The drugs don't work

Chapitre 6 : Exilé sur le sol au milieu des huées

4178 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 24 jours

Chapitre 6 : Exilé sur le sol au milieu des huées [1]


Sherlock se sentait étonnamment bien. Il avait même oublié pendant un instant la raison première pour laquelle il était descendu – mettre à distance ses sentiments, enfermer soigneusement et à triple tour l’émotion qui l’avait saisi à la gorge lorsque son frère lui avait dit qu’il ne voulait pas perdre une seule partie de lui.

Affection. L’affection était dangereuse. Le mot n’avait-il pas deux sens, l’un d’entre eux synonyme de maladie ? A la fin, celui qui s’attache est toujours perdant, Sherlock l’avait expérimenté à plusieurs reprises, toujours à ses dépens. Les gens finissaient toujours par le haïr, l’envier, le mépriser, avoir peur de lui, le prendre en pitié : autant de sentiments qui le blessaient. Même ceux qui étaient censés vous être loyaux finissaient par disparaître. Il s’attachait, et les autres partaient. Ou mouraient. Ou s’évaporaient dans le néant. Alors, à quoi bon ? Sans émotions perturbatrices, son cerveau fonctionnait mieux, tournait à plein régime, donnait la mesure de ses extraordinaires capacités. Son esprit ne pouvait pleinement s’épanouir que lorsqu’il ne ressentait rien. Dans ce cas, pourquoi s’embarrasser de sentiments qu’il pouvait aisément mettre sous clé ?

Mycroft ne semblait pas d’accord avec ce point de vue, ce qui étonnait beaucoup le jeune homme. Son aîné était l’archétype de l’homme froid, distant, sans cœur, incapable de s’attacher à qui que ce soit. Comment faisait-il, s’il n’emprisonnait pas ses sentiments ?

Sherlock voyait cependant les limites de cette technique. A certains moments, sous le coup de la surprise, d’un choc ou d’une vulnérabilité soudaine, les portes s’entrouvraient et les émotions à l’étroit dans leurs cellules rugissaient, se bousculaient pour sortir. Quelques filaments, quelques bribes, quelques miettes passaient par les interstices, c’était inévitable. La peur, l’amertume et la rancœur, qui se transformaient d’elles-mêmes en colère avec une rapidité déconcertante, étaient généralement les premières dehors. D’où des accès de rage qu’il ne maîtrisait pas. Dans l’ensemble, néanmoins, ce système fonctionnait plutôt bien.

Les gens rajoutent juste « arrogant », « irritable » et « instable » à tous tes autres défauts, ironisa la voix, mais oui, sinon, ça marche, pas de problème.

La voix était la seule chose dont Sherlock n’avait pas parlé à Mycroft.

Peut-être parce qu’avec elle, dans son esprit, soufflait le vent d’est avec lequel son frère l’avait tant effrayé lorsqu’ils étaient plus jeunes. [2]

Peut-être parce qu’il avait peur qu’elle n’eût raison.

– Est-ce que je peux t’aider, Sherlock ? D’une quelconque façon ?

Le jeune homme tressaillit, en même temps qu’une demi-douzaine de portes blindées.

– Non, merci. A chaque fois que tu essayes, ça se transforme en désastre.

Il n’aurait pas dû dire ça. Il ne le pensait pas. Pas vraiment. Mais il lui était difficile, par moments, d’éprouver envers son frère autre chose que de la rancœur.

– Oui, je sais.

Sherlock leva un sourcil, intrigué que son frère le lui avoue aussi simplement. Il avait l’air… triste ? résigné ? défait ?

– Je me demandais juste, ajouta Mycroft, si je pouvais faire quelque chose.

Il hésita. Jusqu’à quel point Sherlock Holmes pouvait-il avouer ses désirs les plus secrets, même à la seule personne susceptible de l’écouter ?

– Rien, finit-il par répondre, sauf si tu peux faire en sorte que les gens me fassent assez confiance pour me parler de leurs problèmes.

