Avant que ce monde ne disparaisse

Chapitre 2 : Aemillia

3730 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/01/2024 21:39

Chapitre II

Aemillia



 Le bruit de gouttes d’eau s’écrasant sur la pierre tira Cicéron hors de sa torpeur.

 À vrai dire, ce fut plutôt l’une de ces gouttes venant éclater sur sa joue qui l’éveilla, presque en sursaut.

 Il ouvrit grand les yeux, et voulut se redresser afin d’identifier la menace qui planait. Mais tout ce qu’il constata fut une pièce sombre, dénuée de bougies, assoupie. Et il était incapable de se mouvoir.

 Le Sanctuaire dormait, et lui seul était en alerte, à l’affût du moindre bruit, convaincu que là, tapi dans l’ombre, quelque chose le guettait et s’apprêtait à se jeter sur lui.

 Une fois sa respiration calmée et son cœur apaisé, les battements s’étant lentement rapprochés d’un rythme plus adéquat, il put se relever, et s’asseoir dans son lit. Quelque chose lui paraissait étrange, différent d’ordinaire. Il ne reconnaissait pas la chambre où il avait pris l’habitude de fermer les yeux à Cheydinhal. Et bien qu’il se souvînt s’être endormi au pied de la Mère la veille, il s’imaginait que Garnag avait dû l’y trouver, et l’avait ramené dans son lit avec la plus grande des douceurs dont un Orque pouvait être capable. Oui, c’était fort probable.

 Il bougea difficilement ses jambes, les amenant jusqu’au bord de sa couche, où elles pendirent dans le vide l’espace d’une seconde ou deux, avant que ses pieds ne touchassent le sol dur et froid. Une peau de bête faisait office de tapis ; cela avait été le seul luxe que les assassins pouvaient s’octroyer. Les poils courts et à peine doux se glissèrent entre ses orteils nus, chatouillèrent l’épiderme avec malice, comme pour l’inciter à se détendre, à calmer les hurlements de sa tête. En vain.

 Baissant les yeux, tentant de percer l’obscurité ambiante, Cicéron poussa un faible soupir. Une journée de plus s’annonçait. Il devait une fois encore affronter le vide et la douleur, tenter de s’éloigner du chagrin en se perdant dans les incantations et les rituels. Tel était son destin, après tout. Devenir un Gardien formidable, comme Aemillia le lui avait prédit…

 Aemillia

 Il se remémora la silhouette tremblante de l’Impériale. Elle avait vingt-huit ans, le jour où elle avait rendu l’âme. À peine un mois plus tard, elle aurait fêté son vingt-neuvième anniversaire. De trois ans son aînée, elle avait toujours su conserver cette attitude mature, qu’il appréciait tant. Combien de fois l’avait-il admirée en secret, attendri par le sérieux de son visage lorsqu’elle se concentrait ? Cicéron peinait à se dire que, désormais, il l’avait rattrapée, et qu’il creuserait bientôt l’écart entre eux. Elle dont la vie s’était achevée à ce bel âge, et lui qui poursuivait la sienne, aussi douloureusement que Sithis l’y obligeait.

 Oh, il aurait donné tout ce qu’il avait pour pouvoir la voir une dernière fois. Mais la Mère était restée insensible à ses suppliques. Et voilà qu’un nouveau jour commençait. Condamné à errer dans ce quotidien maussade, il tâtonna à travers la pièce, à la recherche de ses vêtements ou, au mieux, de quoi allumer la bougie dans laquelle il venait de cogner sa main. Et, par chance, il trouva les deux ; l’obscurité laissa peu à peu place à une faible lueur, qui vint projeter l’ombre de ses mouvements sur les murs.

 Il s’apprêtait à revêtir nonchalamment sa tenue, lorsqu’un détail le fit hésiter. Au lieu des robes cérémonielles qu’il avait endossées depuis qu’il était devenu Gardien, il avait saisi son armure, sa vieille armure. Tant de souvenirs y étaient liés, leur poids était bien trop lourd à porter. Et pourtant, faute de retrouver les pans de tissu dont il avait l’habitude de s’accoutrer désormais, il glissa l’armure sur sa peau. Le contact, désagréable, lui aurait presque manqué, s’il n’avait pas été privé d’assassinats durant tout ce temps. La symbolique de ce vêtement était toute particulière et, pour la première fois depuis ce qui lui semblait être une éternité, il crut ressentir quelque chose de positif.

