Le détective agonisant

Chapitre 14 : I never make exceptions; an exception disproves the rule

3297 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 jours

Chapitre 14 : I never make exceptions; an exception disproves the rule [1]

 

 

VENDREDI


Depuis le début de cette étrange conversation, John avait écouté Mycroft avec la plus grande attention. Tout ce qu’il lui avait dit faisait sens et lui avait fourni un certain nombre d’éclaircissements sur le fonctionnement de son étrange colocataire, sans toutefois l’excuser totalement. Le médecin ne doutait pas que Mycroft lui ait dit la vérité sur les sentiments de Sherlock et la manière dont il les enfermait au fond de son palais mental : qui irait inventer un truc pareil ?

Et puis Mycroft avait tout gâché en annonçant sur le mode de l’évidence que lui, John Watson, avait sauvé son frère. Découragé, John leva les yeux au ciel. Comment comptait-il lui faire avaler ça ? Le gène de la manipulation s’était-il transmis de manière atavique chez les Holmes ou bien la nature avait-elle concentré chez les deux frères tout ce qu’il y avait de ruse et de stratégie dans toute la famille depuis dix générations ?

– Mycroft, soupira John, soudain de nouveau très las, je ne vous demande pas de me dire ce que j’ai envie d’entendre, ni d’essayer de me flatter pour que je reste. Je voudrais juste comprendre ce qui se passe dans la tête de Sherlock, pas m’entendre dire que je l’ai sauvé ou je ne sais quelle connerie…

– Je ne vous flatte pas, je ne vous dis pas ce que vous avez envie d’entendre, je ne fais que constater des faits tangibles. Je vous manipule sans doute – il serait stupide de prétendre que je ne le fais pas – mais tout ce que je vous dis est vrai. Vous l’avez fait sortir de sa forteresse, ce qui n’est pas un mince exploit.

– Je ne vois vraiment pas comment j’aurais pu faire ça, marmonna John, partagé entre l’exaspération et la gêne.

– Dès le deuxième jour de votre cohabitation, alors que vous le connaissiez à peine, vous lui avez sauvé la vie. Ne croyez pas que j’ignore ce qui s’est passé ce soir-là. Ne croyez pas que je n’ai pas cherché le moyen de vous remercier. Je n’ai jamais trouvé l’occasion de vous le dire jusqu’à aujourd’hui – avouez qu’il est étrange de remercier quelqu’un d’avoir commis un meurtre.

– Sherlock vous en a parlé ? demanda John, totalement abasourdi, tandis qu’il sentait malgré lui sa mâchoire se contracter et ses épaules se raidir.

Il pensait sincèrement que cet événement était resté strictement entre lui et son colocataire et que jamais personne ne lui reparlerait de ce qu’il avait fait ce soir-là.

– Non, bien sûr que non, mais j’ai compris l’essentiel en vous voyant tous les deux. C’était assez évident – pour ceux qui ont des yeux pour voir, bien sûr. Autant vous dire que personne d’autre n’est au courant. Les gens sont si aveugles parfois.

– Bien sûr, ironisa l’ancien soldat, soulagé mais toujours sur ses gardes.

– Celui qui avait tiré sur le meurtrier était nécessairement un homme habitué à la violence, entraîné à viser et à tirer de loin sans trembler, ce qui m’a amené à penser qu’il s’agissait d’un militaire. Il fallait qu’il soit doté d’un certain sens moral, qui plus est, puisqu’il avait attendu le dernier moment pour intervenir. De plus, il a visé à l’épaule, pour immobiliser l’homme et non pour le tuer. D’ailleurs, Jefferson Hope est mort d’une crise d’anévrisme déclenchée par le choc, et non de sa blessure. [2]

– Puisque nous parlons de cette soirée mémorable, répondit John qui commençait à regagner une certaine contenance, je me suis toujours demandé comment vous aviez pu arriver aussi rapidement sur la scène du crime. Ne me dites pas que vous avez collé un micro ou une puce GPS dans le manteau de Sherlock ?

– J’aimerais tellement pouvoir le faire, soupira Mycroft, mais non, je ne me suis jamais permis ce genre de surveillance. Il ne me le pardonnerait pas. La réalité est beaucoup plus triviale : l’inspecteur Lestrade a mon numéro de téléphone privé. Ce soir-là, je vous ai vus tous les deux. C’était comme si… comme si les portes s’étaient brusquement ouvertes. Bien sûr, vous n’avez pas pu vous apercevoir du changement puisque vous veniez de le rencontrer, mais pour moi, c’était tellement visible, tellement évident… Pas de dissociation, il était avec vous, dans la réalité. Prêt à regagner l’abri de son palais mental dès que vous le repousseriez, bien sûr, mais pour la première fois depuis si longtemps, mon frère était là, totalement, entièrement. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ça représentait pour moi.

