Le détective agonisant

Chapitre 12 : To a great mind, nothing is little

2333 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 jours

Chapitre 12 : To a great mind, nothing is little [1]

 

 

VENDREDI


John avait conclu à la nécessité de son départ vers quatre heures trente du matin, après avoir passé successivement par la colère, le déni, la peine, de nouveau la colère, puis une sorte d’engourdissement de ses émotions, que l’attitude désinvolte de Sherlock avait dissipé en ramenant la colère à son paroxysme. L’idée de quitter le 221B l’emplissait déjà de nostalgie, mais il avait pour habitude d’écouter ses instincts. Après ce qu’il estimait être une trahison impardonnable, il se sentait absolument incapable de se fier de nouveau à son futur-ex-colocataire.

J’ai en lui une confiance totale, même lorsqu’il s’agit d’un domaine que je devrais en toute logique maîtriser mieux que lui.

Quel idiot il avait été ! De quelle naïveté il avait fait preuve ! Tous ceux qui l’avaient prévenu contre Sherlock avaient raison, en fin de compte. Il utilisait les gens. Pourquoi lui, John Hamish Watson, médecin militaire démobilisé, aurait-il été épargné ? Il s’était pourtant cru à part. Spécial. Mais il s’était trompé sur ce point, et le reconnaître était non seulement humiliant, mais douloureux. On ne peut pas faire confiance à un sociopathe, lui avait dit Harry quelques semaines auparavant, et John avait – une fois de plus, une fois de trop ? – pris la défense de celui qu’il considérait comme son ami.

Ce qui s’était passé durant les dernières vingt-quatre heures avait bouleversé son univers, comme si l’axe de la Terre avait bougé de 180°. Il valait mieux partir, pour sa propre santé mentale. Maintenant qu’il avait retrouvé du travail, peut-être pourrait-il se permettre une location, certes pas aussi centrale que Baker Street, mais tout de même relativement bien située ? Peut-être pourrait-il reprendre une vie normale, moins exaltante que celle qu’il menait depuis près d’un an, mais moins dangereuse, moins exposée à la désillusion ?

Cette résolution, pour déterminée qu’elle fût, n’était cependant pas facile à annoncer de but en blanc à son (toujours futur-ex) colocataire. John n’avait donc pas besoin que l’aîné des Holmes qui, la veille au soir, avait si aisément dédaigné ses appels au secours désespérés, intervienne au beau milieu d’une discussion qui aurait dû être privée.

Apparemment, Sherlock était sur la même longueur d’onde que lui, car il maugréa :

– Il ne manquait plus que lui.

Mycroft entra sans frapper dans la cuisine et scanna du regard son cadet avec une urgence qui aurait aisément pu passer pour une profonde inquiétude. Ce qu’il lut sur le visage de Sherlock sembla le rassurer, car la ligne rigide de ses épaules se relâcha légèrement, et c’est avec son flegme habituel qu’il se tourna vers le médecin :

– John, ravi de vous revoir. Vous avez l’air… quelque peu tendu.

– Pensez-vous, répondit John en levant les yeux au ciel. Votre frère a tout fait pour me détendre, ces derniers jours.

– Serais-je arrivé en plein milieu d’une dispute de couple ? demanda l’aîné des Holmes avec un coup d’œil entendu aux débris de porcelaine et à la flaque de thé qui refroidissait au pied de la table de la cuisine.

Voilà exactement ce que John aurait voulu éviter : Mycroft et ses sarcasmes, à six heures trente (que faisait-il si tôt à Baker Street, d’ailleurs ?), après une nuit sans sommeil et avec la perspective peu réjouissante mais salvatrice de quitter le 221B.

– Mycroft, sauf votre respect, si vous ajoutez un seul mot à ce sujet, je vous fous à la porte. J’ai eu mon compte des Holmes pour la semaine, peut-être même pour la vie entière.

Mycroft leva les sourcils, peu habitué à un tel langage de la part de John, mais il ne posa aucune question et se tourna vers son frère avec un demi-sourire crispé.

– Sherlock, aurais-tu l’amabilité de me rendre ma ligne personnelle que tu as dû prendre – accidentellement, je n’en doute pas – dans la poche de mon manteau lorsque je suis passé te voir hier soir, sur ta demande ?

Le détective haussa les épaules et sortit de sa propre poche un petit téléphone, qu’il lança à son frère.

