troublant qu’il lui eût été donné de faire. Jamais il n’avait pu la toucher et lui parler ainsi au cours de ses rêves. Et jamais ne s’était-il éveillé avec cette sensation poignante d’être perdu entre deux mondes, deux réalités qui s’opposaient, et auxquelles il ne pouvait accepter appartenir.

 L’Impérial remonta le drap jusqu’à son visage, et épongea la traînée humide à l’aide du tissu rêche. Désormais, la sensation de brûlure était due à ce contact rugueux. Mais il sentait encore autour de lui, et sur sa peau, le doux effleurement du corps d’Aemillia. Il voulait tant retourner dans cet autre monde, où il avait une chance de la sauver et, peut-être, si son courage ne lui faisait pas défaut, et s’il ne fuyait pas face aux conséquences de ses actes, lui confierait-il ce secret qui se faisait toujours plus pesant.

 Cicéron ferma les yeux, s’imaginant à nouveau dans le sanctuaire de Bruma. Dans la pièce voisine, Garnag devait parfaire ses préparations pour s’y rendre lui aussi, à une époque différente, dans des circonstances toutes autres. Il laissa se dévoiler à lui les murs lissés par le passage des assassins au fil des siècles. Il se figura la pièce favorite d’Aemillia, les deux fauteuils, la bibliothèque et la cheminée. Puis, comme une prière ou un appel à l’aide auquel il espérait tant une réponse, il laissa le visage de la jeune femme apparaître sous ses paupières.

 Tandis qu’il revoyait ce fin sourire et ces doux yeux, les larmes débordaient des siens, accompagnées d’un affreux rictus de douleur. En reniflant, Cicéron se retourna dans son lit, enfonçant sa tête sous le drap, comme pour s’isoler et s’éloigner de ce monde auquel il ne voulait plus appartenir.

 

 Une tendre caresse le tira de sa torpeur. Un geste affectueux, presque maternel. Si sa mère eût été en vie durant sa tendre enfance, peut-être l’aurait-elle gentiment choyé d’une façon similaire au cours de soirées tumultueuses où l’orage grondait par-delà la demeure, déchirant le ciel de ses éclairs et de son hurlement terrifiant. Il profitait de chaque instant, de chaque subtilité du passage de cette paume sur ses cheveux, et se concentrait sur chaque pression exercée par les phalanges et la pulpe des doigts qui glissaient sur son crâne.

 En cet instant d’entre-deux, où il n’était ni éveillé ni endormi, à mi chemin entre un monde onirique et la dure réalité, Cicéron se sentait bien. Toutes ces pensées sombres et obsessives s’étaient comme envolées, le laissant léger et détendu. Comme c’était agréable…

 Sous sa joue, un muscle remua. Il sentit la contraction du mollet qui se répercutait dans le quadriceps, et le craquement du genou accompagna le mouvement, son écho faiblissant timidement dans le silence. Le pied glissa sur le sol de pierre, la botte frottant contre la roche tandis qu’on la ramenait à soi, contre le fauteuil. Ses sourcils se froncèrent, et il affichait désormais un air consterné – peut-être même frustré – tandis qu’il peinait à identifier sa position et sa situation réelle. Se trouvait-il encore dans sa couche, cherchant désespérément un sommeil qui ne venait pas, ou bien était-il revenu là-bas ?

 « Tout va bien, murmura la voix d’Aemillia. Rendors-toi. »

 Il se redressa en un sursaut et, réalisant ce qu’il s’était permis de faire sans demander à un seul instant la permission, bégaya quelques excuses dignes d’un enfant pris sur le fait. Aemillia lui sourit, et laissa même s’échapper un léger rire cristallin. Lui, en face, sentait d’ores et déjà le sang lui monter aux joues ; sa peau le brûlait, tout comme la honte qui le gagnait.

 « Tu as dormi jusqu’à l’aube, lui apprit-elle en posant ses mains, fermées en un poing, sur ses genoux. Et je t’ai un peu accompagné, je l’avoue. Mais tu avais l’air si bien, je n’ai pas pu me résigner à te chasser.