– Tu as déjà mentionné des problèmes à résoudre. Tu ne veux pas m’en dire plus ?

Sherlock regarda autour de lui. Les murs, en béton armé, ne bougeaient pas, mais la porte Confiance paraissait prête à s’ouvrir d’elle-même.

La voix se taisait.

Son frère avait l’air sincère.

– J’aimerais être détective, lança Sherlock, puis il s’arrêta net, stupéfait par les quelques mots qu’il venait de prononcer, comme si ces derniers avaient eu leur vie propre et s’étaient d’eux-mêmes lancés hors de sa bouche.

En face de lui, Mycroft n’éclata pas de rire, comme il l’avait lorsque Sherlock, cinq ans et demi, lui avait annoncé qu’il voulait devenir pirate. Il ne se permit même pas un petit sourire condescendant, mais hocha la tête gravement, comme s’il avait anticipé cette déclaration.

– Carl Powers, murmura-t-il. [3]

– Tu t’en souviens ? s’étonna Sherlock.

– C’est quand même moi qui ai dû expliquer à la police que tu te prenais pour Hercule Poirot, rappela Mycroft, avec un sourire qui n’avait rien de méprisant, mais semblait plutôt à la fois amusé et nostalgique.

– Hercule qui ?

– Un détective très connu. Fictif. Peu importe. C’est depuis cette époque que tu as cette idée en tête ?

Sherlock haussa les épaules. Il ne savait pas très bien lui-même depuis quand il voulait devenir détective. L’affaire Carl Powers n’avait pas déclenché sa vocation, mais elle l’avait certainement confirmée. Seize ans plus tard, il était encore certain que le garçon avait été assassiné. Ne pas savoir comment s’y était pris le meurtrier emplissait Sherlock d’une frustration qu’il trouvait difficile à mettre sous clé. Un jour, il se repencherait sur la mort de ce jeune homme dans la piscine et il trouverait la solution à ce problème. Il en avait la certitude.

– Je crois que ça remonte à bien avant.

Il avait commencé à s’intéresser aux « crimes et délits » du voisinage, le vol d’un sac de bille, la perte d’un animal, la relation illicite de la voisine avec le frère de l’épicier…

– Je crois que c’est toi qui m’as mis cette idée en tête, ajouta-t-il lentement, tout en laissant affleurer à sa conscience le souvenir de son premier « jeu de la déduction » avec Mycroft.

Cette soirée, il la conservait précieusement au deuxième étage de son palais mental, parmi les moments les plus importants de son existence. Il avait presque huit ans, ses parents avaient invité quelques amis à dîner. Il avait râlé, râlé, râlé pour ne pas manger avec les adultes qui l’ennuyaient et l’effrayaient aussi quelque peu. Puis Mycroft, étonnamment gentil, était venu le trouver et lui avait proposer de jouer à un jeu nouveau. Depuis longtemps déjà, ils ne jouaient plus ensemble. Peut-être depuis que cet imbécile avait ri de son idée de piraterie. (Avant, ils appartenaient au même équipage et se battaient contre le terrible Redbeard, corsaire du roi. Mais c’était avant, dans cet avant si doux et lumineux de l’enfance, un avant qui lui avait été arraché brutalement sans qu’il sache vraiment pourquoi.) Mycroft ne pensait plus qu’à ses livres, ses cours, la vie qui s’offrait à lui en dehors de leur famille. Il avait dit à son cadet que ses jeux étaient des jeux de bébé et l’avait prié – non, lui avait intimé – de ne plus le déranger avec ses bêtises. Sherlock l’avait détesté pour cela. Pendant près de deux ans, ils ne s’étaient presque plus parlé, limitant leurs échanges aux politesses d’usage qu’exigeait leur mère.

Ce soir-là, pourtant, Mycroft était venu le trouver dans sa chambre. Il avait frappé. Il avait attendu que Sherlock l’autorise à entrer. Il lui avait souri. Et il avait proposé à son petit frère « un jeu plus amusant que la piraterie ».

