The drugs don't work
Chapitre 7 : Un phare allumé sur mille citadelles
3208 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 29 jours
Chapitre 7 : Un phare allumé sur mille citadelles [1]
Mycroft resta un moment silencieux, la main toujours posée sur la poignée de porte qu’il venait de refermer derrière leur visiteur inattendu.
Sherlock le regardait, cherchant visiblement à deviner les pensées de son frère. Tâche pour le moins ardue, pour ne pas dire impossible, attendu que ledit frère eût été bien en peine de démêler lui-même le chaos qui régnait dans son esprit à cet instant.
Ce voyage totalement improvisé dans le palais mental de Sherlock lui avait fait entrevoir des horizons insoupçonnés. Son cadet lui avait tout simplement ouvert son âme et lui avait permis de la disséquer, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Il devrait y repenser à tête reposée, lorsque ses propres émotions se seraient décantées, et visionner à nouveau et dans le moindre détail tout ce à quoi il avait eu accès, analyser les pièces, les couloirs et les portes afin de mieux comprendre son frère – et, peut-être, d’enfin réussir à l’aider.
Non, pas « peut-être ». Cette fois, il n’échouerait pas. Cette fois, il savait.
Avant cela, il lui restait un certain nombre de décisions pragmatiques à prendre, qui n’allaient probablement pas enchanter Sherlock.
Et lui-même non plus.
– Je vais te laisser te reposer, dit-il enfin.
– Je ne suis pas fatigué, protesta Sherlock.
– Bien sûr que non, répondit Mycroft distraitement.
Il lui restait à aborder deux points particulièrement délicats, ceux dont il ne voulait pas parler mais qu’il ne pouvait pas, qu’il n’avait pas le droit de laisser en suspens. Dès qu’il les aurait mentionnés, son frère recommencerait à le détester, et cette étrange journée, ou plutôt ces quelques heures deviendraient une simple parenthèse dans la vie des Holmes. Et on ne pouvait pas vivre éternellement dans des parenthèses.
Il était l’aîné. Il avait des devoirs. Il fallait bien qu’on se montre raisonnable pour deux.
– Je vais te donner un coup de main, déclara Sherlock d’une voix somnolente. Les parents, la cure de désintoxication, mon nouveau domicile… J’ai oublié quelque chose ?
Mycroft s’autorisa un sourire un peu triste.
– Non. Non, tu n’as rien oublié. Commençons par les parents. Si tu veux, je peux ne pas leur en parler.
La tête de Sherlock, qui dodelinait sur l’oreiller, se redressa brusquement.
– Tu ferais ça ?
Si tu savais, pensa tristement Mycroft. Si tu savais tout ce que je n’ai pas dit, à un moment ou à un autre de ma vie, aux uns ou aux autres. Si tu savais quel est le prix à payer pour tous ces secrets. [2]
– En échange de quoi ? ajouta immédiatement Sherlock, méfiant.
– En échange de rien. Tout le reste n’est pas négociable, tu t’en doutes.
– Je fais plus que m’en douter. Tu es plutôt dans l’exigence que dans la négociation.
Malgré l’intonation à nouveau chargée de soupçon et d’animosité, Mycroft tint bon et adopta à son tour un ton froid et neutre :
– Premièrement, cure de désintoxication immédiate. Deuxièmement, convalescence chez moi. Troisièmement, un appartement en face du mien. Ou alors tu devras te trouver un colocataire fiable. [3]
– Tu veux dire quelqu’un qui viendra te rapporter fidèlement tout ce que je dis et fais, comme un bon chien-chien ?
A présent, la voix de Sherlock était devenue amère, sur la défensive, agressive. Comme avant. Fin de la parenthèse. Mycroft ne fléchit pas. Il avait une longue habitude de l’inimitié qui régnait entre eux depuis des années.
– Je veux dire quelqu’un qui t’empêchera de faire n’importe quoi, ou, le cas échéant, quelqu’un qui sera capable de réagir vite. Mais je ne pense pas que tu aies suffisamment d’amis pour te trouver un colocataire, ce sera donc en face de chez moi.
Sherlock haussa les épaules et tourna son visage vers la fenêtre.
– Puisque tu as déjà tout décidé, je n’ai plus rien à te dire. Tu peux y aller.
Mycroft hésita. Il aurait voulu ajouter quelque chose. Il ne voulait pas que leur conversation s’achève ainsi, pas après ce qu’ils venaient de vivre ; mais les portes du palais mental de son frère étaient à présent parfaitement closes, protégeant de nouveau de façon hermétique ses moindres secrets.