 — Désolé, articula-t-il difficilement en déglutissant. Je n’aurai pas dû me le permettre, et…

 — Je t’ai déjà dit que ça ne me dérangeait pas. Après tout, je t’ai laissé là toute la nuit durant, non ? Accepte donc cela, s’il te plaît. »

 Le faible remerciement qui traversa ses lèvres sembla combler l’Impériale. Agissait-elle en connaissance de ses sentiments réels ? Quelquefois, Cicéron pensait qu’elle savait pertinemment ce qui se cachait dans son regard. Après tout, elle avait toujours été clairvoyante, et avait entrevu bien des pans de leur avenir. Là, n’avait-elle pas eu une vision lui révélant un futur où tous s’en sortaient en vie ? Il aurait bien aimé qu’elle le lui confirmât, et ainsi savoir que tout se passerait pour le mieux, désormais…

 « J’imagine que nous devons aller prévenir les autres, désormais, murmura-t-elle en laissant se promener son regard dans le vague, le visage tourné vers l’encadrement de la porte duquel parvenaient quelques bruits d’agitation habituelle au sein du Sanctuaire. Si tu veux que tous survivent… »

 L’éclat de l’anneau d’or qu’elle gardait à l’index gauche captiva l’attention de Cicéron, comme s’il l’appelait à lui. Cette bague, qu’il lui avait offerte, n’avait cessé de hanter son esprit. Impossible de ne pas penser à Aemillia en la voyant. Et l’apercevoir à sa main, bien à sa place, fit naître en lui un étrange sentiment. Comme envoûté par cette vision qui le rassurait, il voulut tendre la main vers la sienne, et toucher le bijou, bien qu’il ne comprît guère cette force et cette envie qui le mouvaient. Perdu dans son esprit, c’était à peine s’il savait ce qui était né de ses illusions fantasmées, et ce qui appartenait à la dure réalité. Il entrevoyait ses doigts s’étendre vers cette main posée sur la robe de lin, mais était-ce là ce qui se passait réellement, du point de vue d’Aemillia ?

 « Oh, vous étiez là. »

 La voix de Livius arracha Cicéron à ses pensées, quelles qu’elles fussent, et fit blêmir son visage. C’était là un véritable fantôme du passé qui se présentait à lui. La vision du corps dont s’échappait le dernier soubresaut de vie de l’homme s’imposa violemment à lui. Il y avait des choses qu’il ne parvenait à oublier, et la mort du Parleur était l’une de celles-ci. Pourtant, là, il respirait, son sang pulsait à travers ses veines dont on devinait le réseau, violacées sous la peau de ses avant-bras dénudés.

 Il peinait à réaliser combien ce retour dans le passé, ce retour trois ans en arrière, changeait considérablement les choses. Lui qui avait été obnubilé par ses retrouvailles avec Aemillia, les ombres d’autrefois revenaient vers lui et l’attaquaient par surprise.

 « Tout va bien ? On dirait que tu as vu un fantôme, rit Livius, bien que Cicéron y sentît une pointe de tristesse et d’inquiétude.

 — C’est juste la fatigue. Nous avons discuté jusque tard, hier soir. La nuit n’a pas été reposante, et une dure journée nous attend.

 — Elle nous attend tous, j’en ai bien peur. Mais sachez que J’ura a préparé un bon repas pour débuter la matinée. Un délicieux…

 — Potage de légumes à la crème, murmura Cicéron, toujours plus livide. Le dernier repas de J’ura… »

 Livius s’immobilisa. Visiblement, il comprenait que quelque chose n’allait pas. Et ça n’était probablement pas seulement dû à la soudaine clairvoyance de Cicéron, dont le front transpirait à grosses gouttes tandis que la nausée le gagnait. Le goût de la soupe de la Khajiite lui revenait en mémoire. Les notes épicées et poivrées, l’aspect crémeux, tout était aussi vif que s’il l’avait dégusté à l’instant. Et au milieu de tout cela, le parfum de la bile qui remontait, et qu’il ne parvenait à atténuer.

