Avant que ce monde ne disparaisse
Chapitre I
Sanctuaire
« Le monde ici-bas n’est que rêve.
Seuls les rêves nocturnes sont réalité. »
— Edogawa Ranpo
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« Ô Mère Adorée, acceptez cette offrande de votre humble serviteur. Puissiez-vous être protégée des souillures de ce bas monde… »
L’incantation, répétée inlassablement et tant de fois qu’elle en perdait son sens, se fondait dans un écho. Seul le vestige de cette voix, devenu murmure perdu entre les couloirs, témoignait d’une présence en ces lieux. Les gestes, réalisés maintes fois au point de ne plus témoigner que d’un respect forcé, projetaient leurs ombres sur les murs, éclairés à la faible lueur de bougies disséminées çà et là.
« Puissiez-vous entendre les voix et les chants de vos Enfants, et leur apporter refuge et repos dans vos bras. »
Risquer un coup d’œil dans la pièce façonnée à même la pierre apporterait une sordide vision – celle d’un homme à genoux, prostré devant un misérable cercueil ouvert, dévoilant la dépouille qu’il conservait soigneusement depuis plusieurs siècles, protégée depuis toujours de la saleté et de la corruption des vivants.
« Ô Mère Adorée, votre Enfant vous implore, votre Gardien vous adore. Entendez sa voix, et partagez-lui la vôtre, pour que puisse votre Famille demeurer. »
L’homme releva la tête, posant sur le visage momifié son regard terni par la fatigue et le chagrin. Voilà bientôt deux mois qu’il se donnait corps et âme à ces rituels, récitait les incantations et lavait avec onguents et huiles le corps. Il avait endossé son rôle de Gardien, et pour rien au monde il n’abandonnerait ses responsabilités, quand bien même cela lui en coûtait.
La Mère de la Nuit était une figure importante – pour ne pas dire primordiale – pour sa Famille. Cette momie, qui jadis fut une Dunmer éblouissante d’après ce que racontaient les mythes et légendes de la confrérie, était le vaisseau à travers lequel s’exprimait l’âme éternelle de cette figure révérée. Si elle trouvait oreille à qui parler, alors la Mère lui transmettait chacun des contrats réclamés par le peuple de ce bas monde. Quiconque réalisait le Sacrement Noir, ce rituel misérable à la mise en scène abjecte pour tout cœur qui n’y serait habitué, appelait à lui un assassin de la Confrérie Noire, l’un des enfants de la Mère, qui la vénéraient et suivaient ses ordres.
Mais hélas, plus personne n’était en mesure d’écouter la voix de la Mère. L’Enfant à qui revenait cette tâche n’était plus. Brûlée vive dans un tourbillon de flammes magiques, Alisanne Dupré avait laissé derrière elle une famille endeuillée, une crypte ravagée, et une Mère esseulée.
Son lieu de repos, désormais, était ce maigre sanctuaire caché des regards à Cheydinhal. Depuis six mois ses Enfants guettaient avec impatience et appréhension le moment où sa voix se ferait entendre, où elle choisirait quelqu’un à qui s’adresser. Survivant comme ils le pouvaient, tendant l’oreille afin de connaître les derniers ragots, les rumeurs pouvant évoquer un Sacrement Noir, ses Enfants perdaient patience, et leur foi commençait à s’ébranler, à se désagréger.
Mais parmi tous les membres de la Confrérie Noire, l’un d’eux appréhendait plus que tout cet événement qui semblait ne jamais vouloir se produire.
Oh, il était fier d’être son Gardien, d’être celui qui veillait sur elle, celui qui prenait soin d’elle. Pourtant, avec chaque jour qui passait, sa confiance s’étiolait. Le pilier sur lequel il s’était reconstruit ces derniers mois s’abîmait, tombait peu à peu en gravats et poussières. Et bientôt, ne resterait de lui qu’une coquille vide, semblable à cette momie, répétant inlassablement les incantations et les gestes, anéantissant les souillures de ce bas monde, veillant sur elle sans plus veiller sur lui-même.