Il attendit quelques secondes, dans l’espoir que Sherlock reprenne la parole, puis, voyant que cela ne servait à rien, quitta la chambre sans prononcer un mot.
Dans le couloir l’attendait le sergent Lestrade. Ce qui, somme toute, était logique, puisque Mycroft l’avait justement prié de l’y attendre. Malgré sa fatigue et la tristesse qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver, il tendit la main et sourit à son interlocuteur.
– Merci d’avoir patienté, sergent, et, encore une fois, merci pour mon frère.
L’homme écarta le remerciement d’un geste de la main.
– N’importe qui aurait fait la même chose, répondit-il. J’ai quelques questions à vous poser, ajouta-t-il sur le ton professionnel du policier qui s’apprête à interroger un suspect. Tout d’abord, il va falloir m’expliquer à quoi rime votre petit jeu.
– De quel jeu parlez-vous ? demanda poliment Mycroft, qui souhaitait gagner un peu de temps pour remettre en place ses idées, mises à mal par la discussion outrageusement émotionnelle qu’il venait d’avoir avec Sherlock.
– Ne me prenez pas pour un imbécile, Monsieur Holmes. Je vous parle de vos petites déductions et de celles de votre frère.
L’aîné des Holmes soupira. Voilà à quoi le menaient les défis stupides de Sherlock : à devoir expliquer à un policier probablement obtus leur situation familiale, les particularités mentales de son frère (et, accessoirement, les siennes, puisqu’il avait commis l’erreur monumentale d’entrer dans le jeu), recevoir au mieux des regards incrédules et au pire quelques insultes ou une convocation pour outrage à un agent dans l’exercice de ses fonctions.
– Bien sûr, répondit-il avec affabilité (sa meilleure arme). Ne préférez-vous pas parler autour d’un café ?
Le sergent Lestrade hésita quelques secondes avant d’acquiescer et d’emboîter le pas à Mycroft jusqu’à la cafétéria de l’hôpital, où tous deux s’attablèrent devant un crème à la couleur douteuse et un thé noir insipide. Les hostilités reprirent dès qu’ils furent assis. Visiblement, ce policier n’était pas homme à s’en laisser conter.
– Alors ? demanda ce dernier un peu moins durement, mais sans trop de douceur non plus. Comment avez-vous pu, rien qu’en me regardant, déduire tout ça sur moi ?
– Nous serions-nous trompés ?
Lestrade hésita un instant.
– Non. C’est ce qui rend votre tout de passe-passe d’autant plus inquiétant.
– Il n’y a aucun tour de passe-passe dans nos déductions, je vous l’assure. Je peux « lire » tout aussi facilement n’importe lequel des patients, médecins ou visiteurs de l’hôpital. Par exemple, jetez un coup d’œil à cet homme installé à notre droite. (Le policier tourna machinalement la tête.) C’est un cuisinier du service, qui mange avant les patients. Il a au moins un enfant, très jeune, et il ne roule pas sur l’or.
– Il est habillé comme un visiteur lambda, protesta Lestrade. Comment…
– Regardez la carte qui dépasse de sa poche gauche, expliqua patiemment Mycroft. C’est le même logo pour tout le personnel de l’hôpital. Il n’est pas en tenue, ce n’est donc pas encore l’heure de son service. S’il mange ici, c’est qu’il n’a pas terminé sa journée, sinon il serait rentré chez lui. Il a les mains légèrement rougies parce qu’il a préparé des betteraves – vous pouvez voir les entrées d’ici, en vous penchant un peu. Et il a une tache sur son pull, sur l’épaule – il ne l’a probablement pas remarquée ou n’a pas pu la laver avant de venir travailler, mais c’est sans conteste la régurgitation d’un nouveau-né. Le pull en lui-même est usé aux coudes, et ses chaussures ont connu des jours meilleurs.
Mycroft se tut, anticipant la réaction habituelle, celle à laquelle Sherlock devait faire face dès qu’il laissait s’exprimer ses facultés pour le moins particulières. Lui-même s’était toujours interdit d’étaler les siennes, égales si ce n’est supérieures à celles de son frère, justement pour éviter de se faire traiter de frimeur et / ou de psychopathe.
Au lieu du froncement de sourcils déconcerté, du léger recul, du sourire factice qui suivait généralement les déductions de l’un ou l’autres des frères Holmes, Mycroft eut droit à un regard franc et à un sifflement admirateur, après que Lestrade eut attentivement regardé le cuisinier attablé non loin d’eux.
– C’est un don prodigieux ! s’enthousiasma le sergent. J’imagine que vous travaillez dans la police ?