Mycroft se tut brusquement, probablement par crainte de trop révéler de ses propres émotions qui affleuraient derrière son éternel masque de politesse nonchalante, et John n’osa pas poser la moindre question à ce sujet. Deux gorgées de thé plus tard, l’aîné des Holmes reprenait :

– Je ne prétends pas pouvoir expliquer ce qui s’est passé dans l’esprit tortueux de mon frère cette nuit-là, mais je peux formuler une hypothèse. Sherlock s’était mis de lui-même – comme d’habitude – dans une situation impossible. Lestrade ne savait pas où il était parti, il n’avait prévenu personne, je n’étais pas au courant de ce qui s’était passé. Comme d’habitude, il était seul. Et il aurait pu avaler cette pilule, juste pour prouver qu’il était quand même le plus intelligent, mais vous ne lui en avez pas laissé le temps. Vous êtes intervenu sans vous soucier des conséquences que votre geste pourrait avoir pour vous-même. Je suppose que mon frère s’est demandé pourquoi vous aviez tiré, et je suppose qu’il n’a trouvé aucune raison rationnelle pour expliquer votre geste. Vous ne le connaissiez que depuis quarante-huit heures, vous ne lui étiez reconnaissant de rien, vous n’aviez pas besoin de lui – sauf pour le loyer, mais même Sherlock n’est pas assez tordu pour penser que cela justifierait un meurtre de sang-froid – et vous ne le désiriez visiblement pas.

John sauta sur l’occasion pour placer un mot.

– Non, en effet, très bonne déduction. D’ailleurs, à ce propos, si vous pouviez éviter le sous-entendus scabreux du genre « dispute de couple » ou « problèmes domestiques », ce serait vraiment sympa. Je sais que vous vous fichez de ma vie sexuelle comme de mes premières chaussettes, mais juste au cas où vous n’auriez pas compris : je ne suis pas gay.

– Je le sais très bien, et je vous prie de m’excuser pour mes propos déplacés. J’étais… inquiet pour Sherlock, et j’ai tendance à me montrer quelque peu sarcastique dans ce genre d’occasions. Je sais très bien que ce que vous éprouvez pour mon frère reste purement platonique.

– Vous êtes bien le seul, grommela le médecin.

– Deux hommes qui vivent ensemble ? Il y a de fortes probabilités pour que les commérages aillent bon train, propagés par votre logeuse – charmante au demeurant – qui semble penser que vous êtes faits l’un pour l’autre. Vous devriez prendre mes sarcasmes pour une manière de vous entraîner à rester stoïque face aux ragots.

Mycroft avait prononcé cette dernière phrase le plus sérieusement du monde, et John se demanda s’il devait éclater de rire ou lui envoyer son poing dans la figure. Il choisit de laisser tomber.

– Nous nous écartons du sujet.

– Je disais donc qu’il n’y avait aucune raison pour que vous vous précipitiez au secours de mon frère. Ce que vous avez fait ce soir-là était purement irrationnel : la logique aurait voulu que vous vous contentiez d’appeler la police pour qu’elle aille arrêter le meurtrier. Au lieu de cela, vous l’avez-vous-même suivi grâce au GPS du téléphone de la victime. Et vous l’avez sauvé. Vous avez placé sa vie au-dessus de votre propre code moral, avec le risque de perdre votre liberté ou votre réputation… Jamais Sherlock n’aurait pu imaginer que qui que ce soit puisse faire une telle chose pour lui. Et le résultat a été immédiat, je vous assure. Je l’ai vu s’ouvrir – je l’ai vu, presque physiquement. Et je me suis prudemment dit « Attendons ». Et pendant ces dix derniers mois, j’ai attendu. Guetté le moment où il se renfermerait en lui-même. Et ce moment n’est jamais arrivé. Il est resté ici, présent, parce que vous étiez là pour l’ancrer dans le réel. Pour lui dire sans le juger lorsqu’il se comporte de façon dérangeante pour les autres. Pour lui montrer que vous pouvez l’admirer pour son intelligence, sans l’envier ni le jalouser. Pour lui faire des reproches justifiés lorsqu’il s’est comporté comme…

– Comme un parfait connard, compléta John.

