Le détective agonisant
Chapitre 15 : Life is infinitely stranger than anything which the mind of man could invent
3205 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 7 jours
Chapitre 15 : Life is infinitely stranger than anything which the mind of man could invent [1]
VENDREDI
John, qui était censé se trouver à un congrès médical à Exeter (un autre problème, auquel il n’avait pas envie de penser maintenant : quelle explication donner pour son absence ?), se trouva désœuvré pour la journée. Il faisait beau et il n’avait aucune envie de retourner au 221B pour l’instant, aussi descendit-il vers la Tamise. Ne penser à rien. Regarder les gens dans la rue, les immeubles, les voitures, les arbres, le ciel, le fleuve. Un peu de calme, de solitude, de silence de l’esprit – une pause, une vacance, un instant suspendu. Son inconscient travaillait pour lui, malaxant, digérant, assimilant lentement le bloc dense et compact d’informations que lui avait livré Mycroft.
Il hésita en passant devant une agence de location.
Je préférerais que tu restes.
Il ne se faisait aucune illusion, il savait bien que ces cinq mots étaient ce qu’il aurait de plus proche d’une déclaration d’amitié de la part de son colocataire. La question demeurait : pouvait-il s’en contenter ? Il n’était pas friand des grandes démonstrations sentimentales, mais savoir qu’il comptait quand même un peu pour Sherlock – et l’apprendre de la bouche du principal intéressé et non de celle de fon frère – l’aurait aidé à pardonner.
John envisagea un instant d’appeler sa sœur et d’aller passer le week-end chez elle en attendant de prendre une décision, mais il se ravisa. L’abcès devait être crevé le plus rapidement possible, pour lui comme pour Sherlock, et atermoyer ne ferait que repousser le problème sans le résoudre.
Après une journée entière passée à déambuler dans les rues de Londres, à s’offrir une séance de cinéma et une montagne de pop-corn, à appeler un ou deux amis et à acheter une nouvelle veste, il rentra à Baker Street vers dix heures du soir.
L’appartement était plongé dans l’obscurité. John entra à tâtons dans le salon, alluma une lampe et fut surpris de trouver Sherlock allongé sur le canapé, dans une position tordue, légèrement ridicule, les yeux clos, respirant profondément. La fatigue des derniers jours l’avait probablement rattrapé – étant donné qu’il avait perdu un ou deux kilos, le médecin ne doutait pas un seul instant que cet abruti ait passé quatre jours sans manger, peut-être même sans dormir, pour ajouter de la crédibilité à son rôle de malade – et John, s’asseyant en face de lui dans un fauteuil, ne put s’empêcher de le trouver terriblement vulnérable dans son sommeil, comme s’il avait eu sous les yeux une version enfant, ou peut-être adolescente, d’un Sherlock tombé d’épuisement après une journée d’hyperactivité.
Ni la lumière tamisée ni le léger grincement du fauteuil ne réveillèrent le détective, ce qui était étonnant, et, en temps normal, aurait inquiété John. Après le coup que Sherlock lui avait fait la veille, il n’était cependant pas d’humeur à paniquer. Il se contenta donc de rester assis en attendant le réveil de son colocataire.
Après une dizaine de minutes, alors que John commençait à s’assoupir à son tour, Sherlock eut un sursaut et se redressa brusquement. Il sembla perdre l’équilibre et le médecin pensa, pendant quelques secondes, qu’il allait avoir le privilège de voir le grand Sherlock Holmes s’étaler par terre, mais il se stabilisa au dernier moment et se rassit dans le canapé, clignant furieusement des yeux comme s’il n’arrivait pas à les garder ouverts.
– John ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
– Quel sens aigu de l’observation, railla le médecin.
– Je n’étais pas certain que tu reviendrais.
La voix du détective n’était pas très assurée et il semblait avoir des difficultés à rester en équilibre, même appuyé contre les coussins du canapé.
– Moi non plus, avoua John, sans colère. J’ai besoin d’avoir une petite discussion avec toi à propos de tout ce qui s’est passé hier.
A peine eut-il prononcé ces mots qu’il vit exactement ce que Mycroft lui avait décrit dans la matinée. Il s’y était attendu, il l’avait guetté, et il l’avait vu, ce geste presque imperceptible de repli sur soi, le regard moins focalisé, les mains resserrées contre le corps : Sherlock venait de se retrancher dans son lointain palais mental, inaccessible à la douleur et indifférent aux reproches. John se força à ajouter, avec toute la patience et la douceur dont il était capable :
– Je sais que ça ne te plaît pas, mais j’ai vraiment besoin qu’on en parle.