Et Sherlock, écrasé de solitude, et toujours, malgré lui, empli d’une admiration sans réserve pour son aîné, avait accepté.

Le « jeu » était très simple. Il suffisait d’observer. Pas de voir, mais d’observer. C’était un jeu auquel le petit garçon jouait déjà dans son coin, pour tromper sa solitude. Son aîné lui en enseigna les subtilités.

Cette jeune femme qui tripote nerveusement son alliance pendant que son mari moins jeune en est à son septième verre de vin ? Divorce dans moins d’un an.

Ce gros monsieur tout transpirant qui regarde maman à la dérobée ? Editeur, vient d’accepter de publier son essai mathématique et craint d’avoir pris un risque.

Les regards plus ou moins discrets qu’échangent ces deux hommes après avoir passé toute la soirée à draguer leurs voisines ? Homosexualité non avouée, possible relation dissimulée.

Tout était examiné, un ongle cassé, une tache sur un index, l’usure des coudes, les plis des vêtements, la propreté des bijoux, les regards, les sourires, l’intonation, les gestes nerveux, l’immobilité, qui mange quoi, qui parle avec qui, qui ne parle pas, qui parle trop fort.

Durant tout le dîner, Mycroft avait fait part de ses observations à un Sherlock ébahi, éperdu de reconnaissance : son aîné venait, sans le savoir, d’élever le « jeu » en art, en science, en une activité passionnante, noble, qui méritait que l’on y accorde tout son intérêt.

A cet art, à cette science, un jour, Sherlock serait meilleur que lui. [4]

Sherlock, lui, n’avait pas hésité à se glisser furtivement derrière le fameux couple homosexuel pour voir ce qu’ils faisaient, seuls au fond du jardin, alors qu’ils ne fumaient ni l’un ni l’autre. Cela l’avait d’ailleurs éclairé sur d’autres aspects de la vie.

Mycroft avait ri lorsque son cadet lui avait rapporté ce qu’il avait vu et entendu : « Chercher, c’est trop fatigant. Je préfère laisser les informations venir à moi. Elles finissent toujours par venir quand on attend suffisamment longtemps. »

– Tu n’as pas changé, n’est-ce-pas ? conclut Sherlock, après avoir déroulé devant son frère le souvenir de cette soirée qui, à l’insu de tous, avait bouleversé sa vie. Tu détestes toujours autant le travail de terrain. Tu as toujours préféré travailler – jouer – derrière un bureau, bien enfermé dans une petite pièce où tu te sens à l’aise. Et laisser les informations venir à toi. C’est toujours ce que tu fais, même maintenant que tu as un poste important, secret, mais important.

Mycroft sourit.

– C’est vrai, je n’aime pas sortir. Alors que toi… travailler dans un bureau ne te satisferait pas, n’est-ce-pas ? Tu as toujours préféré bouger, t’agiter, te démener. Même lorsqu’on jouait aux pirates, tu étais le capitaine qui menais les troupes à l’abordage et j’étais le vieux matelot à qui il manque une jambe, comme ça je n’avais pas à courir.

Sherlock ne put s’empêcher de rire à ce souvenir.

Et tant pis si la porte Nostalgie s’entrouvrait quelque peu.

– Et donc, reprit l’aîné des Holmes avec un regard perçant, tu aimerais être détective.

Le jeune homme retint à temps un énième haussement d’épaules.

– Oui, mais qui viendrait me proposer des affaires ? Les gens me fuient après seulement deux minutes de conversation avec moi. Je n’arrive pas à communiquer.

– Tu as essayé ?

Sherlock hésita, mais cet infime vacillement suffit à Mycroft.

– Et ça n’a pas fonctionné ?

– On ne peut pas dire, non. J’ai même créé un site Internet. « La science de la déduction. » [5] Mais il semblerait que ça n’intéresse pas trop les gens. En tout cas, ça ne m’a pas rapporté un seul client. Je ne dois pas savoir comment m’y prendre.

– Non, vraiment ? ironisa Mycroft. Je ne m’en étais pas rendu compte.