En ses quelque vingt-huit années d’existence sur Nirn, jamais il ne s’était senti aussi vide qu’à ce moment-là. Lorsqu’il posait les yeux sur la dépouille, il était tantôt empli de désespoir, de rage et d’un sentiment d’impuissance. Les jours où les forces lui manquaient, il la fixait dans un silence agonisant, scrutant les creux de la peau séchée, le néant de la gorge que l’on apercevait à travers les lèvres grandes ouvertes, les plis des orbites vides pourtant soigneusement refermées. La momie le terrifiait et la fascinait dans le même temps. S’il ne s’était pas autant efforcé de maintenir une foi des plus pures à son égard, voilà bien longtemps qu’il aurait lui-même ravagé la dépouille, l’abandonnant aux souillures qu’il s’était juré de repousser.
Le couinement d’un mulot qui s’était glissé jusqu’ici par on ne savait quel moyen l’arracha de sa contemplation. Il était resté si longtemps à genoux sur la pierre qu’il ne sentait plus ses jambes, engourdies par le manque d’irrigation du sang. Ses iris quittèrent la peau pâle et desséchée de la Mère pour trouver la source du bruit qu’il avait perçu. Le rongeur tremblait, boitait et, rapidement, tomba raide mort sur l’une des dalles qui composaient le sol froid de la pièce. Il avait ingéré du poison, et en avait payé le prix. Voilà ce qui arrivait aux nuisibles venus troubler le repos de la Mère.
Sanctifier, communier, vénérer, voilà tout ce qu’il était bon à faire, désormais. Lui qui baignait sa lame dans le sang avec tant d’aisance et de satisfaction, il se trouvait enfermé entre les murs du Sanctuaire ; ce même Sanctuaire qui lui offrait réconfort et salut autrefois, mais qui, maintenant, ne lui inspirait rien de plus qu’un mal-être tenace, grandissant de jour en jour. Combien de temps encore tiendrait-il ? Son cœur débordait et ne saurait encaisser davantage…
« Cicéron ? Mon frère, voilà de quoi te rassasier. Tu dois être affamé. »
Un Orque parvint jusqu’à lui, effectuant une légère courbette à l’attention de la momie afin de témoigner d’un respect dont il était facile de douter, tenant dans ses mains un plateau aux plats fumants, et particulièrement bien remplis.
« Tu devrais te reposer. Depuis combien de temps tu es là à t’occuper d’elle ? Tu n’as pas mis le nez hors de ta cave depuis des jours.
— Ce n’est pas ce qu’elle aurait voulu, articula l’intéressé en adressant à peine un coup d’œil au plateau, la gorge asséchée par les incantations qu’il avait prononcées à en perdre la voix. Je dois être un Gardien formidable, en son honneur, en sa mémoire.
— Tu penses encore à elle ? Je sais combien elle était importante à tes yeux, mais c’est du passé. Tu dois aller de l’avant, et penser à l’avenir de notre Famille. »
Cicéron fit tout son possible pour éviter le regard doré de l’unique œil de son frère, mais ce dernier insistait, refusant de lâcher le plateau qu’il avait pourtant saisi de ses mains frêles, fatiguées par les mouvements répétés. Jusqu’à ce que l’Impérial finît par craquer et lui donner ce qu’il réclamait, l’Orque ne faillit pas. Ce n’était pas du genre des Orques, après tout.
« Merci, Garnag. »
La voix de l’homme était fébrile, tremblotante. Évoquer ce souvenir suffisait à l’ébranler. Seul Garnag savait. Seul Garnag comprenait. Il aussi avait perdu quelqu’un à qui il tenait plus que tout au monde. Et Garnag avait connu celle à qui Cicéron ne pouvait s’empêcher de penser le soir lorsqu’il tombait de fatigue et sombrait dans ce monde cauchemardesque qui prenait vie lorsque Masser et Secunda s’installaient là-haut, dans la voûte céleste.
L’Orque surveilla attentivement l’Impérial, s’assurant qu’il ne resterait rien, pas la moindre miette ni la moindre goutte sur ce plateau. Dès lors que Cicéron faisait mine de s’arrêter, même pour prendre une minuscule pause, il serrait le poing et laissait comprendre que ce comportement ne saurait être toléré. Était-ce là un témoignage d’affection ? Probablement. Bien que cela déplût fortement à l’homme, qui réprimait les nausées qui montaient à chaque bouchée qu’il avalait difficilement.
