Le détective agonisant
Chapitre 11 : The best way of successfully acting a part is to be it
1997 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour il y a 6 jours
Chapitre 11 : The best way of successfully acting a part is to be it [1]
VENDREDI
John se leva à six heures du matin. Le sommeil l’avait fui alors qu’allongé dans son lit, il tournait et retournait dans son esprit cette idée ô combien déplaisante : depuis le début, tout n’avait été qu’une manipulation de Sherlock destinée à coincer une meurtrière trop intelligente pour laisser des preuves derrière elle. Une machination organisée de main de maître par le grand et génial détective qui avait tout prévu, tout calculé, sans rien dire à son prétendu « ami et collègue ». Il avait laissé John aux prises avec l’inquiétude, l’impuissance, la panique, sans daigner, à aucun moment, le mettre au courant de son plan si brillant. Le médecin avait délaissé son colloque à Exeter pour foncer à Londres la veille au soir, il avait raté sa chance avec Isabelle Leclerc, et tout ça pour quoi ? Pour se rendre compte qu’il avait été dupé depuis la première minute.
Il s’habilla lentement, poisseux de sa nuit sans sommeil, et descendit les marches qui menaient au salon. Une tasse de thé serait bienvenue, mais certainement pas suffisante pour oublier ce qui s’était passé la veille. Et l’avant-veille. Et les deux jours précédents. Sans surprise, le médecin trouva son colocataire dans la cuisine. Il avait déjà mis en marche la bouilloire et préparé un mug pour John. Ce dernier ne lui accorda pas un regard.
– Tu veux du thé ?
John serra les poings et sentit sa paume douloureuse à force d’avoir été contractée durant ces dernières heures de panique, puis il se dirigea vers le placard et, sans un mot, prit une tasse propre et un sachet de thé. Sherlock se passa la main dans les cheveux. On pouvait lire sur son visage ce qui ressemblait à de l’embarras et de la peine. Mais – John en était convaincu à présent – Sherlock était un excellent acteur. Il s’était laissé prendre, lui, médecin (et, du moins l’espérait-il, bon médecin) à une mise en scène macabre orchestrée par son ami. Son ami ? Non, décidément, Sherlock n’était pas son ami. Quel ami digne de ce nom ferait un coup pareil ?
– Tu n’envisagerais pas de me parler ?
Tout en versant de l’eau chaude dans sa tasse, John lança à son colocataire un regard incrédule. Le coup de poing qu’il lui avait donné la vaille lui avait laissé un beau bleu sur la joue, mais à part ça, il semblait en parfaite santé. Un peu plus mince que la semaine passée, et un peu plus pâle, peut-être, mais il lui avait suffi de se passer le visage au démaquillant…
– J’avais peur que tu ne joues pas bien la comédie auprès de Mrs. Culverton-Smith si tu savais que je n’étais pas réellement malade. Tu n’es pas très doué pour faire semblant, je pensais que tu serais plus convaincant si tu croyais vraiment que j’étais à l’article de la mort. Je ne pouvais pas faire autrement…
– Tu ne pouvais pas faire autrement ? répéta John d’une voix blanche en reposant brutalement la bouteille de lait sur la table, qui expulsa alentour une myriade de gouttes blanches.
Sa résolution de se taire et de garder le contrôle de lui-même vola en éclats. Sherlock n’éprouvait pas le moindre remords de ce qu’il lui avait fait subir. Pour lui, John n’était qu’un pion parmi tant d’autres, et peu importaient ses sentiments, sa dignité, ou l’illusion qu’il avait eu de la confiance qui s’était petit à petit tissée entre eux. Comme il avait été naïf !
– Alors comme ça, tout est de MA faute parce que JE suis un acteur déplorable ? Tu te fous de moi, Sherlock ? Tu ne pouvais pas faire autrement que me faire croire que tu étais en train de mourir, alors qu’en fait tu allais parfaitement bien ? Mais je rêve ! J’hallucine ! Tu as passé quatre jour à faire monter progressivement mon inquiétude pour que je puisse être « convaincant » auprès de cette femme ? Convaincant, en tout cas, tu l’étais, toi. Si jamais la police te lâche parce que tu les auras poignardés dans le dos ou insultés une fois de trop, tu pourras toujours te reconvertir dans le théâtre.
Sherlock ouvrit la bouche pour répondre à son colocataire, mais ce dernier leva un doigt pour le faire taire.
– Je n’ai pas terminé et je te déconseille d’essayer de m’interrompre si tu ne veux pas te retrouver avec un deuxième bleu sur la joue gauche. J’étais en train de te faire des compliments, ça devrait te plaire, non ? Un excellent jeu d’acteur, vraiment. C’était tellement bien fait, et tellement… tellement toi ! Je suis absolument certain que si tu tombais vraiment malade, tu te comporterais exactement comme ça. « Tout va bien, John, arrête de t’inquiéter pour moi, c’est pénible… » Et je t’ai cru ! Comme un imbécile, je t’ai cru ! Il suffisait de te tartiner avec de la vaseline pour paraître fiévreux, un peu de liquide irritant dans les yeux, du maquillage, oh, j’oubliais, de l’encre rouge sur un mouchoir pour me faire vraiment paniquer… Tout le reste n’était que de la comédie, ou plutôt de la tragédie. Ton jeu d’acteur est vraiment exceptionnel ! Tu étais vraiment parfait dans le rôle du détective agonisant. Les crises de toux, médicalement parlant, impeccablement simulées. Je me suis demandé comment tu t’y étais pris pour paraître fiévreux, parce que j’ai touché ton front quand je suis rentré, et tu étais vraiment brûlant, à ce moment. J’y ai réfléchi toute la nuit, et j’en suis arrivé à la conclusion que tu as passé une bonne heure collé au radiateur de la salle de bains en attendant que j’arrive. Après, rien de plus simple que de m’envoyer me laver les mains au prétexte débile que tu es « contagieux par le toucher », d’appliquer le thermomètre sur la lampe de chevet, et voilà comment on arrive à faire paniquer un John Watson bien trop crédule pour sa propre santé mentale. Rien de plus facile – et tellement marrant !