 Pourtant, ce fut de courte durée, puisqu’il constata amèrement que la dague d’ébonite, dont il ne parvenait à se séparer, était introuvable. Lui qui refusait de s’en éloigner, même un tout petit peu, voilà qu’il l’avait perdue. Son bien le plus cher, disparu. Un frisson parcourut son corps. Son cœur s’affola.

 Peut-être était-elle restée près de la Mère ? Oui, certainement. Garnag n’y avait pas prêté attention, et elle se trouvait encore là-bas, dans la crypte temporaire… Oh, il n’y avait pas un instant à perdre. Il devait remettre la main dessus.

 Il se hâta. Il ne pouvait rien faire d’autre, après tout. C’était à peine s’il avait correctement noué la boucle de ses bottes, et il n’avait pas daigné toucher à ses cheveux, emmêlés, qui tombaient sur ses yeux. Le maigre support de métal de la bougie en main, il avança péniblement à travers la pièce. Ses pieds, encore un peu engourdis par sa nuit sans repos, le lançaient, et manquaient de lui faire défaut. Plus il progressait et plus il tremblait. Que ferait-il s’il ne retrouvait pas la dague ? Non, non, il ne fallait pas se projeter un tel avenir. Il ne pouvait vivre sans cette arme. Il peinait à vivre sans Aemillia, alors comment pouvait-il tenir s’il perdait le dernier vestige de sa présence dans ce monde ? Non, non, il ne devait surtout pas y penser, absolument pas, en aucun cas.

 Plus il progressait, et plus son cœur se serrait. Un sentiment d’étouffement, oui, c’était comme cela qu’il pouvait décrire ce qui l’habitait. Sa respiration devenait difficile, il avait de plus en plus chaud, et il tremblait, oh, il tremblait terriblement ! Ce n’était pas seulement dû à l’appréhension, non, quelque chose n’allait pas. Était-ce la forme des couloirs, la rugosité des pierres, l’écho de ses pas ? Il ignorait quoi, mais il savait pertinemment qu’un détail lui échappait. Là, hier, n’y avait-il pas un support à torche fixé à ce mur ? Alors pourquoi donc n’y était-il plus ? Et ici, il n’y avait pas de porte, avant. Mais, à bien y regarder, ce couloir-ci ne ressemblait pas tant que cela à celui qu’il avait arpenté la dernière fois. Et là, la pièce qui faisait office de crypte temporaire pour la Mère, ne se trouvait-elle pas juste là, derrière ce coin ? Alors pourquoi était-ce un cul-de-sac ?

 La respiration de Cicéron se bloqua. Puis il hyperventila. Incapable de reprendre son souffle convenablement, il porta sa main, celle qui ne tenait pas la bougie, à son torse, comme pour y saisir la chaînette à laquelle pendait l’anneau, bien qu’elle ne s’y trouvât plus depuis un moment ; ce mécanisme ne l’avait quitté, il cherchait toujours autant le réconfort dans ce bijou. Sous ses yeux, la flamme vacillait, importunée par son souffle erratique. Elle finirait par s’éteindre. Comment ferait-il, dans la noirceur et l’obscurité du sanctuaire ? Le Sanctuaire était sécurité et salut – il ne l’était plus, à présent. Sans la dague d’ébonite, sans l’anneau, sans Aemillia, l’Impérial ne pouvait se sentir à l’abri. Et lorsque la lumière s’éteignit, la flammèche achevée par une expiration trop brusque, un cri s’échappa de sa gorge. Tétanisé, il lâcha subitement le support de métal, qui s’en alla se fracasser contre la pierre dans un vacarme assourdissant. La cire gicla, il la sentit s’écraser contre ses bottes, et contre son armure. Il ne perçut aucune brûlure, si ce n’était celle du sang qui affluait à vive allure dans tout son corps, et qui pulsait dans ses veines, sous sa peau.

 Recroquevillé sur lui-même, à genoux, Cicéron enfouit sa tête entre ses mains. Il ne retenait guère ses larmes, elles ruisselaient, mélange de terreur et de tristesse, mais les gémissements qui lui échappaient, eux, étaient tout bonnement impossibles à réfréner. Sa voix résonnait, semblable aux couinements du mulot qu’il avait exterminé la veille, comparable aux pleurs d’un louveteau à la recherche de sa mère massacrée par un chasseur plus bas dans la vallée. Il était orphelin, lui aussi, et ne savait plus vers qui ou quoi se tourner. Pas même la Mère ne saurait le sauver. Une telle vie ne valait pas la peine d’être vécue – une vie sans Aemillia, sans son souvenir, n’était que souffrances. Par pitié, qui Sithis l’achevât ici et maintenant !