– Je comprends. Je vais essayer d’être opérationnel, mais je ne promets rien.
– Opérationnel ?
– Mycroft est repassé vers midi, soi-disant pour m’assurer que je ne ferais pas de « bêtises ». Il m’a rendu la monnaie de ma pièce, des somnifères dans mon thé. Parce que, selon lui, j’ai besoin de dormir.
Le médecin décida de remettre le sujet des bizarreries des frères Holmes à plus tard.
– Tu préfères qu’on discute demain, quand tu seras moins vaseux ?
Sherlock hésita. John pouvait lire dans son regard qu’il aurait vraiment souhaité éviter tout sujet vaguement personnel ; il vit le moment où il considéra l’option de se faire passer pour beaucoup plus fatigué qu’il ne l’était – et le moment où il y renonça.
– Non, c’est bon. Vas-y, je t’écoute.
– Par où commencer ? Je t’en veux beaucoup.
La réponse fut instantanée, et prononcée sur un ton monocorde.
– Je sais.
– Je sais que tu le sais, mais est-ce que tu comprends pourquoi ?
De nouveau, Sherlock sembla hésitant. Il cherchait visiblement dans le regard, la posture, l’intonation de son colocataire quelle réponse il souhaitait entendre.
– La vérité, Sherlock, clarifia John. S’il-te-plaît.
– Non, je ne comprends pas.
– Je vais formuler les choses différemment. Est-ce que tu t’es rendu compte à quel point je me suis inquiété pour toi ? Est-ce que tu t’es rendu compte que j’ai vraiment cru que tu allais mourir ?
– C’était le but.
John se raidit aussitôt.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, se reprit Sherlock avec un geste de frustration.
– Non, mais tu l’as dit quand même. Ca t’est égal, que les autres s’inquiètent pour toi ? Ca t’est égal de leur cacher la vérité, de leur mentir, d’utiliser leurs sentiments, te les trahir ? Merde, ce que je ressens pour toi, tu t’en fous à ce point ?
Il avait essayé de ne pas crier, et il avait presque réussi. Presque. Le souvenir de l’humiliation était trop fort, trop prégnant. Il attendit une minute, fixant son colocataire dans la semi-obscurité de l’appartement.
– Sherlock ? reprit-il lorsqu’il fut à peu près calmé. J’ai besoin que tu me répondes.
Le détective restait immobile, les yeux fixé sur un point invisible, quelque part entre la cheminée et le coin du mur qui avait morflé pendant une des récents expériences débiles de Sherlock. Absent et présent, avait dit Mycroft. Qui avait dit aussi Vous comptez plus pour lui que n’importe qui. Eh bien, apparemment, pas assez pour qu’il daigne lui expliquer son point de vue. John poussa un soupir et se leva.
– J’aurais dû m’en douter. Même maintenant, alors que j’essaye de me montrer compréhensif, et je t’assure, Sherlock, que je prends vraiment sur moi, même maintenant, tu es incapable de t’ouvrir à moi, hein ?
Il retint un mouvement de colère et se dirigea vers sa chambre. Mycroft avait tort.
– Non, attends.
La voix de Sherlock était très basse, presque rauque, comme si parler lui coûtait un effort. John se retourna.
– Je vais essayer. Reste, s’il-te-plaît.
Il sembla au médecin qu’il y avait derrière ce « Reste » beaucoup plus que le « Ne va pas dans ta chambre maintenant », mais il extrapolait peut-être.
– Pourquoi veux-tu que je « reste » si c’est pour m’utiliser comme un objet, nier mes sentiments et ensuite refuser de m’expliquer pourquoi tu l’as fait ? Tu penses que c’est ça, l’amitié ?
– Je ne voulais pas faire… tout ce que tu viens de dire. Je voulais juste arrêter cette femme et je n’ai pensé à rien d’autre. Ca ne veut pas dire que ce que tu ressens n’est pas important. C’est juste…
Sherlock s’interrompit et se passa la main dans les cheveux. John se rassit lentement dans le fauteuil en face de lui.
– C’est juste que j’ai fait abstraction de tout ça pour me concentrer sur l’affaire. Je ne pensais pas que… que cela t’affecterait autant.
– Alors, est-ce que tu pourrais essayer de te mettre à ma place deux minutes ? D’imaginer ce que tu aurais ressenti si les rôles avaient été inversés ?
Le détective tressaillit, mais garda le silence.
