Chroniques désespérées d’un casque-micro

Chapitre 18 : Le Défi des Trois Mirages

1423 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 26 jours

Ce matin-là, l’air vibrait d’une tension étrange, comme juste avant un orage ou l’annonce d’un plan stratégique foireux. Moi, encore meurtri par Garantie Privée et ses illusions d’assurance, je me tenais droit, le regard aussi vide que la promesse d’un CDI stable, prêt à recevoir la bonne nouvelle.

La fameuse N+2 — la Reine des Briefings Brumeux — débarque avec son sourire en coin, façon chef de secte annonçant l’Apocalypse comme une garden-party :

— « On a un défi exceptionnel pour vous ! Avec des cadeaux à la clé ! »

Mon cerveau, déjà vacciné contre l’enthousiasme en open space, murmure : Prépare-toi à saigner, Bruce Wayne.

Je m’entends répondre, blasé :

— « C’est quoi le cadeau ? Un chewing-gum fraîcheur de vivre ? »

Non, non, m’assure-t-elle. Cette fois, ils ont mis le paquet :

  • Un scooter.
  • Une Xbox.
  • Une journée dans un spa.

Même le T1000, à mes côtés, incline légèrement la tête, ce qui chez lui équivaut à une standing ovation.

La Meilleure, elle, reste impassible, les bras croisés, expression verrouillée. Le genre de visage qu’on imagine sur une statue antique qu’on vient de réveiller dans un musée : Stoïque, mais prête à gifler le réel.

Et là, le plot twist.

La N+2, avec le sourire coincé d’un agent immobilier qui tente de vendre une grotte humide comme un loft industriel, balance :

— « Bah en fait… ce sera un tirage au sort. »

Un. Tirage. Au. Sort.

Il fallait avoir les meilleurs résultats… pour avoir le droit de participer à une loterie… où des gens d’autres projets pouvaient aussi gagner… même s’ils étaient juste là à mâchouiller leur stylo.

Je me redresse lentement. Man-Bat sort de sa grotte intérieure.

— « Attendez... vous êtes en train de dire que celui qui bosse comme un dingue va juste être CANDIDAT au hasard... alors qu’un mec d’un autre plateau peut gagner en éternuant sur son clavier ? »

Elle me fixe comme si j’étais fou. Comme si j’étais le problème. Comme si refuser de jouer à la roulette russe motivationnelle faisait de moi un traître au royaume des primes imaginaires.

Le T1000 retourne à son poste, casque vissé sur les oreilles.

La Meilleure, elle, se lève doucement :

— « Désolée… faut que j’aille aux toilettes. »

Traduction : elle va aller déféquer toute cette absurdité, parce qu’on ne peut pas l’absorber autrement.

Et moi ? Je restais là, fixant le sol comme s’il allait s’ouvrir pour m’avaler, me demandant encore une fois :

Mais où était la bonne nouvelle, en fait ?


Le lendemain du Grand Bluff, le moral des troupes ressemblait à un lundi matin sans café. Les survivants de la réunion fantôme se regardaient avec ce mélange de honte partagée et d’ironie silencieuse propre aux vétérans de la blague managériale.

La N+2, toujours connectée depuis son bunker télétravail, avait envoyé un mail collectif avec pour objet :

💫 "Objectif SCOOTER : Tous Gagnants, Tous Héros ! 🎁💫"

Même l’objet du mail avait envie de se suicider.

On aurait dit qu’elle avait oublié que dans cette fameuse course au scooter :

  • Les coureurs n’étaient pas tous sur la même piste,
  • Certains n’avaient pas de jambes,
  • Et la ligne d’arrivée... était une loterie.

Un collègue, qu’on appelait “le Philosophe” (car il avait fait une licence de socio avant d’atterrir ici comme une météorite dans un champ de betteraves), murmura entre deux appels :

— « On ne récompense pas le mérite. On le flique. »

Le T1000, lui, ne disait rien. Il avait adopté cette technique rare du burn-out silencieux à l’huile froide. Les insultes client ? Rien. Les objectifs absurdes ? Un haussement d’épaule métallique. Le tirage au sort ? Il avait haussé un sourcil. Peut-être.

La Meilleure, elle, avait recommencé à noter sur un petit carnet noir tous les délires de la direction. Elle l’appelait Le Codex de l’Absurde. À chaque "bonne nouvelle", elle tournait une page et notait, sobrement :

Épisode 43 – Le tirage au sort du mérite.