Mycroft ne laissa rien paraître de son étonnement. L’attitude ouverte de son interlocuteur le poussait à jouer la carte de la franchise – franchise relative, bien évidemment, car il est difficile d’avouer à un parfait inconnu que l’on coordonne le MI5, mais franchise tout de même.
– Non, je travaille pour le gouvernement. J’occupe un poste mineur, mais mes capacités particulières y sont plutôt bien employées.
– Scotland Yard ne vous a jamais tenté ?
– Non. J’ai horreur du travail sur le terrain. Rester dans un bureau toute la journée me convient parfaitement.
– Des goûts et des couleurs… commença Lestrade avec un petit sourire. Et votre frère ? Cette histoire de mur que le criminel aurait l’habitude d’escalader, vous pensez que c’est vrai ?
– J’en suis persuadé. Sherlock et moi-même avons pris l’habitude d’observer les autres et d’en tirer un certain nombre de conclusions qui peuvent sembler étranges à premières vues, mais qui s’avèrent généralement très fiables. Mon frère est très fort à ce que vous avez appelé notre « jeu », qui pour lui est en réalité quelque chose de très sérieux.
– Donc…
Le sergent hésita. Mycroft l’encouragea d’un regard.
– Donc vous pensez que si je… si je me mettais en planque dans cette impasse…
– Je pense que vous attraperiez votre homme très bientôt, promit l’aîné des Holmes.
– Après tout, ça ne coûte rien d’essayer. Je suis en train de me noyer dans cette histoire. Pourquoi votre frère n’est-il pas entré lui-même dans la police ?
– Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il n’est pas policier ? demanda Mycroft en fixant son interlocuteur. Après tout, il y a des adeptes de la cocaïne à Scotland Yard comme ailleurs.
– Je ne voulais pas dire… C’est juste que… votre frère n’a pas… Je ne sais pas comment vous expliquer, mais…
– Vous avez parfaitement raison. Vous avez déduit que Sherlock n’est pas un policier, sans pour autant être capable d’expliquer le raisonnement inconscient qui vous y a poussé. Vous en êtes persuadé, mais vous ne pouvez pas expliquer pourquoi. Appelez cela une intuition si vous voulez. J’imagine que tout le monde, à un certain niveau, en fait autant, mais mon frère et moi avons systématisé nos déductions, remonté le fil de nos raisonnements jusqu’à élaborer une grille de lecture consciente qui nous permet d’analyser de manière poussée le monde qui nous entoure.
– Je comprends, acquiesça pensivement Lestrade. C’est fascinant. Mais alors, que fait votre frère dans la vie ?
Mycroft hésita. Que pouvait-il dire, qu’avait-il le droit de révéler à cet inconnu ? Jusqu’à quel point Sherlock lui en voudrait-il s’il parlait de lui ? Il entrevoyait, derrière le visage de ce policier absolument pas obtus comme il l’avait cru au premier abord, la possibilité d’une planche de salut pour son frère.
– Sherlock n’est pas très… sociable, déclara-t-il avec prudence. Il a du mal avec la communication en général et je crois qu’il serait très difficile pour lui de travailler en collaboration. Il a essayé, mais cela n’a pas été très concluant.
– Quel dommage !
– Cependant, si…
– Si… ? l’encouragea gentiment son interlocuteur.
– Eh bien, si… si jamais vous attrapiez votre homme, dans cette impasse, et si jamais vous aviez des dossiers irrésolus, des affaires problématiques…
– Vous me demandez de divulguer des informations confidentielles à quelqu’un qui ne fait pas partie de la police ? s’écria Lestrade, visiblement choqué.
– Je pourrais vous l’imposer au lieu de vous le proposer, le coupa Mycroft non sans une certaine brusquerie. Je pourrais…
Tu peux quoi ? Virer le locataire actuel ? Le soudoyer ? Le menacer ? Le tuer ?
Oui, il était habitué à être obéi. Non, il n’aimait pas qu’on lui résiste. Mais s’il menaçait ou soudoyait ce policier, Sherlock le saurait forcément, et refuserait toute aide. De plus, ledit policier n’avait l’air ni facile à corrompre, ni particulièrement intimidé par ses menaces. Il semblait même tout à fait en colère.
– Qui êtes-vous pour me parler comme ça ? Je ne vous permets pas d’insinuer que je pourrais faire quelque chose d’illégal par crainte ou par intérêt. Je ne…
– Je suis désolé, sergent, l’interrompit Mycroft. Je ne voulais pas… Je cherche juste une solution pour mon frère.