Le ton n’était pas vraiment sarcastique. Il y flottait comme un parfum de regrets ou de tristesse.

– Je pourrais te proposer quelque chose, continua-t-il lentement, comme s’il pesait chacun de ses mots. Au ministère… nous avons parfois des cas un peu… comment dire… un peu délicats à traiter. Pertes de documents sensibles, possibles fuites, ou nécessité d’en savoir un peu plus sur certains employés douteux. On me demande souvent de m’en occuper, mais, la plupart du temps, ce genre d’enquête nécessite, comme tu le dis si bien, du « travail de terrain ». Je le fais, parce que je n’ai pas le choix, lorsque je suis vraiment le seul à pouvoir faire les bonnes inférences, mais si tu voulais…

Le jeune homme fut aussitôt sur ses gardes. Mycroft ne lui proposait jamais d’aide de façon si directe, il passait toujours par des voies détournées. Il y avait forcément un piège quelque part.

– Tu n’as pas à avoir pitié de moi, ni à chercher à atténuer ta culpabilité, cracha-t-il dans un mécanisme de défense bien rôdé.

– Je ne chercherai pas à te convaincre que je n’ai pas pitié de toi, soupira Mycroft, parce que je sais que c’est inutile. Mais j’imagine que, pour la culpabilité, tu as raison.

La réplique cinglante que Sherlock s’apprêtait à lui lancer mourut sur ses lèvres. Il chercha rapidement, parmi ses souvenirs, un moment où son frère lui avait dit qu’il avait raison – et il n’en trouva pas un seul, ce qui le rendit muet de stupeur pour quelques instants et permit à Mycroft de poursuivre.

– Vois ça, si tu veux, comme une volonté d’effacer un peu ce qui s’est passé, ce que j’ai fait, ou plutôt ce que je n’ai pas fait, même si j’ai bien conscience que ça ne suffira jamais. [6]

– Ce n’était pas de ta faute.

Ce fut au tour de Mycroft de rester bouche bée. Ca non plus, Sherlock ne l’avait jamais dit, et il n’avait même pas eu conscience de le penser.

Merci, la cocaïne, murmura la petite voix.

– On va faire comme si on n’avait pas parlé de tout ça, d’accord ? s’écria Sherlock.

Avant que Mycroft ait eu le temps de répondre, on frappa à la porte.

Les contours du palais mental de Sherlock se dissipèrent et le jeune homme se retrouva allongé dans un lit d’hôpital, branché, attaché, cloué par un cathéter qui lui instillait goutte à goutte il ne savait quelle solution soignante ou nutritive. Il sentit sa respiration s’accélérer en même temps que son rythme cardiaque.

– Tout va bien. Je n’oublierai pas ce que tu m’as dit et ma proposition tient toujours – quand tu seras sorti d’ici, quand tu iras mieux.

La voix de Mycroft arrêta net le début de panique qu’il ressentait. L’idée de travailler avec (ou plutôt pour le compte de) son frère faisait courir le long de ses neurones un frisson d’anticipation étrangement positive. Il avait envie de commencer tout de suite.

– Entrez.

La porte s’ouvrit et Sherlock parvint avec difficulté à faire le point avec un homme solidement bâti, aux yeux clairs, légèrement grisonnant, la mâchoire fortement dessinée et l’air embarrassé.

Sans se concerter, dans un même geste tellement fluide qu’on l’aurait cru préparé à l’avance, les deux frères dénouèrent leurs doigts entremêlés, et leurs mains, qui étaient restées étroitement jointes depuis que Sherlock avait tendu la sienne à son aîné, se séparèrent.

– Excusez-moi, je ne savais pas que vous aviez un visiteur, marmonna l’inconnu. Je voulais juste prendre de vos nouvelles.

Sherlock, perplexe, fronça les sourcils. Il ne reconnaissait pas cet homme. Il pensait même ne l’avoir jamais vu de sa vie. Et il ne comprenait pas pour quelle raison il lui rendait visite dans cet hôpital.