– Tu as été lent. Je pensais que tu t’en apercevrais plus tôt.

– Tu seras peut-être surpris d’apprendre qu’en rentrant de Baker Street hier soir, j’ai été pris d’une irrésistible envie de dormir et que je me suis couché bien plus tôt qu’à l’ordinaire. Le thé que tu m'as si... gentiment offert y était d'ailleurs peut-être pour quelque chose ?

– Attends… murmura John, qui avait l’impression de tomber de Charybde en Scylla. Tu veux dire que tu as piqué le téléphone de ton frère pour éviter que je ne puisse le joindre hier soir ? Tu lui as demandé de venir te voir dans le seul but de lui prendre son portable, et tu as mis un somnifère dans son thé…

– Bien sûr, répondit Sherlock sur le ton de l’évidence. Je ne voulais pas que tu le préviennes, il aurait tout gâché s’il avait débarqué ici au mauvais moment. J’estimais possible, quoique peu probable, que tu l’appelles, mais sous-estimer ce risque aurait été une erreur.

John se sentait de nouveau, pour la quatrième fois en moins de douze heures, au bord de la crise de nerfs.

Peu probable ? s’écria-t-il, incrédule. Qu’est-ce que tu crois que j’aurais pu faire d’autre ? Il est évident que j’allais appeler ton frère ! Tu étais censé être malade, mourant, et tu refusais d’aller à l’hôpital ! Un autre petit show très réussi, d’ailleurs, quand j’y repense. Bien sûr, si j’avais réussi à t’y emmener, ils auraient immédiatement vu que tu n’avais absolument rien. Mieux valait jouer la carte du « non, je t’en supplie, pas l’hôpital, j’ai peur ». Tellement plus marrant.

– J’imagine que tu t’es bien amusé, en effet, murmura Mycroft en regardant son cadet dans les yeux.

– J’imagine que tu pourrais la fermer, avant d’ajouter quelque chose que tu finirais par regretter, rétorqua Sherlock avec une violence difficilement contenue. Inutile que je te rappelle ta responsabilité dans toute cette histoire, mon cher frère. Ne viens pas me provoquer sur ce terrain.

Quelque chose dans le ton du détective empêcha John de poursuivre ses récriminations. Sherlock fixait son frère avec une telle intensité que John n’aurait pas été étonné outre mesure de le voir tomber mort. Si Mycroft soutint son regard sans ciller, il pâlit légèrement avant de reprendre :

– Hier soir, tu m’as dit que tu aurais probablement des nouvelles pour moi aujourd’hui. Est-ce le cas, ou bien la nuit a-t-elle été exclusivement dévolue aux problèmes… domestiques ?

L’intonation traînante sur le dernier mot de la phrase donna à John des envies de meurtre. Il se dit que s’il devait quitter cette terre aujourd’hui, ce ne serait pas sans emporter au moins un Holmes avec lui.

– J’ai arrêté la femme responsable de la mort de tes trois fonctionnaires. Tu pourrais te montrer un peu reconnaissant de temps en temps. Après tout, je travaille pour toi.

– Je croyais que cette affaire ne t’intéressait pas.

– Je m’y suis intéressé avant même que tu te rendes compte qu’elle existait, répondit Sherlock en infusant dans sa voix tout le mépris dont il était capable. Mrs Culverton-Smith est une femme dangereuse. Je n’étais pas certain qu’elle avait trempé dans la mort de ces trois hommes, mais j’ai fini par obtenir ma preuve. Tu verras ça avec l’inspecteur Lestrade. Quand tu m’as dit que tu soupçonnais leur mort d’être d’origine criminelle, j’ai immédiatement fait le lien avec la mort de Savage. Ça tombait bien, puisque John devait se rentre à Exeter, l’endroit même où Savage avait vécu. Je me suis décidé à provoquer Mrs Culverton-Smith la semaine dernière, et j’ai reçu ça en guise de réponse.

Sherlock tendit à son frère une enveloppe parfaitement ordinaire, qu’il venait de prendre sur le manteau de la cheminée.

– Attention, elle contient une lame de rasoir très fine, presque impossible à déceler au toucher, et qui coupera n’importe quelle personne qui ouvrira cette enveloppe. Les membres de la secte des Assassins se servaient déjà de cette méthode pour empoisonner leurs ennemis dès le XIIème siècle. Ingénieux. [2]

– Attends, attends, l’interrompit John, c’est pour ça que tu as réagi si violemment lorsque j’ai pris le courrier sur la cheminée dimanche dernier ? Parce que tu savais que cette enveloppe contenait une lame empoisonnée ?