On avait beau rire jaune, il y avait une fatigue dans l’air. Un découragement mou.

C’était comme si on avait participé à une parodie d’émission télé :

"Qui veut gagner un burnout ?"

Mais le plus ironique dans tout ça, c’est que certains jouaient encore le jeu.

Pas par naïveté. Par nécessité. Parce qu’il faut bien y croire à un moment, quand ton frigo fait l’écho, quand ton loyer te guette, quand la boîte de Doliprane devient ton seul confident. Alors tu fonces. Tu tapes. Tu balances ton script comme une prière à un dieu en grève. Et tu espères que cette fois, peut-être, la loterie tirera ton nom.

Et le scooter ?

Il est reparti chez un gars d’un autre plateau.

Il faisait du recouvrement.

Il avait le verbe sec et le sourire rare.

La N+2 a félicité tout le monde.

Elle a dit :

« L’essentiel, c’est la participation. »

On s’est regardés.

Même le Philosophe a failli balancer son casque.

Et la Meilleure a écrit une dernière ligne :

"L’essentiel, c’est que tu restes un bon petit soldat. Jusqu’à ce que le caillou te libère."


Il y avait un parfum d’ironie acide dans l’air. Pas celle d’une bonne blague entre collègues — non, celle qui pique les narines et fait pleurer les yeux sans qu’on sache si c’est de rire ou de désespoir.

Le défi au scooter venait de se terminer, et bien entendu, aucun membre du plateau IPM n’avait été tiré au sort.

Le bruit courait que l’un des gagnants avait été absent toute la semaine.

L’autre travaillait sur un projet totalement déconnecté du vôtre — genre recouvrement des impayés sur des abonnements extincteurs pour camping-car.

Et le troisième ? Personne ne l’avait jamais vu. Certains disaient même qu’il n’existait pas.

Un collègue avait demandé en rigolant :

— "Il s’appelle Keyser Söze ?"

On n’avait pas ri. Pas cette fois.

Et c’est là que se rejoua la scène la plus connue de ce théâtre absurde : la réunion de "retour d’expérience".

Un moment sacré où les N+1 et N+2 tentent de transformer une gifle en high five.

La fameuse N+2 — toujours planquée dans son repaire numérique — entama avec sa voix mielleuse et robotique :

— “Bon, je voulais déjà vous dire bravo pour votre implication. Ce genre de défi, c’est aussi un moment de cohésion, de fun, et de reconnaissance pour vous tous.”

C’est là que la Meilleure leva la main. Calme. Droit dans les yeux de la caméra. Elle dit :

— “Juste une question. Quand vous dites reconnaissance… Vous parlez de celle qu’on trouve dans un dictionnaire ou dans un rêve ?”

Silence. Froid. Un blanc plus long que le préavis d’un contrat d’intérim.

Puis elle conclut, douce comme une tempête :

— “Parce que moi j’ai reconnu qu’on s’est bien foutus de nous.”

Le T1000, à ses côtés, n’a rien dit. Mais on aurait juré qu’un coin de sa lèvre avait bougé. Un rictus, peut-être.

Une mise à jour système.

Et moi ?

Moi, je pensais à ce que tu m’as dit.

Faut-il un caillou dans les reins pour se libérer ?

Faut-il que le corps crie, que la douleur soit un uppercut, pour qu’on réalise que ces chaînes invisibles pèsent plus lourd qu’un CDI ?

Que parfois, c’est un grain de sable dans l’organe qui nous sauve de la broyeuse à âme ?

Parce qu’ici, on enterre vivant. Et on appelle ça l'engagement professionnel.

Mais voilà.

Parmi cette armée de T800 en puissance, certains gardent un éclat d’humanité.

La Meilleure. Le Philosophe. Même le droïde fatigué.

Et tous ceux qui, ce jour-là, ont choisi de rire quand il faudrait pleurer, ou de pleurer sans jamais s’excuser.

Et peut-être qu’un jour, ce sera une autre “bonne nouvelle” qui tombera.

Mais cette fois, ce sera nous qui l’apporterons.

Et elle ne sera ni sucrée, ni tirée au sort.

Elle dira :

“Nous ne jouons plus à votre jeu.”

Laisser un commentaire ?