– Je te jure que je n’ai pas trouvé ça « marrant » une seule seconde et…
Le médecin lança à terre la cuiller avec laquelle il touillait rageusement son thé depuis le début de sa tirade.
– Arrête ! Tu n’es pas en position de me jurer quoi que ce soit. Comment veux-tu que je te croie ? Comment veux-tu que je te fasse confiance ? Depuis lundi dernier, tu me racontes n’importe quoi. Tu as délibérément provoqué cette femme, tu savais qu’elle allait essayer de t’empoisonner, je ne sais pas comment ET JE M’EN FOUS, ajouta John en voyant Sherlock ouvrir la bouche pour se lancer dans une explication qui ne l’intéressait pas le moins du monde. Tu as monté ta petite combine minable pour qu’elle soit prise sur le fait, sans m’en parler, sans rien m’expliquer. Tu as joué avec mes sentiments, tu ne les as pas pris en compte un seul instant. Tu savais très bien comment j’allais réagir et tu m’as laissé faire du début à la fin. Oh, je sais, les sentiments ne sont pas quelque chose que le génial Sherlock Holmes, sociopathe de haut niveau, maîtrise très bien, alors on ne peut que lui pardonner quand il fait n’importe quoi. Mais je viens d’avoir la preuve que tu peux anticiper mes émotions aussi bien que la trajectoire d’une balle ou une réaction chimique. Tout était parfaitement calculé, minuté…
– Non, ce n’est pas vrai, l’interrompit Sherlock. Je ne pensais pas que tu comprendrais si vite ce qui était arrivé à Savage.
La rage de John monta d’un cran, ce qui lui aurait semblé impossible trois secondes auparavant.
– Bien sûr ! Pourquoi penser que John Watson le débile pourrait comprendre quoi que ce soit ?
– Je t’assure que…
La tasse de thé alla rejoindre la cuiller sur le carrelage de la cuisine, où elle se fracassa en mille morceaux, projetant du liquide dans toutes les directions. Sherlock sursauta.
– La ferme ! Si tu ajoutes un seul mot, tu risques d’avoir vraiment besoin de soins médicaux dans les heures qui suivront. Pour un nez cassé, par exemple. Je suis peut-être médecin, j’ai prêté serment, je ne ferai pas de mal, blablabla, mais fais gaffe parce que tu sais très bien ce que je suis capable de faire en tant que soldat. Alors tais-toi maintenant si tu tiens à ton intégrité physique. [2]
Sherlock prit une profonde inspiration, mais il parvint à rester silencieux.
– Je suis désolé, reprit John lorsqu’il se fut un peu calmé, mais je ne peux pas continuer comme ça. A partir d’aujourd’hui, je vais me chercher un autre appartement. Ca me semble préférable pour tous les deux. [3]
Sherlock, qui avait visiblement attendu que John termine sa diatribe pour pouvoir s’expliquer, resta muet, la bouche légèrement ouverte, comme s’il ne pouvait pas croire ce qu’il venait d’entendre, comme s’il était incapable de prononcer un seul mot. Il fixait son colocataire, les yeux écarquillés, essayant visiblement de déterminer s’il était ou non sérieux.
Ils restèrent face à face pendant une minute environ, dans un silence pesant.
Silence qui fut rompu par une voix bien connue, en provenance de l’escalier :
– Sherlock ? Tu es là ?
Vraiment, songea John avec un soupir exaspéré, il ne manquait plus que Mycroft Holmes (qui l’avait laissé tomber la veille au soir en refusant de lui répondre ou de le rappeler) et ses sarcasmes hautains pour parfaire, comme une cerise pourrie sur le glaçage de merde de la trahison, une journée qui avait déjà commencé sous les pires auspices.
[1] « La meilleure façon d'interpréter un rôle avec succès est de le faire sien » (encore une citation du Détective agonisant) … Oui, Sherlock est imbuvable. Je l’aime quand même, mais à chaque fois que je lis ACD ou que je regarde une version filmée, je me dis que Watson est le plus gentil, le plus patient et le plus adorable de tous les personnages de fiction (dans ACD, Watson ne s’énerve pas, il est juste soulagé de voir que Holmes n’est pas malade). Je voulais lui donner l’occasion d’exprimer un peu ce qu’il avait sur le cœur.
[2] J’avoue que pour cette réplique, j’ai pensé au Dr McCoy dans Star Trek : “Would you like to see how fast I can put you in a hospital?” (« Vous voulez voir à quelle vitesse je peux vous envoyer à l’hôpital ? »)
[3] J’ai essayé de me mettre à la place de John, et il est évident que ma première réaction aurait été de fuir le 221B. Evidemment, il ne va pas le faire, parce qu’on sait qu’il reste jusqu’à la mort de Sherlock, mais honnêtement, ce serait tout ce qu’il mérite.