Le détective agonisant
Chapitre 13 : A man’s brain is like a little empty attic
3187 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 16 jours
Chapitre 13 : A man’s brain is like a little empty attic [1]
VENDREDI
Quelques minutes plus tard, John était attablé devant un café bien fort, un jus d'orange et des toasts, dans un petit restaurant non loin de Baker Street, dont il ignorait l'existence, mais où Mycroft avait apparemment ses entrées, car ils furent immédiatement conduits à une petite table dans un coin agréable de la pièce, et servis avec une promptitude presque suspecte. Le café était délicieux, les toasts dorés à point et la confiture d'orange exquise. John se sentit revivre. Il n’avait cependant pas l’intention de rendre les choses faciles à son interlocuteur, aussi se contenta-t-il de profiter de son petit déjeuner sans dire un mot. Après quelques minutes de silence, Mycroft soupira :
– Je comprends que vous soyez fâché, mais...
– Sans vouloir vous offenser, je ne crois pas que vous compreniez, justement. Quoi que vous pensiez, je ne suis pas prêt à tout supporter de la part de Sherlock. J’ai mes limites, et votre frère vient juste de les piétiner allégrement. Quel genre d’homme peut faire une telle crasse à quelqu’un qui est supposé être son ami ? Vous ne pouvez pas comprendre, Mycroft, car vous ne l’avez pas regardé mourir sous vos yeux, faute d’un meilleur terme, vous n’êtes pas resté là, totalement impuissant, à le regarder délirer et souffrir, avant de vous rendre compte qu’il jouait la comédie depuis le début.
John mordit rageusement dans son toast.
– Non, en effet, répondit Mycroft calmement. Mais je l’ai regardé mourir sous mes yeux, comme vous dites, et je suis resté là, totalement impuissant, à le regarder délirer et souffrir. Cela m’est arrivé deux fois dans ma vie. Je me représente donc assez bien ce que vous avez pu ressentir cette nuit, avant de vous rendre compte que rien de tout ça n’était réel. Le sentiment de trahison, je ne peux que l’imaginer.
Cette réplique, prononcée d’un ton égal, comme si Mycroft énonçait le dernier bulletin d’informations, laissa John sans voix pendant un instant. Il prit une gorgée de café pour retrouver une contenance – il ne s’attendait certainement pas à un tel épanchement de la part d’un homme qui n’avait jamais manifesté devant lui la moindre émotion – et s’astreignit à parler plus calmement :
– J’étais persuadé que je voyais le « vrai » Sherlock, que je réussissais à voir ce qui fait de lui quelqu’un de vraiment exceptionnel, et que tous ceux qui ne voyaient en lui qu’un sociopathe asocial, prétentieux et égoïste se trompaient. Il faut croire que c’était moi qui avais faux sur toute la ligne, en fin de compte. Je lui faisais confiance, totalement, aveuglément, et lui n’a pas pensé une seule seconde au mal qu’il pourrait me faire, à l’inquiétude que je pourrais ressentir, à la trahison qu’il était en train de commettre… Comment peut-il être aussi brillant d’un côté et aussi… aussi…
– Stupide ? proposa obligeamment Mycroft.
John acquiesça sans sourire.
– Il me connaît par cœur, il me trouve « si prévisible », il savait comment j’allais réagir, il savait ce que j’allais ressentir, et il a délibérément provoqué ces sentiments. J’ai passé une des pires nuits de ma vie, tout ça pour me rendre compte que je n’étais qu’un outil entre ses mains. Il a froidement analysé mes émotions et les a utilisées, sans penser une seule seconde au mal qu’il pouvait me faire. Et le pire, c’est que même maintenant, il ne voit toujours pas où est le problème. Il trouve toujours parfaitement normal (John ne put se retenir de ricaner à ce mot) d’avoir agi comme il l’a fait. Pour lui, le simple fait que j’aurais pu ne pas être « assez convaincant » auprès de Mrs Culverton-Smith suffit à justifier son attitude. Il le referait sans aucune hésitation, juste pour que je ne fasse pas foirer son si merveilleux plan. Il ne comprend même pas que je sois en colère envers lui.
Le médecin hocha la tête, incapable de trouver les mots pour exprimer ce qu’il ressentait.
– Je sais, finit-il par dire à voix basse, qu’il ne raisonne pas comme moi, qu’il ne raisonne pas comme la plupart des êtres humains, et je croyais pouvoir faire avec, mais finalement, non, je ne peux pas.