Le détective haussa les épaules.

– Ce n’est pas la première fois que je reçois des menaces de mort. J’examine attentivement tout ce qui est envoyé ici. Etant donné ma provocation de la semaine dernière, je m’attendais à une réaction de la part de Mrs Culverton-Smith et je n’ai pas été déçu. Tout a fonctionné comme je l’avais prévu.

John sentit la colère, un instant évincée par la curiosité, revenir en force. Mycroft, qui ne l’avait pas quitté des yeux durant toute la tirade de Sherlock, esquissa une petite moue réprobatrice.

– Tu es vraiment très doué, mon cher frère, pour te mettre à dos les rares personnes qui pourraient avoir confiance en toi. Prétendre d’être malade pour prendre une meurtrière sur le fait, je peux comprendre l’intérêt, bien que la dépense d’énergie nécessaire à une telle machination me semble trop élevée. Mais faire croire à John que tu étais mourant afin de rendre le tout plus convaincant ? Quelle délicate attention envers un… ami.

– Comme si tu comprenais quelque chose à l’amitié, cracha Sherlock entre ses dents serrées.

– Parce que toi, tu t’y connais, peut-être ? demanda John avec amertume en prenant son manteau qui traînait sur une chaise. Non, ne réponds pas, c’est inutile. Tu n’as plus à te soucier des enveloppes empoisonnées que je pourrais ouvrir par inadvertance. Bonne journée, Mycroft. Vous pouvez commencer à chercher un nouveau colocataire pour Sherlock. Quelqu’un à qui ça ne fera ni chaud ni froid d’être traité comme un pion et un demeuré.

Sans attendre la réponse de l’un ou l’autre des deux frères, il quitta la pièce en claquant la porte. Ca n’avait rien de mature, certes, mais il lui fallait se défouler sur quelque chose – de préférence des objets inanimés.

John descendit les escaliers, ouvrit la porte donnant sur la rue et se retrouva dans le froid londonien de la fin février. Il n’était pas encore sept heures, les agences immobilières n’étaient certainement pas ouvertes si tôt : un petit déjeuner semblait plus indiqué. Après tout, son thé avait fini par terre ce matin et il n’avait rien mangé depuis la veille à midi.

– John !

Le médecin soupira. Il aurait dû anticiper. Bien sûr, Mycroft Holmes allait chercher à le rattraper, à le raisonner, à le retenir.

– Je n’ai pas vraiment envie de vous parler maintenant, Mycroft. La journée d’hier a été légèrement stressante, et grâce à votre frère, je n’ai pas dormi de la nuit. Je voudrais être seul, parce que je n’ai pas envie de vous dire, sous le coup de la colère, des choses que je pourrais regretter par la suite.

L’aîné des Holmes acquiesça d’un signe de tête.

– Je comprends. Pourriez-vous m’accorder seulement une demi-heure de votre temps ? Dans la journée, ou demain, quand vous le désirerez. J’aimerais discuter avec vous de tout ce qui s’est passé. Appelez-moi quand vous vous sentirez prêt.

John fut presque surpris du ton poli avec lequel Mycroft lui avait présenté sa requête. D’ordinaire, il ne lui laissait guère le choix, préférant le kidnapper, le harceler de messages ou le convoquer à la minute dans un entrepôt désert, sans se préoccuper de ses états d’âme ni de ses activités quotidiennes.

– Après tout, au point où j’en suis… Si vous m’offrez un petit déjeuner gigantesque, je devrais réussir à ne pas trop insulter Sherlock.

– Oh, ne vous gênez surtout pas pour le faire si vous en avez envie.


[1] « Pour un esprit supérieur, rien n’est insignifiant » (Une étude en rouge). J’ai choisi cette citation pour ce chapitre à cause de l’enveloppe envoyée par Johanna Culverton-Smith, qui peut sembler un détail, mais qui a déclenché tout le plan de Sherlock. (A côté de ça, l’angoisse de John est « insignifiante » pour lui : il a un peu de mal à se focaliser sur les bonnes choses…)

[2] Cette technique d’assassinat est évoquée dans un roman que j’ai adoré, Alamut de Vladimir Bartol, dont le personnage principal fait partie de la secte des Assassins.


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