– Si vous voulez. Le terme me déplaît mais il est malheureusement assez juste. Vous lui dites la vérité, tout le temps, mais vous ne le jugez pas. Vous n’essayez de le changer que pour qu’il se sente mieux lui-même, mieux accepté, mieux intégré. Vous l’acceptez tel qu’il est, sans l’idéaliser et sans le rabaisser. Vous lui servez d’appui, de point d’ancrage dans la réalité. Bref, vous vous comportez exactement comme il faut se comporter avec Sherlock si on veut le maintenir dans la réalité – quelque chose que même moi, je peine à faire. Croyez-vous qu’il ait souvent pu compter de cette façon sur quelqu’un ?

– J’imagine que non, murmura John, qui se sentait bouleversé.

– Avec vous, Sherlock peut être lui-même, tout en sachant qu’il ne recevra en retour ni envie, ni mépris, ni pitié.

– Pitié ? s’écrit John, stupéfait. Qui pourrait avoir pitié de lui ? Il est tellement brillant !

Mycroft leva les yeux vers le plafond et répondit sans regarde son interlocuteur.

– Sherlock classe les gens qu’il croise dans trois catégories : ceux qui l’envient pour ses talents particuliers, ceux qui le méprisent pour son anormalité, et ceux qui le prennent en pitié parce qu’ils l’ont vu… disons… au plus bas. Est-il nécessaire de préciser que j’entre dans la dernière catégorie ?

– Je ne comprends pas.

Ce n’était peut-être pas tout à fait vrai. Peut-être que le médecin en lui comprenait. Peut-être aussi qu’il avait besoin de l’entendre pour le comprendre totalement. Mycroft reprit de son habituelle voix dépassionnée :

– Lorsque mon frère a terminé ses études, ou plutôt lorsqu’il a décidé qu’il avait appris tout ce qui lui était nécessaire, il s’est retrouvé désœuvré. Que pouvait-il faire ? S’installer à son compte en tant que détective privé ? Son comportement odieux faisait fuir les clients. Entrer dans la police ? Il ne pouvait se plier aux règlements. Travailler en laboratoire ? Aucun professeur n’aurait voulu d’un apprenti pareil, qui avait touché à tout sans obtenir aucun diplôme. Alors, pour occuper son esprit à quelque chose qu’il estimait intéressant, il s’est tourné vers la drogue.

John s’y attendait, bien sûr, mais il ne put réprimer un léger sursaut. Mycroft avant fermé les yeux.

– Je ne vais pas entrer dans les détails des quatre années qui ont suivi la fin de ses études, car j’espère que ces jours sont définitivement derrière lui. C’est à ce moment qu’il a rencontré Molly Hooper et Mrs Hudson. C’est aussi à ce moment que l’inspecteur Lestrade l’a retrouvé, entre la vie et la mort, dans une ruelle sordide par laquelle s’était enfui un criminel. Lestrade a laissé tomber sa poursuite pour essayer de sauver ce jeune homme inconnu. Il y est parvenu de justesse. Par devoir, dirait mon frère, parce que Lestrade est un bon policier. Et comme il est également plein de compassion et de bienveillance, il est repassé le lendemain voir comment allait le junkie qui avait failli lui claquer entre les doigts.

Cette expression familière semblait parfaitement inadéquate dans la bouche de Mycroft Holmes, mais John n’avait pas la moindre envie de sourire.

– Sherlock, en guise de remerciement, l’a aiguillé sur la piste du criminel qu’il recherchait. Lestrade, impressionné, a fini par lui proposer de collaborer avec lui de manière officieuse, et c’est ainsi que mon frère a pu trouver un moyen d’exercer ses talents naturels de façon presque légale. Il a rechuté à plusieurs reprises, mais les affaires que lui proposait l’inspecteur fonctionnaient comme un stimulant et le maintenaient, dans la plupart des cas, à l’écart de la drogue. Pour quelques jours, parfois quelques semaines, plus rarement quelques mois – jusqu’à ce qu’il s’ennuie de nouveau et qu’il replonge. Cela pour vous expliquer la pitié.

John déglutit avec difficulté.

– Je ne savais pas, murmura-t-il, et sa propre voix lui sembla anormalement basse. Je veux dire, je m’en doutais, mais je ne savais pas que c’était…

– … à ce point ? compléta Mycroft. Ne vous mettez pas martel en tête, nos propres parents ne sont toujours pas au courant de tout ce qui s’est passé à cette époque. Et comment auriez-vous pu le savoir puisque, depuis que vous avez emménagé au 221B, Sherlock n’a pas touché une seule fois à la drogue ?

– Vous vous moquez de moi ?

– Absolument pas. Je n’ai aucune explication rationnelle à vous proposer, je ne fais que constater.

– Vous avez bien formulé une hypothèse, non ?