– Sherlock ! Tu penses vraiment que tu peux voir ton ami à l’agonie et ne rien éprouver ?
– Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu d’amis.
– Mais tu en as maintenant, contra John. Molly, Mrs Hudson, Lestrade… moi.
– Lestrade a besoin de mes capacités intellectuelles, répondit Sherlock immédiatement, comme s’il récitait une leçon. Mrs Hudson m’est reconnaissante. Molly me désire.
Le médecin reconnut les mots employés par Mycroft. Tout ce qu’il peut analyser, physiquement ou psychologiquement.
– Ca ne te semble pas réducteur de résumer les gens à une seule émotion ?
– J’ai simplifié, mais je peux te fournir une dizaine de raisons détaillées pour expliquer pourquoi chacune des personnes que tu as citées me… fréquentent toujours. Mais je ne suis pas certain, conclut le détective, que ce soit ce qui t’intéresse.
– Non, en effet. Très égoïstement, je vais plutôt te demander : et moi ?
– Quoi, toi ?
– Est-ce que tu m’analyses comme ça, moi aussi ?
De nouveau, un silence. John se mordit les lèvres.
– Sherlock.
– Oui.
– Oui quoi ?
– Oui, je t’analyse, mais c’est plus difficile.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne vois qu’une seule raison pour laquelle tu me supportes.
– Laquelle ?
– Tu aimes le danger, l’aventure, tu es accro à l’adrénaline. Mon frère dit que tu regrettes la guerre, mais ce n’est vraiment pas ça. Tu veux te sentir vivant, avoir une vie hors norme, tout en étant utile à la société. Je t’offre la possibilité de faire tout ça à la fois. [2]
L’ancien soldat ne répondit pas immédiatement, réfléchissant à ce que venait de dire son probablement-pas-si-ex-que-ça-colocataire. Ce dernier finit par demander sur un ton très neutre, presque scientifique :
– Je t’ai déplu ? Vexé ? Blessé ?
John releva la tête et put voir à quel point Sherlock était à ce moment loin de lui. Il est prêt à regagner son palais mental à tout moment, dès que vous le repousserez. Le médecin n’avait pas rebondi sur cette phrase de Mycroft, trop assommé d’informations pour la relever. A présent, elle le frappait dans toute sa réalité. Sherlock se protégeait de lui.
– Non, rien de tout ça, répondit-il avec un soupir. Je pense que tu as raison et qu’il faut que j’apprenne à l’accepter. Mais tu penses vraiment que c’est la seule et unique raison qui me fait rester ici, avec toi ? L’attrait de l’aventure ?
– Je ne sais pas. Sincèrement, John, je ne sais pas.
La voix de Sherlock était presque plaintive à présent, comme si « ne pas savoir » quelque chose lui était absolument insupportable.
– Sherlock, les gens ne se fréquentent pas parce qu’ils sont reconnaissants, ou parce qu’ils ont « besoin des compétences intellectuelles » des autres, ou…
– Bien sûr que si. Prétendre le contraire serait stupide.
– Ce que je veux dire, c’est que tu as raison, ça rentre évidemment en ligne de compte, mais il n’y a pas que ça. L’affection, l’amitié, l’amour… tout ça existe aussi, et c’est beaucoup plus irrationnel. (John vit son colocataire se raidir à ce mot.) Tu peux apprécier la compagnie de quelqu’un sans rien attendre de lui en retour qu’une certaine réciprocité des sentiments, pas parce que tu lui es redevable de quelque chose. Tu ne peux pas imaginer qu’on puisse vouloir te fréquenter uniquement pour être avec toi, et non pour toute autre motivation purement égoïste ?
– Non.
La réponse était nette et sans appel. John se demanda dans quelle pièce de son palais se trouvait Sherlock à cet instant.
– OK. Eh bien, c’est faux. Lestrade t’apprécie beaucoup, et Mrs Hudson aussi. Pour Molly, c’et un peu biaisé, étant donné qu’elle est complètement dingue de toi, mais ce n’est pas que du désir physique. Et ton frère…
– Mon frère s’occupe de moi parce qu’il l’a promis à mes parents et parce qu’il est persuadé que je ne peux pas m’en sortir seul. Je lui fais pitié et il se sent coupable envers moi, pour tout un tas de raisons que je ne vais pas développer maintenant. Il ne m’apprécie certainement pas.
– Sherlock, tu te trompes.
– Non, John, je ne me trompe pas.
Le médecin décida de laisser de côté le sujet (apparemment plus que sensible) Mycroft et de se concentrer sur quelque chose d’un peu plus tangible.