Mycroft acquiesça.
– Bien sûr, vous vous sentez trahi et humilié, et avec raison. Ce que mon frère vous a fait est difficilement pardonnable. Ce que vous ne comprenez pas, c’est que pas une seconde Sherlock n’a pensé que vous pourriez vous sentir trahi et humilié. Il a parfaitement anticipé vos réactions, certes, mais il n’a pas pensé une seule seconde à ce que vous alliez ressentir.
– C’est bien ce que je lui reproche ! s’écria John.
– Je le sais bien, mais ce que j’essaye de vous expliquer, c’est que… Sherlock ne comprend pas les sentiments qui sont dirigés envers lui. Que vous soyez inquiet pour lui, que vous redoutiez de le perdre, que vous vous soyez attaché à lui, il ne peut pas le prendre en compte. Qui serait assez stupide pour devenir son ami ? Qui ferait confiance à un « sociopathe de haut niveau » ?
La voix de Mycroft était devenue dure, amère, presque brutale. Il prit une gorgée de thé et reprit son habituel ton neutre et policé, mais la souffrance que John avait un instant perçue sous le masque était bien réelle.
– Je pense connaître mon frère mieux que quiconque sur cette terre. Je comprends sa façon de penser, parce que, jusqu’à un certain point, je lui ressemble. Je sais quel effet cela fait de rester sur la berge et de regarder les autres passer sans parvenir à s’immerger dans le courant. Nous n’avons pas réagi de la même manière lorsque nous nous sommes rendu compte que nous étions… différents, mais nous nous sommes, chacun à notre façon, isolés et protégés des autres. Pour exercer nos deux métiers, il est nécessaire de comprendre la nature humaine, mais il est également indispensable de savoir se détacher, rester rationnel. Sherlock analyse les sentiments de ceux qui l’entourent comme il analyse leurs vêtements, leurs gestes, leur voix, leurs actions. Dès lors que ces sentiments sont dirigés envers lui, qu’il ne peut pas les mettre dans des cases lui permettant de résoudre une enquête, il les met de côté, probablement parce qu’il les trouve trop dangereux.
– Mais enfin, il doit bien se rendre compte qu’il y a des gens sur cette terre qui l’aiment ! Au sens large du mot, bien sûr, s’empressa d’ajouter John, qui avait eu son compte d’insinuations pour la journée.
– Il se rend compte que certaines personnes éprouvent pour lui de la reconnaissance, du désir, de la pitié, de la culpabilité, qu’elles se sentent redevables ou responsables de lui. Ce sont des sentiments qu’il accepte. L’amour, l’amitié, l’affection… ce sont des mots, et des réalités, qui l’effraient, peut-être parce qu’ils sont trop irrationnels pour lui, peut-être parce qu’il ne sait pas comment les gérer ou comment les payer en retour. Peut-être parce qu’ils sont totalement gratuits, libérés de la causalité qui devrait, selon lui, régir l’intégralité de l’univers.
– Tous les sentiments sont irrationnels, protesta le médecin, qui se sentait perdre pied malgré sa troisième tasse de café noir.
– Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous. Tout ce que Sherlock peut analyser, physiquement ou psychologiquement, il peut l’accepter – et il n’hésitera pas à utiliser ces sentiments pour manipuler les autres, y compris ses proches, si tant est que ce terme convienne. Pour en revenir au problème qui vous préoccupe, mon frère ne s’est pas dit « John va s’inquiéter pour moi parce qu’il tient à moi et parce qu’il a peur que je meure », mais « John va être préoccupé par mon état de santé parce qu’il est médecin, il viendra me soigner par devoir et ira chercher Mrs Culverton-Smith pour débarrasser la terre d’une meurtrière parce que c’est un homme foncièrement moral. »
– Mais ce n’est pas du tout pour ça que…
– Je le sais bien, John. Mais lui ne le sait pas. Ou refuse de le voir, comme vous voulez. Tout doit rester rationnel dans son esprit, sans quoi, il perd pied parce qu’il ne peut pas le contrôler. Il n’est même pas question d’avoir de l’emprise sur les autres. Cela ne l’intéresse pas. Ce qu’il veut, c’est se contrôler, lui. L’absence de contrôle l’angoisse tellement qu’il ne peut pas en supporter l’idée et qu’il préfère nier tout ce qu’il ne maîtrise pas.