 « Cicéron ? »

 Son corps tout entier réagit en entendant cette voix, s’immobilisant sur le coup. Ses pleurs, son souffle, son cœur, tout se figea, s’interrompit, comme si le moindre signe de vie de sa part eût été capable de dissiper l’illusion, de l’arracher à ce rêve. Si ce qu’il entendait là était une création de son esprit, une simple hallucination, alors il était prêt à s’y abandonner, aussi longtemps que le Père le lui permettrait.

 « Cicéron, que fais-tu ici ? »

 Oh, oui, qu’elle parlât, qu’elle parlât autant qu’elle le pouvait ! Jamais cette douce mélodie n’avait-elle si bien sonné à ses oreilles ! Ces notes, si fines et élégantes, emplies de tendresse et d’affection – oh, comme elles lui avaient tant manqué !

 « Tu devrais te reposer, tu sais… »

 Il l’entendait désormais à sa hauteur. Probablement accroupie à ses côtés, la source de cette voix se penchait vers lui. Le grincement du cuir tandis qu’elle approchait la main, l’effluve de son parfum, la chaleur de son corps… C’était le plus beau de tous les rêves. Une merveilleuse apparition qui, le temps de cette perte de conscience, le comblait plus que jamais. Il la suppliait intérieurement, réclamait à ce qu’elle conversât autant qu’elle le voulait et le pouvait, pour que ses paroles l’emmenassent là, au loin, au bout de ces rêves, jusqu’à l’horizon dont il ne distinguait plus la frontière.

 D’un coup, elle recula. Il le comprit au bruit de ses pas. Elle se releva subitement.

 « Oh non, que t’est-il arrivé ? Tu n’es pas blessé ? »

 La cire chuintait sous les semelles des bottes de cuir, s’étalant mollement en attendant de refroidir et se solidifier à nouveau. Il n’en pouvait plus, il voulait la voir. Mais l’angoisse lui susurrait de désagréables paroles, si bien qu’il craignait s’éveiller de ce rêve s’il posait les yeux sur elle. Aurait-il seulement le temps de contempler son doux visage ? Oh, par Sithis, il l’espérait. Juste une fois, rien qu’une fois, croiser le regard d’Aemillia…

 « Est-ce que ça va, Cicéron ? »

 L’Impérial leva la tête. Était-elle inquiète à cause de sa mine épuisée ? Ou bien avait-elle aperçu l’éclat de ses larmes au coin de ses yeux ? L’œil aveugle s’écarquilla tout comme son frère, mais rien ne s’y reflétait. Au cœur de l’iris aux teintes de la forêt, l’appréhension luisait.

 Les lèvres entrouvertes, il se retrouva incapable d’articuler le moindre son. Face à lui, l’apparition semblait plus que réelle. S’il tendait le bras, pourrait-il la toucher ? Ou bien traverserait-il son corps comme tant d’autres fois ? Il ne comptait plus ces affreux rêves dans lesquels il tentait tant bien que mal d’effleurer ses mains, seulement pour voir les siennes passer au travers de l’enveloppe fantomatique. La terreur d’être plongé dans l’un de ceux-ci le pétrifiait.

 Il sentit une main lui frôler l’avant-bras et le genou, avant que les doigts ne s’enroulassent autour de son gantelet de cuir. C’en fut trop. Mû par une force désespérée, certain que le Néant l’engloutirait s’il ne tentait pas sa chance, Cicéron leva le bras. Ses doigts s’étendirent, tremblotants, et vinrent se poser doucement sur la joue d’Aemillia. Elle eut d’abord un léger mouvement de recul, surprise par ce geste affectueux, mais le laissa faire, allant même jusqu’à passer sa propre main sur celle de l’Impérial. La clarté de la peau de la jeune femme contrastait avec la noirceur des gantelets, éclairés doucement par la flammèche d’une bougie qu’elle tenait dans sa main droite.