Il s’attendait à ce que son interlocuteur quitte la cafétéria en se drapant dans sa dignité outragée, mais il n’en fit rien, et resta là, en face de lui.
– Vous pensez que votre frère se drogue parce qu’il s’ennuie ? Parce qu’il n’a pas trouvé le moyen d’exploiter ses dons ?
Absolument pas obtus, corrigea Mycroft intérieurement.
Après tout, quel mal à avait-il à jouer la carte de la vérité ?
– Je suis certain que si mon frère avait un exutoire, quelque chose qui lui permette d’utiliser ses capacités, ne serait-ce que de temps en temps, tout serait beaucoup plus facile pour lui.
Il s’abstint de dire « et pour moi », parce qu’il ne comptait pas dans l’équation. En face de lui, Lestrade se frottait le menton d’un air pensif.
– Ecoutez, le mieux, c’est que je reprenne contact avec vous. Vous pouvez me laisser votre numéro de téléphone ?
– Vous voulez dire… commença Mycroft, qui n’osait y croire.
– Je veux dire que je verrai ce que je peux faire. Je comprends votre situation. Dans ma famille, il y a eu des problèmes de drogue aussi et je sais à quel point ça peut être difficile. Alors, si je peux faire quelque chose… Bref, je vous appellerai. Il faut que j’y aille à présent, je dois aller affronter mon chef et ma femme.
Pas obtus, beaucoup plus fin et beaucoup plus humain que la moyenne. [4]
Lestrade se leva. Mycroft l’imita et lui serra la main avec toute la chaleur dont il était capable.
– Je ne sais pas comment vous remercier. Je voudrais vous proposer quelque chose, mais…
– Mais vous pensez que je refuserai, et vous avez raison. Je crois encore que deux ou trois choses sont importantes sur cette terre, et l’honnêteté en fait partie. Je vais être franc avec vous, Monsieur Holmes : je verrai si je peux demander conseil à votre frère sur une ou deux affaires normalement classées, mais n’attendez pas de miracles. Je ne suis pas très haut placé dans la hiérarchie de Scotland Yard et je ne veux rien faire d’illégal.
– Je comprends, répondit Mycroft, qui se sentait malgré lui impressionné par la droiture qui émanait de cet homme. Ce que vous proposez est déjà beaucoup, croyez-moi.
Le policier haussa les épaules en empochant la carte de visite de son interlocuteur.
– Je ne vois pas pourquoi quelqu’un de capable et d’intelligent serait mis de côté sous prétexte qu’il est différent, mais comme tout le monde ne pense pas comme moi, je ne vous promets rien. Au revoir, Monsieur Holmes.
– Au revoir et merci, sergent.
Mycroft le regarda s’éloigner, puis il sortit de sa poche son téléphone portable et pressa un bouton.
– Anthea ?
– Monsieur ?
– J’aurais besoin de tous les renseignements que vous pourrez trouver sur un sergent Lestrade, au Yard.
[1] Il est très compliqué de trouver des poèmes de Baudelaire qui ne soient pas pessimistes, j’ai donc choisi pour ce chapitre un extrait des Phares : « C’est un cri répété par mille sentinelles, / Un ordre renvoyé par mille porte-voix ; / C’est un phare allumé sur mille citadelles, / Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois ! ». Il est question dans ce poème de la création poétique, mais je pense que ce que fait Mycroft ici peut être considéré comme un cri, ou un phare, c’est selon.
[2] SPOILER SAISON 4 ! Comme ceux qui ont vu la saison 4 et s'en souviennent le savent, Mycroft a caché à toute la famille (ses parents et son frère) le fait qu'Eurus a survécu à l'incendie de la maison familiale... ce qui lui est reproché par à peu près tout le monde à la fin du dernier épisode. Je trouve ça totalement injuste et j'aimerais réhabiliter Mycroft, qui a fait ce qu'il a pu avec les moyens du bord, à un âge où il n'aurait pas dû avoir à se préoccuper de ce genre de choses.
[3] Je me suis toujours demandé pourquoi Sherlock avait besoin d’un colocataire, étant donné que visiblement l’argent ne pose pas de problème dans la famille Holmes. J’en suis arrivé à la conclusion que Mycroft ne veut pas le laisser vivre seul en raison de son passé de junkie. C’est évidemment non-canon.
[4] Allez, on ne va pas se mentir, j’aime le Lestrade de la série BBC. Je le trouve en effet très humain, et quand même intelligent (mais c’est comme Watson, à côté de Sherlock, tout le monde a l’air stupide). Je voulais l’inclure dans cette histoire parce que je trouvais qu’il méritait d’être montré sous son meilleur jour.