John se rendit compte qu’il avait réduit en miettes un des toasts qu’il avait eu l’intention de manger. Ce que venait de lui expliquer Mycroft paraissait à la fois logique et tordu, et expliquait l’absence totale d’empathie de Sherlock dès lors qu’il était concerné, mais cela signifiait…
– Dans ces conditions, murmura-t-il, comment pourrait-il être ami avec qui que ce soit ?
– Il vous répondrait certainement qu’il ne peut pas. Dès qu’il a été en âge de comprendre qu’il serait toujours différent, mon frère s’est créé une armure. Alors que j’ai décidé de rentrer dans le moule – plus ou moins – il a choisi d’en sortir totalement. Ce que pensent les autres ? Aucune importance. On l’insulte ? Tout glisse sur lui. On le traite de psychopathe ? Pas de problème, il se conformera à l’image que les autres ont de lui. Sherlock ne vous a jamais parlé de ce qu’il appelle son « palais mental » ?
– Si, il m’a expliqué que c’était un endroit imaginaire dans lequel il rangeait et classait toutes les informations dont il pouvait avoir besoin. Je crois que cette technique vient de la Rome antique, non ?
– Oui, le palais mental était utilisé par les orateurs romains pour mémoriser leurs discours en les associant à des lieux dans lesquels ils se promenaient mentalement. [2] Pour mon frère, ce palais est bien plus qu’un simple outil mnémotechnique. Il le… disons, pour simplifier, qu’il le représente totalement. Il stocke dans des pièces, des caves, des greniers, des placards, non seulement toutes les informations qu’il accumule au cours de son existence, mais également tous les sentiments que les autres peuvent ressentir pour lui, et probablement aussi tous ceux qu’il éprouve lui-même. Certains de ces sentiments, comme je vous l’ai dit, lui semblent dangereux – parce qu’il ne les contrôle pas. Alors, il les met dans des pièces hermétiquement closes, sans lumière, verrouillées à triple tour.
– Ca semble un peu… extrême, non ?
Ce que John aurait voulu dire ressemblait plutôt à « c’est complètement dingue de faire ça, et aussi très dangereux – il n’a jamais entendu parler des risques du refoulement ? », mais la conversation prenait un tour totalement inattendu qui l’éloignait des rivages de la colère. Cette fenêtre ouverte sur l’esprit de Sherlock venait de nouveau chambouler sa façon de considérer son colocataire. Ou ex-colocataire.
– Extrême, répéta Mycroft avec un petit rire sans joie. On peut voir les choses de cette manière. Lorsque quelqu’un, dans le monde réel, fait quelque chose qui le blesse, ou le met mal à l’aise, ou le fait souffrir de quelque façon que ce soit, Sherlock se réfugie dans son palais. Il est capable de se… de se dissocier complètement. Présent, mais absent. Ici, et ailleurs. Il peut agir parfaitement normalement – enfin, normalement pour lui – tout en étant enfermé en lui-même. Ce palais est à la fois un immense réservoir d’informations et un abri. Il l’utilise contre la douleur physique, contre les insultes, contre tout ce qui pourrait l’affecter négativement, mais également, je pense, contre tout sentiment un peu trop intense dirigé contre lui, qu’il ne sait pas comment gérer.
– Même un sentiment positif ?
John allait de révélation en révélation. Tout ce qu’il entendait depuis un quart d’heure lui semblait à la fois complètement délirant et d’une évidence absolue.
– Même un sentiment positif, confirma Mycroft. Bien sûr, il peut accepter qu’on ait besoin de lui, qu’on admire son intelligence, qu’on soit reconnaissant envers lui. A la limite, je pense qu’il peut imaginer qu’on le désire physiquement, quoique cela doive aussi lui poser problème, dans une moindre mesure. Tout cela, il le comprend, l’analyse et l’accepte – et, comme je vous l’ai dit, il n’hésitera pas à s’en servir pour manipuler les autres. Le reste, ce qu’il ne comprend pas, ce qu’il ne contrôle pas, va directement à la cave, avec ses propres sentiments. Il ne les oublie pas complètement, bien sûr, ils sont toujours là et il le sait, mais il en en fait abstraction. [3]
– Comment savez-vous tout cela ? Vous en parlez comme d’une certitude, mais comment pouvez-vous savoir ce qui se passe dans sa tête ? Je suis désolé, je ne dis pas que vous n’êtes pas proches (à ces mots, Mycroft eut un petit rire désabusé), mais je n’arrive pas à imaginer Sherlock vous parler de… de tout ça.