 Cicéron sentait, bien que faiblement, la chaleur de son visage. Il sentait la dureté de la chair lorsqu’il pressait légèrement ses doigts contre celle-ci. Il sentait son parfum, dont les effluves l’enivraient. Aemillia était là.

 Aemillia était vivante.

 Les larmes montèrent. Incapable de les réfréner, il les laissa glisser le long de ses joues, et s’écraser au sol. Le peu d’énergie qu’il lui restait s’évapora dans ses derniers mouvements désespérés. Il se mit à genoux, presque à hauteur du visage de l’Impériale. Puis, sans retenir ses gémissements incontrôlés, il l’enlaça de toutes ses forces, pressant le corps sensible contre le sien. Ses doigts se perdirent dans les cheveux châtain coupés court. Son nez s’engouffra dans le tissu de sa robe. Et ses lèvres se tordirent dans un sourire, tandis que les larmes traduisant une émotion qu’il ne pouvait décrire affluaient de plus belle.

 Aemillia était vivante.

 Les soubresauts de son corps provoquaient des hoquets dans sa voix. À chaque inspiration, il resserrait son étreinte. Il savait que, s’il la lâchait, Aemillia disparaîtrait. Pour rien au monde il ne souhaitait la voir partir à nouveau. Non, il ne le supporterait pas.

 « Cicéron ? appela-t-elle doucement. Que t’arrive-t-il ?

 — Jure-moi… Jure-le moi…

 — Quoi donc ?

 — Jure-moi que tu es bien réelle… »

 Elle se tut, un instant. Il crut avoir brisé le charme, s’être éveillé de ce rêve étrange. Mais tout ce qu’il sentit fut l’étreinte de l’Impériale, qui glissait ses mains dans son dos, attrapant le tissu entre ses doigts, partageant avec lui sa douce chaleur au cœur de ce couloir glacial.

 « Dis-moi que tu es vivante, je t’en supplie…

 — Je suis là, Cicéron. Je suis vivante, et je suis réelle. Tout va bien… »

 Elle se balançait légèrement, de droite à gauche, comme si elle cherchait à le bercer pour l’apaiser. Il sentait son cœur se calmer, ralentir, et sa respiration devenir plus régulière. Tout allait bien, désormais. Elle était là, avec lui. Par quel miracle, il l’ignorait. Mais quelle importance cela avait-il ? Aemillia était là, à ses côtés, et en vie.

 « Que t’est-il arrivé ? J’ai entendu du bruit, et je t’ai trouvé là. Ne devais-tu pas dormir ? Tu étais épuisé, après l’entraînement…

 — Je me suis réveillé, et je ne trouvais pas mon arme. J’ai voulu aller voir la Mère, Garnag a dû l’oublier là-bas, et je me suis perdu… Jusqu’à ce que tu me trouves…

 — Garnag ? Mais il est à Cheydinhal, et la Mère est à Bravil… »

 Il se figea. Rien n’allait, rien ne collait. Hier encore, il était au Sanctuaire à veiller sur la momie. Qu’est-ce qui se passait ?

 « Tu as dû rêver, Cicéron, ajouta-t-elle en posant la bougie à ses côtés. Nous sommes chez nous, à Bruma…

 — Bruma… »

 Il répéta le nom de sa ville d’enfance, encore et encore, avant d’être frappé de stupeur. Brusquement, il se recula, et saisit Aemillia par les épaules. Fixant son œil, plongeant dans sa teinte si douce et si belle, il manqua de crier, de sa voix tremblante.

 « Quel jour où est ?

 — Le seize de soirétoile, souffla-t-elle en évitant son regard.

 — De quelle année ?! »

 Elle releva la tête. Son expression avait changé. Empreinte de tristesse, elle le regardait difficilement. Il comprit alors, à son silence, que le temps lui était compté – qu’il leur était compté.

 « Nous sommes le seize de soirétoile de l’an cent quatre-vingt-six de l’Ère Quatrième, murmura-t-il, croyant à peine à ce qu’il disait. Demain, le Penitus Oculatus ravagera le Sanctuaire. Et j’en serai le seul survivant.

