Chroniques désespérées d’un casque-micro
Chapitre 30 : Le poids des diplômes et la lumière d’un berceau
791 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 26 jours
J’ai toujours eu l’œil. L’œil du vétéran, celui qui a trop vu, trop encaissé pour se faire encore berner. Et ce que j’ai vu, en posant mon casque chaque matin chez Webhelp, c’est ça : des diplômés par paquets. Pas des cancres, non. Des journalistes, des linguistes, des gestionnaires, des diplômés de commerce, des esprits brillants. Des gens qui, sur le papier, auraient dû être ailleurs. Mais au lieu d’ouvrir les portes que leur formation leur promettait, ils ouvraient des tickets incident et prenaient des réclamations au téléphone. Pourquoi ? Parce que le papier, dans un centre d’appel, ne vaut rien.
La Meilleure, la Gentille, le T-1000, Voix de velours... Tous bardés de diplômes. Et tous là. À encaisser. Les clients, les chiffres, les scripts absurdes, les humiliations à peine voilées. À encaisser encore, en espérant que ça change.
Moi, j’étais là pour l’argent. Pour les tranches AADL, pour survivre. J’avais déjà mangé la claque de la vie. Mais eux ? Ils étaient jeunes. Encore pleins d’espoir. Pleins de naïveté peut-être.
Puis un jour, elle est née.
Ma fille. Mon petit ange.
Et en la tenant dans mes bras, ce jour-là, une pensée m’a frappé avec la violence d’une évidence :
"Est-ce qu’un jour, toi aussi, tu vas décrocher ton diplôme… pour venir bosser ici ?"
Cette idée m’a glacé.
L’imaginer, ma fille, casquée, fatiguée, insultée par un client frustré pour un colis Amazon égaré ou une box internet qui ne clignote pas comme il faut… Non. Non. Jamais.
C’est ce jour-là que j’ai su que je devais partir. Pas juste pour moi. Mais pour elle.
IPM fut mon dernier projet.
IPM. Trois lettres qui claquent comme une blague mal écrite sur un mur d’usine. Après Webhelp, je pensais avoir tout vu. J’étais blindé, endurci, vacciné contre l’absurde. Mais j’avais tort. Chez IPM, j’ai découvert un niveau supérieur de kafkaïen.
Le décor : des clients qui hurlent pour des livraisons qu’ils n’ont jamais reçues. Des produits soi-disant remis à un voisin inexistant, à un chien, à une boîte aux lettres fantôme. Et au centre de ce chaos, un livreur. Pas un livreur maladroit, non. Un protégé. Un mec au-dessus des lois. Le seul pour qui le mot "remontée" voulait dire "laisse tomber". Chaque réclamation, chaque preuve, chaque signalement : enterré. On aurait dit qu’il avait un totem d’immunité dans Koh-Lanta.
On a crié. On a tapé à la porte de la MEI, des TL, des managers. Mais personne ne voulait toucher à l’élu. On nous demandait plutôt d’"apaiser le client". Traduction : vous vous prenez les insultes, les menaces, les plaintes, mais surtout, surtout, fermez-la.
Et c’est là que tout s’est fissuré.
La Meilleure, celle qui croyait encore qu’on pouvait changer les choses de l’intérieur, a craqué. Elle a cessé de croire. Elle est devenue silencieuse. Résignée. Et ça, c’était pire que les cris.
Moi, j’avais déjà le caillou. Pas un vrai caillou, non. Un caillou dans le rein, fruit pourri du stress accumulé, des pauses supprimées, de l’eau qu’on n’a pas le temps de boire et des objectifs à la con. J’ai fini à l’hôpital. Allongé, perfusé, vidé.
Et c’est là que j’ai compris. Ce n’était plus juste une mauvaise passe. C’était un système qui rend malade, qui brise les corps, anéantit les ambitions, lessive les espoirs.
Alors j’ai dit stop.
Mais je n’étais pas seul.
Voix de velours est partie aussi. Et d’autres, un à un, ont suivi. Comme une marée silencieuse. Les meilleurs. Les plus humains. Ceux qui ne supportaient plus l’inhumanité du système.
Nous sommes partis ensemble.
Et pendant ce temps, Webhelp changeait de nom, croyant laver ses péchés à coup de rebranding. Nouvelle étiquette, mêmes pratiques. Le rouleau compresseur continue de tourner. Ils recrutent. Ils forment. Ils pressent. Et puis ils jettent. Encore. Et encore.
🕳️ Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Il y a un autre piège.
Un piège plus subtil, plus insidieux. Un piège qui a enfermé des milliers d’autres conseillers client sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Un piège qui a un parfum de CDI, de sécurité, de “plan B qui dure”, de “t’inquiète, je reste juste le temps de me retourner”.
Ce piège, c’est le confort de l’inacceptable.