Son regard croisa celui de son frère, et il y vit une petite lueur, imperceptible pour tout autre que lui, qu’il n’y avait pas aperçue depuis des année. Ce n’était pas faute de l’avoir guettée, pourtant.

– Je parie que je te bats sur ce coup-là, chuchota le jeune homme. Je ne crois pas vous connaître, ajouta-t-il à l’intention de l’homme, mais je peux dire que vous êtes officier dans la police. A Scotland Yard.

– Sergent, ajouta laconiquement Mycroft. Probablement en bonne voie de devenir inspecteur.

– Vous êtes marié depuis quelques années, poursuivit Sherlock après un rapide coup d’œil à l’alliance de l’homme, et vous êtes très amoureux de votre femme, mais en même temps inquiet de ce qu’elle va vous dire car vous n’êtes pas rentré chez vous cette nuit.

– Cependant, enchaîna l’aîné des Holmes qui semblait s’amuser autant que son petit frère, vous aviez une bonne raison : une piste sérieuse qui devait vous mener à un criminel. Vous avez passé une bonne partie de la nuit à guetter votre suspect, puis vous l’avez suivi…

– … et vous avez failli l’arrêter, mais quelque chose vous a retardé et vous en a empêché.

Mycroft lança à son frère un regard d’alerte, auquel il prêta à peine attention, grisé par le jeu.

– Vous avez dû vous rendre d’urgence à l’hôpital, parce que…

Mycroft coupa Sherlock en se levant et en disant d’une voix soudainement tendue :

– Parce que vous avez sauvé la vie de mon frère. Je ne sais pas quoi vous dire pour vous remercier, ajouta-t-il en serrant la main du policier abasourdi.

– Vous pourriez peut-être commencer par m’expliquer ce qui vient de se passer, répondit ce dernier, visiblement partagé entre l’effarement et la colère.

Sherlock sentit le rouge lui monter aux joues. Cet officier était l’homme qui l’avait trouvé, la nuit dernière, dans la ruelle où il s’était finalement effondré. Il se revoyait marcher comme dans un rêve à travers les rues de Londres et échouer dans une impasse sombre où il avait finalement perdu connaissance. Un homme lui avait presque marché dessus, l’avait redressé, réveillé, puis porté alors qu’il se trouvait aux frontières de la réalité (et, peut-être, ainsi que l’avait clairement évoqué Mycroft, à une frontière autrement plus dangereuse). Il l’avait porté sur son dos alors que Sherlock lui avait vomi dessus (et peut-être pire, en y repensant), il l’avait porté sans aucune hésitation malgré les insultes qu’il lui avait lancées, malgré les coups qu’il lui avait donnés, il l’avait porté jusqu’à l’hôpital alors que Sherlock pleurait et hurlait parce qu’il ne voulait pas y aller, parce qu’il ne voulait pas quitter la sécurité de son loft empli de couleurs et de musique, parce qu’il voulait ouvrir la deux-cent-soixante-quatrième porte…

L’homme parlait à voix basse avec Mycroft, sans cesser de le regarder, mais Sherlock ne les entendait pas. Ses oreilles bourdonnaient, il ne pouvait plus respirer. Il devait retourner dans son palais mental maintenant tout de suite immédiatement c’était vital.

– Sherlock, reste avec nous, ordonna son frère. Le sergent Lestrade est juste venu prendre de tes nouvelles. [7]

– Je voulais juste voir comment vous alliez, confirma l’homme avec un signe de tête rassurant. Je vais vous laisser en famille, je reviendrai plus tard, peut-être, pour prendre votre déposition. Vous avez peut-être repéré dans cette impasse un indice qui nous aurait échappé. Mon but n’est pas d’enquêter sur vous.

A ce mot d’indice, Sherlock retrouva immédiatement, comme par magie, sa respiration, sa lucidité, sa distance par rapport aux événements. Il ne pouvait pas remercier cet homme qui lui avait sauvé la vie, parce que prononcer ces mots voudrait dire qu’il était heureux d’être ici, dans cet hôpital, et il ne pouvait pas franchir ce cap – mais il y avait quelque chose qu’il pouvait faire pour lui, pour lui montrer qu’il lui était reconnaissant de ne pas l’avoir laissé crever dans le caniveau.