« Va dormir, Cicéron, fit Garnag en posant amicalement sa main sur l’épaule du Gardien. Tu es enfermé ici depuis une semaine entière, au moins, tu as à peine mangé et je suis sûr que tu ne t’es pas reposé un seul instant.
— La Mère a été souillée, je ne peux laisser passer ça, tu comprends ? Je dois la protéger, je dois la sanctifier, je l’ai promis, je l’ai juré, c’est mon devoir à présent.
— Et si tu venais à mourir d’épuisement, Cicéron ? Qui entretiendrait sa mémoire ? Qui la protégerait ? »
Parlait-il encore de la Mère, ou bien évoquait-il le souvenir désagréable qu’il ne voulait pour rien au monde éveiller ? Cicéron se tut, préférant ingurgiter cette nourriture dont il ne percevait pas même le goût, fade et insipide, tout comme son existence dans ce monde qui avait perdu de sa couleur et de sa saveur depuis qu’elle était partie.
« Je sais combien c’est dur pour toi. Mais tous nos sacrifices ne doivent être vains. La Famille compte sur toi pour sauver notre Mère. Lorsqu’une nouvelle Oreille Noire sera choisie, lorsque nous aurons rebâti une crypte, tous salueront ta dévotion. Sans toi, rien de tout cela ne serait possible. Je te le demande en tant que frère, et en tant qu’ami. Va te reposer. »
Ce que Garnag ignorait, comme chacun des autres membres qui vivaient sous ce même toit de terre et de pierre, était le réel sentiment qui habitait le cœur de Cicéron. Un état neurasthénique qui durait depuis désormais près de trois longues années, une tristesse accablante et un deuil qu’il ne pouvait achever. Parfois, c’était une rage éreintante qui prenait le dessus, et une envie brûlante de détruire ce monde et le ravager. Car une vie sans elle ne valait pas la peine d’être vécue. Mais en son honneur, il survivait tant bien que mal, jour après jour, allant à reculons vers un avenir aussi sombre que son passé. S’il trébuchait, c’était parce qu’il se trouvait incapable de détourner les yeux du souvenir de ce visage et de ce regard débordant d’affection. S’il lui tournait le dos, elle disparaîtrait. Tout en se répétant cela, Cicéron s’était donné corps et âme à la Mère. Car c’était la seule chose qu’Aemillia aurait souhaité qu’il fît.
Lorsqu’il eut fini d’alourdir son corps avec ce plat bien trop rempli pour son appétit faiblard, Cicéron vit Garnag lui adresser un sourire réconfortant, si tant fût que les crocs proéminents de sa mâchoire inférieure pussent inspirer autre chose que la crainte. Depuis qu’il était arrivé au Sanctuaire de Cheydinhal, au crépuscule de l’an cent quatre-vingt-six de l’Ère Quatrième, il n’avait cessé de chercher son visage et sa voix parmi les siens, et seule la présence de Garnag avait permis d’apaiser, même légèrement, ses tourments. Mais il la cherchait malgré tout, encore et toujours. Comme si le fantôme d’hier pouvait se trouver aujourd’hui. Évoquer la ville de Bruma ravivait la douleur, tout comme évoquer son prénom à elle.
La Confrérie Noire avait été attaquée de toutes parts, ces dernières années. Même si l’achèvement de la Grande Guerre avait permis à la Famille de reprendre ses affaires, l’ombre de la menace planait toujours au-dessus de leurs têtes et, dans ce climat incertain, Cicéron avait trouvé en eux un nouveau foyer, davantage chaleureux que celui où il avait autrefois grandi. Cela s’était déroulé dix ans auparavant, lorsqu’il ignorait ce que signifiait aimer et être aimé et, s’il avait entraperçu la noirceur de ce chemin qu’il désirait emprunter, peut-être aurait-il renoncé à ces doux sentiments, préférant se protéger de la souffrance qui les accompagnait en acceptant un destin sans saveur en reprenant la boutique de feu son père.