 — Comment le sais-tu ? Je ne te l’ai jamais dit, et…

 — Je l’ai vécu. Oh, Aemillia, si tu savais… »

 Il la serra une nouvelle fois contre lui. Que Sithis fût loué, ses prières avaient été entendues. Juste une dernière fois, voir le visage d’Aemillia, tel avait été son souhait. Mais ce qu’il avait obtenu, en échange de sa foi et de sa fidélité, relevait d’un véritable miracle. Il était revenu trois ans en arrière, avant la mise à sac du Sanctuaire où il avait rejoint la Famille. À cette époque, Aemillia était encore en vie. Le Sanctuaire n’avait pas été détruit. Il pouvait y faire quelque chose. Il pouvait au moins la sauver, elle. Oui, il pouvait empêcher sa mort. Il pouvait la convaincre de fuir avec lui…

 « Je ne supportais plus de ne plus te voir… Si tu savais combien tu m’as manqué, combien je regrette… »

 Elle ne réagissait pas. Silencieuse, elle l’écouta se confier.

 « Tu es morte en me protégeant, et… »

 Les larmes revinrent. Il avait beau les chasser, elles ne cessaient leurs assauts.

 « Pendant trois ans, il ne s’est pas passé un seul jour sans que tu ne me manques… Je ne veux plus te quitter. Ton anneau, ta dague, j’en ai pris soin, tellement soin ! Mais tu ne revenais toujours pas… Le Père refusait de t’amener à moi… Et j’ai prié, prié… J’ai prié la Mère, j’ai prié le Père, j’ai prié pour te revoir, une dernière fois. J’ai juré qu’après cela je n’en demanderai pas davantage. Je les ai suppliés de me laisser te revoir, et regarde-toi… Tu es en vie… !

 — Cicéron… »

 Elle glissa ses mains jusqu’à ses épaules. Doucement, affectueusement, comme elle l’avait toujours fait. À cette époque, se doutait-elle de ce qu’il ressentait ? Elle avait accepté ses propres sentiments, en témoignait cette amulette de Mara qu’elle avait portée de temps à autre, mais avait-elle imaginé, un seul instant, que l’amour qu’elle lui portait fût réciproque ?

 « Si le Père et la Mère ont bravé les interdits, et t’ont fait transcender le Temps lui-même… Rien ne devrait être changé. On dit que les jills s’en prennent à tout ce qui perturbe l’équilibre des choses, et du Temps…

 — Je me battrai. Ils m’ont envoyé là pour te sauver, Aemillia. Si je peux te protéger de ce qui doit arriver, je le ferai.

 — Cela aura un prix… Tu ignores ce que tu devras donner en échange de ma vie… »

 Il ne voulait pas y penser. Lui qui était si heureux de la revoir, enfin, voilà qu’elle le ramenait à la dure réalité. Il ne voulait pas voir cette chance qui lui avait été offerte lui échapper. Il avait tant souffert, il avait tant enduré… Il ne pouvait pas ne pas tenter ce pour quoi il avait été ramené à cette époque.

 Cicéron relâcha son étreinte, avant de contempler la mine inquiète de l’Impériale. Elle lui paraissait plus pâle que d’ordinaire. N’était-ce pas à cause de la faible clarté des environs ? Ses sourcils affaissés lui donnaient un air triste.

 « Aemillia, s’il te plaît, écoute ce que j’ai à te raconter. Laisse-moi te dire tout ce que j’ai vécu. »

 Elle acquiesça. Elle se remit doucement debout, et il en fit de même. Il avait oublié combien elle était plus grande que lui. Cette constatation le fit légèrement sourire.

 « Et si après avoir entendu mon histoire tu t’opposes toujours… Alors je renoncerai. Je te le promets. »

 Aemillia lui prit la main, un peu par surprise, et l’invita à la suivre, dans les couloirs éclairés à la simple bougie. S’il n’avait pas, par habitude, revêtu ce gantelet, alors il aurait pu sentir la chaleur de sa paume. L’espace d’un instant, il s’imagina l’ôter et effleurer ses doigts. Non, il n’avait pas le droit de rêvasser.

 Elle le mena jusqu’à la pièce où elle avait toujours eu l’habitude de s’installer. La cheminée était inerte, le feu avait été englouti par les cendres. Quelques livres empilés là patientaient d’être rangés, ou bien lus. La jeune femme alluma une à une les dix bougies du chandelier, et invita l’Impérial à prendre place sur l’un des fauteuils. Une fois assise à son tour, elle posa sur lui son doux regard de la couleur des émeraudes, un sourire triste sur le visage.

 « Je t’écoute, Cicéron. Je veux savoir ce que tu as à me dire. »

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