– L’homme que vous poursuiviez avait l’habitude des lieux. Il était sûr de lui, il doit passer par là régulièrement pour brouiller les pistes. Si vous ne m’étiez pas tombé dessus, vous l’auriez sans doute épinglé. Il a escaladé le mur du numéro 5, il connaissait toutes les prises, il est monté très vite, malgré son chargement. Il était lourdement chargé, le fruit d’un vol, j’imagine, sinon vous ne seriez pas sur sa trace. Sa main gauche portait des traces de sang, il en a peut-être laissé sur les pierres du mur. Si vous avez parmi vos suspects un champion d’escalade ou de parkour, ne cherchez pas plus loin. Je pense qu’il n’habite pas très loin ou qu’il a une planque dans le coin : si vous faites surveiller cette impasse, vous devriez finir par le coincer. Faites semblant d’abandonner les recherches pour qu’il regagne confiance en lui. Il est maniaque, il comptait ses pas, il n’abandonnera pas facilement son itinéraire fétiche, il repassera nécessairement par cette rue.

Il avait martelé ses phrases sans reprendre haleine, sous le regard ébahi du sergent Lestrade et celui, entre amusement et fierté, de Mycroft. Ce dernier serra de nouveau la main de l’officier de police en lui murmurant quelque chose que Sherlock n’entendit malheureusement pas. L’homme hésita, voulut parler – probablement lui poser des questions – mais il se ravisa et quitta la chambre en lui souhaitant un prompt rétablissement.



[1] Il s’agit d’un des poèmes les plus connus de Baudelaire, « L’albatros », dans lequel le poète est comparé à cet oiseau dont les « ailes de géant l’empêchent de marcher » malgré sa grâce aérienne. J’ai choisi cette citation pour ce chapitre car Sherlock se sait incapable de communiquer avec les autres, il n’est pas à l’aise « sur terre », dans le réel, alors qu’il est capable de miracles intellectuels et déductifs…

[2] Cette « voix » est peut-être celle d’Eurus, liée au vent d’est. J’ai écrit une autre histoire qui se passe dans le palais mental de Sherlock, mais bien après, à la fin des quatre saisons de la série. Je pense que je la posterai ici après celle-là si ça intéresse quelqu’un (je croyais l’avoir déjà fait car c’était pour un défi, mais non, en fait : je faisais les défis du site mais je ne les postais pas ici…).

[3] Au cas où vous l’auriez oublié, Carl Powers est le jeune homme retrouvé noyé dans la piscine quand Sherlock était enfant : le premier crime commis par Moriarty, qu’il le met au défi de résoudre dans « The great game ».

[4] Bien sûr, tout cela n’est pas canon, mais j’utilise une scène écrite par Conan Doyle pour essayer de montrer un peu le passé des deux frères : dans « L’interprète grec », nouvelle où Watson rencontre Mycroft, les deux Holmes se livrent à un petit « combat de déduction » (et Mycroft gagne).

[5] Dans l’épisode 1 de la série, en googlisant Sherlock Holmes, John tombe sur ce site, qui semble assez ardu et difficile d’accès pour un néophyte. Il s’agit, chez Conan Doyle, d’un article écrit par Holmes et publié dans un journal que lit Watson. Ce dernier s’énerve car il trouve l’auteur prétentieux, et quand il apprend que c’est son colocataire qui l’a écrit, il tombe des nues (il ne sait pas quel est le métier de Holmes à ce moment). C’est le point de départ de leur association, donc « La science de la déduction » a son importance dans le fandom holmésien !

[6] Encore une fois, la culpabilité de Mycroft est à la fois canon (ce qui s’est passé avec Eurus) et non-canon (ce que j’ai raconté à la fin de ma fic « Le détective agonisant »).

[7] On ne sait absolument pas comment Lestrade a rencontré Sherlock, voici donc ma version des faits.

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