Là, au cœur de la Famille qui résidait à Bruma, il avait fait la connaissance d’assassins amicaux, qui reconnaissaient leurs pairs et les encourageaient à devenir meilleurs dans leur art. Il lui arrivait de revoir le visage de Livius, la tête du Sanctuaire, tordu de douleur dans son agonie, avant qu’il ne rendît son dernier souffle, exsangue. Il avait vu ses frères et sœurs décimés, sa demeure ravagée. Et la seule personne qui avait survécu jusqu’alors, à ses côtés, avait payé de sa vie pour le protéger et tenir sa promesse d’un avenir meilleur.
Lorsqu’il fermait les yeux, le doux visage d’Aemillia s’offrait à lui. Son œil aveugle fixait le vide, voilé de gris, tandis que l’autre le scrutait avec douceur dans ses teintes viride. Son sourire, triste mais tout de même chaleureux, le rassurait. Mais cette vision restait éphémère, et rouvrir les yeux la faisait disparaître. Il n’entendait plus sa voix quand elle tentait de lui parler dans ses pensées, et s’il tendait la main vers elle, l’image se dissipait dans une brume immatérielle.
Ne restait d’elle plus que ces souvenirs doux-amers, la lame d’ébonite qu’elle lui avait tendrement légué, et l’anneau d’or qu’il portait autrefois autour du cou.
Mais même ce bijou, qu’il lui avait offert à son vingt-troisième anniversaire, s’était volatilisé. Il avait vraiment cru pouvoir revivre, grâce à cette fillette dont il avait croisé la route. Il l’avait formée aux arts de l’assassinat, il pensait sincèrement pouvoir en faire une sœur efficace et redoutable. L’anneau avait été transmis comme un héritage du souvenir d’Aemillia, bien que plus personne ne se souvînt d’elle, mis à part Garnag et Cicéron lui-même. Mais il était incapable de garder les personnes qu’il aimait près de lui, et l’enfant disparut du jour au lendemain sans laisser de trace.
Désormais, son quotidien était uniquement animé par la présence de Garnag, lorsqu’il venait le voir dans la grotte où la Mère avait été amenée lorsque Bravil fut détruite. L’Orque comprenait mieux que quiconque le chagrin de l’Impérial, mais ne cessait jamais de le pousser vers l’avenir. Cicéron le voyait dans son regard. Garnag était désolé de le voir se morfondre, s’enfonçant jour après jour dans une solitude et une tristesse qui le noyaient, et s’efforçait de le divertir. Sans lui, l’Impérial aurait très certainement d’ores et déjà sombré dans la folie.
Les vestiges de la Confrérie subsistaient tant bien que mal à Cheydinhal, où survivait tant bien que mal ce qui restait de Cicéron.
Le pas lourd, la tête vide, il se dirigeait sans grande envie vers les chambres où chaque membre de la Famille pouvait trouver un lit dans lequel se coucher. Parce que Garnag le lui avait demandé, et il ne pouvait le lui refuser. Sa couche, en bazar depuis plusieurs jours déjà, était aussi gelée que le corps sans vie qu’il protégeait. Il s’y enfonça mollement, son énergie épuisée l’abandonnant aussi subitement que la joie ne l’avait quitté quelques années plus tôt. Les couvertures étaient rugueuses, désagréables, et s’il n’avait pas eu sa chemise pour le protéger de ces agressions dont il se serait amplement passé, il aurait chassé les draps pour dormir sur la pierre qui, elle, ne l’avait jamais déçu. On ne pouvait rien attendre d’autre que la froideur et la dureté des roches lorsqu’on s’y étendait. Et il ne méritait guère davantage.
Comme à chaque fois que ses paupières se faisaient lourdes, les cauchemars l’assaillirent. Il revivait la scène comme s’il s’y trouvait encore. Leur Sanctuaire mis à sac. Aemillia prenant les devants pour lui offrir une chance de survie. Les éboulements qui refermaient sur lui la seule issue de secours que l’Impériale aurait pu trouver.
