Chroniques désespérées d’un casque-micro
Je les ai vus partir, les yeux brillants, le cœur léger, les poches vides.
Ils disaient qu’ils fuyaient Webhelp, qu’ils claquaient la porte, qu’ils en avaient marre de la médiocrité algérienne. Et moi, le vétéran, j’écoutais. Je regardais. Parce que moi, je remarque tout. Appelez ça l’œil du vieux, ou la paranoïa du survivant, à vous de voir.
Alors je pose la question, calmement, comme un père qui sent venir la connerie :
— "Pourquoi la Grèce ?"
Et là, sans rougir, ils me répondent :
— "Parce que c’est mieux que l’Algérie."
Je reste silencieux. Deux secondes. Trois. Le temps que mon cerveau digère la soupe tiède de naïveté que je viens d’avaler. Puis je craque, je n’en peux plus :
— "Non mais vous êtes complètement secoués du bulbe ou bien ? La Grèce ?! Pour faire quoi ? Travailler dans votre domaine peut-être ? Dans le journalisme ? Le commerce ? Les langues ? Les sciences ?"
Ils haussent les épaules, gênés :
— "Non… dans un centre d’appel."
Un blanc. Un froid. Puis l’explosion :
— "Ah mais là c’est plus de l’aveuglement, c’est de l’art contemporain ! Vous fuyez l’enfer d’un centre d’appel pour aller bosser... dans un autre centre d’appel ! Webhelp Algérie ou Webhelp Athènes, c’est la même merde, sauf qu’en Grèce, le loyer te coûte un rein, la bouffe un bras, et que le SMIC est plus bas qu’un contrat précaire en enfer !"
Ils rigolent, un peu. Histoire de sauver la face. Mais je vois dans leurs yeux le doute qui s’installe. Alors j’appuie là où ça fait mal :
— "Marrez-vous tant que vous pouvez. Frottez vos petits robinets, tirez votre dernier coup de liberté, parce que cette fois, ce n’est pas Webhelp qui va vous défoncer. C’est vous. Vous qui refusez de sortir du piège. Vous qui partez pour mieux tourner en rond. Vous, qui échangez des chaînes rouillées contre des chaînes dorées. Bravo les gars, vous venez de réinventer l’esclavage... à l’international."
Je m’arrête, et je leur donne le coup de grâce :
— "Tu veux un indice ? Les Grecs fuient la Grèce pour l’Europe. Et vous, vous y courez à reculons. Posez-vous une question simple : si vous avez des diplômes, des compétences, des langues, pourquoi continuer à vendre votre dignité à la minute ? À quand le réveil ?"
Ce jour-là, en les regardant partir vers Athènes, j’ai compris que le problème n’était plus Webhelp. Ce n’était plus l’Algérie. Ce n’était même plus le salaire. Le problème était plus profond, plus intime : on avait perdu foi en nous-mêmes.
Ceux qui partaient n’étaient pas des idiots. C’étaient des diplômés, des jeunes brillants, polyglottes, débrouillards, avec des rêves, avec des promesses. Et pourtant, ils acceptaient d’échanger un centre d’appel contre un autre, juste parce que ce nouveau portait un nom étranger, avec une carte SIM européenne et des tickets resto au goût d’arnaque.
Ce n’était plus un choix rationnel. C’était une religion.
Le passeport bleu, la fiche de paie en euros, la photo Instagram avec des toits blancs et la mer Égée en fond. On ne fuyait plus la précarité, on fuyait une identité qu’on nous avait appris à mépriser.
Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que la mondialisation des centres d’appel est une toile d’araignée.
Webhelp, Teleperformance, Concentrix… Ce sont des noms différents pour la même bête. Une bête tentaculaire qui recrute partout, sous-paie partout, use partout. En Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Grèce, en Roumanie, aux Philippines. Toujours les mêmes scripts. Toujours les mêmes objectifs absurdes. Toujours la même pression. Toujours les mêmes chefs toxiques et les primes fantômes.
Ils croient changer de vie.
En réalité, ils changent juste de cellule.
Et moi, je les regarde, avec cette tristesse résignée du vétéran qui a vu trop de jeunes briser leurs ailes pour attraper des mirages. Parce que moi, je le sais maintenant : on ne s’en sort pas en fuyant. On s’en sort en brisant le système. En refusant de le nourrir. En sortant la tête de l’eau. Pas en allant se noyer ailleurs.