 Il se leva soudainement, et vida ses tripes dans un seau perdu dans un coin de la pièce. Un mal de tête prenait de l’ampleur, et intensifiait ses nausées. Il ne parvenait à faire cesser ce flot immonde qui lui brûlait la gorge. Même lorsque le sang se mêla au liquide jaunâtre, il ne parvenait à s’arrêter. Les larmes montaient, glissaient le long de ses joues. Accroupi par terre, ignorant la salissure qui noircissait sa tenue, il ne pouvait que régurgiter misérablement, aussi douloureusement cela pût-il être.

 « Désolé, hoqueta-t-il lorsqu’il s’apaisa quelque peu. Je suis désolé… »

 Pourquoi s’excusait-il donc ? Pour cette vision pitoyable qu’il leur offrait ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il se montrait sous un aspect aussi minable et désagréable. Mais malgré cela, il ne pouvait s’empêcher d’articuler fébrilement ces quelques sons. « Je suis désolé. »

 Il n’osait pas se retourner et croiser leur regard. Bien trop honteux de ce spectacle qu’il offrait à leur vue, il préférait s’éviter d’imaginer ce qu’ils pensaient de lui en cet instant. Mais cette voix susurrait, lui suggérait tant d’images, tant de paroles qu’ils pourraient se dire, là, tandis que lui se tordait de douleur en ne régurgitant guère plus que de la salive poisseuse. Son estomac se contracta une nouvelle fois, son dos s’arqua, et il cracha un filet de sang et d’écume à l’odeur terriblement nauséabonde. Ses yeux pleuraient, mais il n’avait plus la force de faire un mouvement aussi simple que celui d’y porter l’index pour essuyer ces fragments de larmes.

 « Livius, je dois te parler, » dit finalement Aemillia, en adressant à son mentor un regard sombre et terriblement sérieux.

 Adossé au mur, son séant reposant à même la pierre, Cicéron jeta un regard dans sa direction, et contempla sa silhouette. Comment pouvait-elle être aussi superbe et élégante malgré la détresse de l’instant et, surtout, comment un homme aussi crasseux et misérable que lui pouvait l’admirer et espérer l’atteindre ? Non, il devait au moins la sauver, pour lui offrir ce futur qui lui avait été dérobé ; ses propres sentiments attendraient, il n’était pas pressé. Il s’était fait une raison. Quoi qu’il arrivât, jamais il ne serait à la hauteur d’Aemillia.

 « Que vous arrive-t-il ? répondit le Parleur, sourcils froncés. Qu’est-ce qui se trame, ici ?

 — Vous devez plier bagage, et fuir le sanctuaire, l’informa l’Impériale sans une once d’hésitation. Des soldats attaqueront en fin de matinée, et vous massacreront si vous ne quittez pas les lieux au plus vite. »

 Livius porta sa main gauche à son menton, adoptant un air songeur qui lui seyait à merveille, digne des plus grandes figures de la Famille. Il acquiesça, hochant à plusieurs reprises la tête en signe d’approbation.

 « Tu as vu ça quand ?

 — Cette nuit, mentit Aemillia. Je voulais attendre que vous soyez tous réveillés pour vous en informer, mais Cicéron a commencé à se sentir malade, et j’ai été retardée. »

 Elle tourna le visage dans sa direction. Il baissa les yeux, préférant considérer les rainures du sol et la chaux séchée qui liait entre eux chacun des pavés de pierre, honteux. Il se sentait poisseux, terriblement sale, et voulait disparaître dans un coin de la pièce et se laisser oublier. Le malaise ne le quittait pas, mais au moins la nausée s’était apaisée. Son crâne martelait, comme si sa propre cervelle battait contre l’os dans un espoir désespéré d’y percer un trou et s’en échapper ; il aurait peut-être préféré cette issue, d’ailleurs, l’avenir le terrorisait. Qu’il s’agît de son destin de Gardien auprès de la Mère, où il serait toujours en sécurité au Sanctuaire tant qu’il aurait quelqu’un – Garnag – pour veiller sur lui, ou bien ces lendemains incertains aux côtés d’Aemillia, il ne désirait que d’être abandonné dans l’obscurité comme une vieille lame bien trop rongée pour être de nouveau affûtée.