Une fois encore, il s’éveilla en sursaut, le corps en sueur transpirant à grosses gouttes, et un cri bloqué dans sa gorge, qui l’étouffait, et qu’il étouffait. Les yeux encore perdus dans ce songe, c’était à peine s’il pouvait distinguer les silhouettes de ses adelphes qui ronflaient non loin. À mi chemin entre le monde des vivants et celui des rêves, il se demanda où il se situait en cet instant. Sa chemise trempée, il se leva dans l’espoir de pouvoir se rafraîchir, et se débarrasser de ce tissu désagréable. Tout ce qu’il trouva sur son chemin fut une maigre lueur dans l’obscurité. Attirant son œil, captivant son regard, une flammèche brillait là-bas, un peu plus loin, et, hypnotisé par la vision qui s’offrait à lui, il se retrouva à faire un pas, puis un autre, s’éloignant peu à peu de sa couche pour rejoindre le trait de lumière qui disparaissait peu à peu.
L’Impérial se retrouva alors face au cercueil de la Mère de la Nuit, grand ouvert, tout comme cette gueule béante qui n’avait plus rien d’humain à ses yeux.
Une fois encore, l’envie de la détruire se fit forte. Mais l’épuisement l’empêchait de lever n’était-ce que la main. Ce jour-là, comme d’autres avant, il ne se sentait plus en mesure de continuer à vivre. À l’image de cette momie, il n’était plus qu’une coquille vide qui tenait debout malgré tout, par la force d’une volonté irréelle.
Pourquoi Sithis en avait-il décidé ainsi ?
Cicéron n’avait fait que vivre de la façon la plus intègre qu’il lui avait été possible de suivre. Après la mort de son père, il s’était démené pour appliquer les principes de la confrérie, et s’intégrer dans sa nouvelle Famille. Les sentiments n’étaient pas permis, mais il avait malgré tout appris à aimer. Pourquoi donc aurait-il dû se priver de cette sensation agréable que d’être chéri par quelqu’un ? Lui qui n’avait jamais connu cette chaleur, ne pouvait-il pas se le permettre ? Force était de constater que non. Un idiot tel que lui, un indésirable, ne pouvait avoir droit à cette once de bonheur. Il avait été stupide de croire qu’il lui était autorisé de ressentir cela…
La Grande Guerre, la mise à sac des Sanctuaires, la destruction progressive de la Famille… Tous ces événements se succédaient, s’enchaînaient, entraînant avec eux leurs lots de désolations. Et lui, pauvre Gardien perdu dans sa foi dont il doutait jour après jour, il ne pouvait qu’assister impuissant à cette chute qui l’entraînait dans sa spirale inévitable.
Si un vœu, juste un seul, pouvait lui être permis… S’il pouvait s’autoriser à formuler une prière… Tout ce qu’il demanderait, tout ce qu’il supplierait Sithis et la Mère de lui accorder, dans un acte de miséricorde et de bonté, était d’oublier, le temps d’une nuit, ces cauchemars qui revenaient le hanter. Incapable d’accepter son deuil, incapable d’accepter ses sentiments, il tournait en rond. Épuisé par son sommeil sans repos, et par la douleur de son cœur, il se sentait vaciller et faiblir. Un jour, la coupe serait pleine. Il n’y aurait plus rien pour le retenir, et l’empêcher de la vider en la brisant en mille morceaux.
« Mère… »
Son murmure fébrile résonna faiblement dans la pièce. Les bougies s’étaient éteintes, à court de cire à dévorer. Seul le silence lui répondit.
« Mère, pourquoi avez-vous abandonné vos Enfants ? Votre Famille ne doit-elle pas être sauvée ? »
Un tremblement secoua son corps. Son cœur cognait dans sa poitrine. Les forces lui manquèrent, et il s’effondra à genoux, les rotules cognant lourdement sur la pierre.
« Mère, pourquoi ne dites-vous rien ? »
Appuyé sur ses mains, les doigts recroquevillés sur les roches taillées, Cicéron articulait difficilement. Ses lèvres sèches s’entrouvraient, sa voix se faisait douloureusement entendre. L’émotion la faisait vaciller, tout comme ses muscles contractés qui peinaient à le faire tenir.
Les larmes montèrent. Il ne put les retenir.