– Je vous l’ai dit, vous êtes le seul à avoir réussi l’exploit de maintenir mon frère dans la réalité. Lorsque vous êtes avec lui, Sherlock n’a pas besoin de se droguer, ni d’être dans son palais mental, parce qu’il peut être lui-même sans crainte. Ce que vous avez fait pour lui a annulé tout besoin de contrôle. C’était totalement irrationnel, et cela continue à l’être. J’imagine que vous devez avoir dans son esprit une petite pièce spéciale, sur la quelle il n’a pas besoin d’avoir le moindre contrôle. Je parlerais de coup de foudre si je ne craignais pas de vous déplaire – mais une fois que vous avez enlevé le côté sexuel de la chose, n’est-ce pas précisément ce qui définit votre amitié ?

John ne put retenir un petit rire amer.

– Tout ce que vous me dites est bien joli, mais Sherlock n’a jamais, je dis bien jamais manifesté aucun signe de cette amitié si exceptionnelle, de ces sentiments si forts dont vous me parlez. A quoi cela me sert-il d’être dans une case spéciale de son génial esprit, si je ne m’en rends pas compte, s’il ne me le dit pas, s’il se comporte avec moi comme avec tout le monde, s’il m’utilise comme il l’a fait hier ? J’ai l’impression que je pourrais partir demain et que ça lui serait totalement égal.

– Je sais que c’est difficile, surtout après la nuit que vous venez de passer, mais vous devez me croire lorsque je vous dis que vous comptez pour lui plus que n’importe qui. Sherlock n’a jamais connu l’amitié avant vous, et même si vous devez quitter le 221B dès aujourd’hui – ce que, je vous le répète, je comprendrai parfaitement compte tenu des récents événements – je vous serai éternellement reconnaissant pour ce que vous avez apporté à mon frère durant ces derniers mois.

– Pourquoi me dites-vous tout ça maintenant ?

– Pourquoi ? répéta Mycroft avec un geste vague de la main, qui pouvait exprimer aussi bien la frustration que le désespoir. Parce que vous avez réussi à cohabiter avec mon frère pendant dix mois et que, si l’on excepte ce qui s’est passé cette semaine, vous avez eu l’air d’apprécier l’expérience. Parce que vous êtes le seul à pouvoir l’aider et que je ferais n’importe quoi pour que cet état de choses continue. Je comprends que vous souhaitiez conserver votre santé mentale, je sais qu’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de vivre avec Sherlock, et je ne ferai rien pour vous empêcher de partir, mais je voulais vous parler avant, essayer de vous expliquer… Parfois, dans la vie, vous vous sentez totalement impuissant, et lorsque vous croisez quelqu’un qui semble pouvoir faire ce dont vous êtes incapable… vous essayez de vous raccrocher à cette personne. Je sais que je vous ai parlé très égoïstement, John, et j’en suis désolé, conclut Mycroft en se levant. Je vous souhaite une bonne journée, et le meilleur pour la suite, quelle que soit la décision que vous prendrez.

Il prit son parapluie, fit quelques pas vers la sortie du restaurant, poussa la porte et disparut dans une voiture qui l’attendait dans la rue.

John se passa la main dans les cheveux, complètement désorienté. Qu’était-il censé faire de tout cela ? Pouvait-il seulement croire à tout ce que Mycroft venait de lui dire ? Avec un soupir, le médecin se leva à son tour, prenant son manteau qu’il avait posé sur la chaise voisine de la sienne. En sortant son téléphone pour consulter l’heure, il vit qu’il avait trois SMS en attente.

7:22. Je suis désolé.

7:23. Vraiment.

7:25. Je préférerais que tu restes.

 

  

[1] Une de mes citations préférées de tout Conan Doyle : « Je ne fais jamais d’exception. L’exception infirme la règle. » (J’ai toujours trouvé que « l’exception confirme la règle » était un peu stupide, et j’ai été ravie de constater que Sherlock Holmes était d’accord avec moi !) Cela dit, Watson est un peu l’exception quand même…

[2] La plupart de ces déductions sont faites par Sherlock lui-même dans l’épisode 1 de la saison 1 après que John a tiré sur le tueur en série. Il l’a atteint à l’épaule, peut-être un peu trop près du cœur, dans la poitrine (je ne suis pas sûre à 100% de ce que j’avance) et Sherlock n’a pas arrangé les choses (cette scène est assez dure, je trouve : ils sont allés loin dans le manque d’empathie du personnage), donc ce que je dis ici n’est que pure supposition. Ce que l’on sait, c’est que John a tiré de loin pour immobiliser le meurtrier, pas pour le tuer (mais de loin, il a pu moins bien viser).


Laisser un commentaire ?