 « Passe le mot, je te prie, » conclut-elle, avant que Livius ne quittât la pièce sans un mot.

 Lorsque la porte se referma, Cicéron put reprendre son souffle. Sa respiration, devenue plus régulière, sifflait quelque peu dans sa trachée endolorie, mais au moins il se sentait mieux. Pas nécessairement bien, mais au moins mieux.

 « Tiens. »

 L’Impériale lui tendit un linge qui avait été plié et entreposé là, dans une armoire voisine, afin qu’il s’essuyât le visage. Il leva mollement la main pour se saisir du carré de tissu, vidé de toutes ses forces. La honte, l’épuisement et la douleur résonnaient en lui, et se canalisaient dans une parole qui dépassa sa pensée.

 « J’ai envie de mourir. »

 Sa main retomba brusquement, son poignet se heurta contre son genou, et ce fut à peine si la vague de douleur l'effleura. Il aperçut la lueur de peine qui traversa momentanément l'iris viride d'Aemillia. Elle lui parut indécise, comme si elle se demandait de quelle façon elle devait le réconforter. Lui-même l'ignorait. Une part de lui souhaitait ardemment, bien que honteusement, qu'elle posât sa main sur son épaule, ou lui prît la sienne. Une autre, plus réaliste et écœurée par la crasse de sa tenue et son corps, ainsi que par son esprit pitoyable, préférait qu'elle prît ses distances, annihilant ainsi ses espoirs. S'il pouvait se protéger ainsi, après tout...

 « Je comprends ce que tu ressens, murmura-t-elle en posant un genou à terre, et en essuyant le visage constellé de gouttes de sueur à l’aide du tissu qu’elle lui avait repris des mains. Ce n'est pas facile à vivre, lorsque l'on sait ce qu'il va advenir des autres. Mais cette fois-ci, tu n'es pas seul. Tu peux te reposer un peu sur moi. »

 Disait-elle cela pour lui, ou bien pour se rassurer elle-même ? Il l'ignorait, et préférait ne pas y penser davantage. Le contact du linge était à peine plaisant ; seul le geste réalisé avec soin, particulièrement doucement, lui inspirait un sentiment positif.

 « Et si ça ne suffit pas ? répondit l'Impérial en contenant tant bien que mal le tremblement de sa voix, et celui de son corps. Et si demain je me réveillais et que tout était un rêve ? Je ne sais pas ce que je dois croire, Aemillia. »

 Ses doigts se resserrèrent en un poing ferme, malgré la faiblesse de son corps.

 « Si tout ça ne se passait que dans ma tête... Si tu n'étais qu'un fantôme venu me hanter... Je ne le supporterais pas. Je préfère encore mourir plutôt que souffrir…

 — Calme-toi, coupa-t-elle en glissant sa paume le long de la joue de Cicéron. Respire. Tout va bien se passer. Livius va donner l'alerte, nous allons tous fuir, et personne ne mourra. D'accord ? »

 Il acquiesça. Ses cheveux roux, collés à son front par la sudation excessive provoquée par ses vomissements, commençaient à se délier, et à lui retomber sur les yeux. Il voulait y croire. Mais le doute ne le quittait pas.

 « Va prendre un bain. Tu en as besoin. Ensuite, nous déterminerons la suite des événements. Je vais demander à Livius ce qu'il veut que nous fassions. Je tenterai d'appuyer ta requête. C'est d'accord ? »

 Aemillia s'était relevée, et lui tendait la main afin qu'il la saisît, pour ensuite l'aider à faire de même. Là, son bras se déploya sans problème, sans aucun effort. Pour elle, il était prêt à tout.

 Voilà ce qu'il se disait, en glissant ses doigts poussiéreux dans la paume de la jeune femme.

 Pour elle, il était prêt à tout, y compris mentir en disant que tout irait bien, ou encore étouffer ces paroles qui le rongeaient de l'intérieur

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