« Pourquoi avez-vous laissé tout cela se produire ? Pourquoi avez-vous laissé Bruma tomber ? »
Il baissa la tête, ne pouvant supporter de regarder cette figure inerte. Une mèche rousse tomba sur ses yeux. Il n’avait ni la force ni l’envie de la remettre à sa place. Plus rien n’avait d’importance, de toute façon.
« Mère… Pourquoi l’avez-vous laissée mourir ?... »
C’en fut trop. Ses bras lâchèrent. Il embrassa brusquement le sol. Si telle était sa punition pour oser éprouver de tels sentiments, alors il l’acceptait.
« Pourquoi… ? Pourquoi… ? »
Répétant sans cesse ces deux syllabes, son corps s’affaissait toujours plus contre le sol dur et gelé. Aux larmes qui ruisselaient sur son visage se mêla l’humeur visqueuse qui s’échappait de ses narines, et la salive qu’il ne pouvait déglutir, le visage renversé en avant. La poisse l’habitait, il était misérable, mais il ne pouvait retenir ses pleurs et gémissements.
Devant lui, la momie restait muette, immobile. Pourquoi ne lui parlait-elle pas ? Il avait tant sacrifié pour elle, et se démenait tant pour la sanctifier malgré leur situation désespérée !
« Mère… Mère, je vous en conjure, sauvez vos Enfants. Sauvez votre Gardien… »
Sa gorge se serra. Il ne pouvait supporter plus longtemps la douleur qui lacérait son cœur, et les cauchemars qui hantaient son esprit. Aemillia était morte, et pourtant il ne parvenait à aller de l’avant. S’il devait vivre le restant de ses jours ainsi, alors il aurait préféré mourir là, tout de suite, maintenant.
S’il était impossible de lui offrir une seconde chance alors, par pitié, que Sithis lui offrît un repos éternel à ses côtés… et aux côtés d’Aemillia.
Pendant longtemps, il n’avait osé formuler de telles requêtes. Mais ce soir-là, face à la momie de la Mère de la Nuit, et face à ses sentiments indicibles qu’il n’admettait que trop difficilement, les mots s’échappèrent, s’évadant de ses pensées, et s’affranchissant de sa volonté.
« Mère, permettez-moi de la revoir, juste une dernière fois… Je vous en conjure, permettez-moi de revoir Aemillia. »
Son cœur cognait si fort ! Lacéré de toutes parts, sans repos, sans merci. Et cette momie qui ne répondait pas, il ne pouvait lui pardonner ! Une fois, juste une fois, ne pouvait-il pas formuler une requête ? Lui qui avait délaissé ses propres sentiments, ses propres émotions, lui qui avait tout abandonné pour servir la Mère Impie, allant jusqu'à priver sa lame d'ébonite – celle d'Aemillia ! – pour se consacrer entièrement à son service, lui était-ce donc interdit d'éprouver un semblant d'égoïsme ?
Il aurait pu tout accepter. Revoir une illusion de son esprit qui vacillait jour après jour, ou bien un fantôme éthéré qu'il ne pouvait toucher, que ce fût réel ou non, il voulait juste une dernière fois pouvoir contempler, admirer, la beauté d'Aemillia. Entendre sa voix était un souhait qu'il ne pouvait exprimer. Tant que ses pensées sauraient être détournées de l'image qu'il se faisait du cadavre pourrissant de l'Impériale dans les ruines de Bruma... Il se sentait capable d'accepter n'importe lequel de ces supplices.
Les larmes, intarissables, affluaient, débordaient, coulaient sur sa peau, formaient une flaque assombrissant la roche, rendue poisseuse par la poussière et les fluides. Qu'importe l'allure qu'il avait, il était tout bonnement misérable. Il voulait juste, seule une dernière fois, revoir le visage aimant d'Aemillia...
Ses pensées ressassées encore et encore, ne pensant plus qu'à elle, il s'endormit d'épuisement, étendu sur la pierre gelée, recroquevillé sur lui-même. Sur ses lèvres, le prénom de l'Impériale se dessinait incessamment.
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「うつし世はゆめ 夜の夢こそまこと」
(江戸川乱歩)