– Et moi ? Tu ne crois pas que je t’apprécie ? Ca fait dix mois que je suis là, et je ne te dois rien.
– Comment peut-on apprécier un sociopathe ? Ce n’est pas rationnel !
Le cœur du problème résidait donc dans ce que Sherlock envisageait comme un paradoxe insoluble. Rien d’étonnant à ce qu’il ne parvienne pas à concevoir que John puisse s’inquiéter pour lui.
– Alors, pars du principe que je suis quelqu’un d’irrationnel, plaisanta-t-il. Mais, s’il-te-plaît, ne doute jamais de mon amitié envers toi. Et, si tu peux, essaye de la prendre en compte la prochaine fois que tu voudras me manipuler.
Visiblement, le sujet était bien trop émotionnel pour Sherlock, dont la respiration s’était accélérée. John décida d’alléger l’atmosphère.
– Je meurs de faim. Est-ce que tu as mangé ?
– Non.
– Bon, je vais nous préparer quelque chose alors.
– Je n’ai pas faim.
– Si je compte bien, ça fait quatre jours que tu n’as pas mangé. Un jour, ça te jouera des tours et tu finiras par vraiment tomber malade, à force de traiter ton corps n’importe comment !
– Je ne suis jamais malade.
– Alors, d’où te vient cette phobie des hôpitaux ? Parce que ça, ça n’était pas de la comédie, n’est-ce-pas ?
Les doigts de Sherlock se crispèrent sur le coussin du canapé.
– Tu m’as déjà vu à l’hôpital, contra-t-il. Et même à la morgue. Tu as bien vu que ça ne me faisait rien du toit.
– Je ne t’y ai jamais vu en tant que patient. Et Mycroft, sur le répondeur de son téléphone, a demandé expressément à ce que je ne t’emmène pas à l’hôpital, sauf extrême urgence.
L’indignation se peignit sur les traits du détective.
– Il n’a pas le droit de faire ça !
– En même temps, si tu n’avais pas éteint son téléphone après le lui avoir volé, je ne serais pas tombé sur son répondeur. En tout cas, je suis content d’être au courant, au cas où il t’arrive vraiment quelque chose. Tu sais que tu ne m’as jamais rien dit de personnel sur toi ? Toi, tu sais tout de moi ou à peu près – et moi, je ne sais rien. C’est incroyablement frustrant. Je crois que c’est quelque chose que tu peux comprendre, non ?
– Si j’essaye de t’en parler, est-ce que… est-ce que tu vas rester ?
– Quoi ?
Le détective avait fermé les yeux.
– Sherlock, regarde-moi. Je ne vais pas partir. Je pensais que c’était évident d’après mon discours. Et ça n’est conditionné à rien du tout : tu me dis ce que tu veux, quand tu veux.
Le visage de Sherlock se détendit, mais il garda les yeux fermés.
– Qu’est-ce que Mycroft t’a dit pour te convaincre de rester ?
– Ce n’est pas Mycroft qui m’a convaincu.
John en prit conscience au moment où il le formulait : il avait pris la décision au moment où ses yeux s’étaient posés sur l’écran de son téléphone.
– Il m’a dit des choses qui m’ont fait réfléchir, c’est vrai. Et non, je ne vais pas te répéter ce qu’il m’a dit. Mais ce qui m’a vraiment fait changer d’avis, c’est on texto.
Sherlock ouvrit brusquement les yeux.
– Mon texto ?
– Oui, ton texto. Celui où tu me disais que tu préférerais que je reste.
– Ca veut dire que je ne veux pas que tu parles, clarifia Sherlock.
– J’avais traduit par moi-même.
John savait que c’était ce qu’il aurait de plus proche d’une excuse et d’une protestation d’amitié, et jugea que son colocataire – qui avait l’air totalement épuisé – avait davantage besoin de manger et de dormir que de continuer cette discussion. Lui-même se sentait vidé.
– Qu’est-ce qu’il y a dans le frigo ? Je veux dire, à part des rognures d’ongles de doigts de pied et des oreilles humaines ?
[1] « La vie a de ces bizarreries que l’esprit le plus inventif ne saurait concevoir » (Une affaire d’identité). J’aime juste bien cette citation.
[2] Je pense que la notion de « regretter la guerre » qu’utilise Mycroft est un peu excessive, mais la question se pose malgré tout : pourquoi John reste-t-il alors que, clairement, Sherlock se montre odieux avec lui ?