L’aîné des Holmes sembla hésiter.
– Il m’en a bien parlé, mais les circonstances étaient tout sauf normales. Il m’a même offert une petite « visite » de son palais. Cela s’est révélé assez instructif, et plus que perturbant. [4]
– Je vous crois sans peine, répondit John qui ne parvenait pas à imaginer comment on pouvait « visiter » un endroit totalement virtuel. Mais ce palais mental, il n’y est pas tout le temps, n’est-ce-pas ? Je veux dire… Je sais bien que physiquement, il est là, mais…
Les yeux de Mycroft se posèrent sur John, qui se sentit un peu mal à l’aise sous ce regard inquisiteur.
– Vous êtes très perspicace et vous avez immédiatement mis le doigt sur le problème. Après ses études, qui ont été longues, variées, et qui l’ont passionné au point qu’il s’y immerge totalement, mon frère s’est montré de plus en plus… « absent », comme s’il passait de plus en plus de temps dans son palais intérieur. Il voulait devenir détective, il essuyait refus sur refus, et plus on l’empêchait de faire l’unique chose qui l’intéressait, plus il passait de temps dans son refuge intérieur. A un moment, j’ai craint qu’il ne s’y enferme définitivement – il y avait comme un vide dans ses yeux, comme s’il n’était plus vraiment présent. Et puis, brusquement, il en est sorti, ou du moins il a repris pied dans la réalité.
– Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis ?
Mycroft haussa les sourcils.
– Vous, John, naturellement. [5]
[1] « Le cerveau de l’homme est comme une petite mansarde vide (et vous devez y entasser les meubles que vous voulez) » (Une étude en rouge). Une des choses qui m’a le plus fascinée dans la série de la BBC, c’est cette histoire de palais mental (notamment dans les épisodes 2 et 3 de la saison 3). A partir de quelques mots ébauchés par Conan Doyle (dont la citation que je viens de mettre en titre de chapitre), les scénaristes ont imaginé un palais mental très vaste et complexe dont on n’aperçoit que des morceaux. J’ai adoré l’idée.
[2] Cette méthode s’appelle, en latin, la méthode des « loci », les « lieux ». C’est d’ailleurs de là que nous vient l’expression « lieu commun » pour désigner un discours manquant d’originalité et brassant des idées reçues. Les deux principaux orateurs romains ayant développé cette technique sont Cicéron et Quintilien, mais la méthode est déjà décrite auparavant dans La rhétorique à Herennius (auteur inconnu). (Oui, c’est un sujet qui me fascine : rhétorique ET Rome antique = combo gagnant !)
[3] Je tiens à préciser ici que je ne suis pas psy, même vaguement, et que tout ce que je raconte là n’est que pure imagination de ma part. J’ai essayé d’analyser le caractère de Sherlock car le personnage me fascine, et j’en suis arrivé à une conclusion qui me satisfaisait, mais elle n’est en aucun cas validée scientifiquement.
[4] Je vais refaire de la pub pour une autre histoire que j’ai écrite, et que je vais reprendre et publier ici bientôt : il s’agit de la « visite » de Mycroft dans le palais mental de son frère. J’ai dit plus haut que cette idée me passionne, j’ai donc passé du temps, il y a quelques années, à élaborer un plan intégral du palais mental de Sherlock, et j’en ai fait une fanfic.
[5] Le discours de Sherlock au mariage de John tend à prouver qu’il a été (du moins dans son esprit) « sauvé » par John. Sauvé de quoi ? On ne sait pas exactement. Je pose comme postulat qu’il a été sauvé de lui-même, de ses tendances autodestructrices au sens large, et que le lien entre Sherlock et John a permis au premier de trouver dans le réel une place qu’il ne pensait pas avoir. Encore une fois, ce ne sont que spéculations à partir des personnages de la série. Dans les nouvelles de Conan Doyle, ce n’est évidemment pas le cas, mais je reste persuadée que Watson a aussi, dans une moindre mesure, « sauvé » Holmes (ou l’a du moins aidé à trouver un certain équilibre). Et promis, je m’arrête là.