Chroniques désespérées d’un casque-micro

Chapitre 9 : Le faux métier : encaisser au lieu de résoudre

963 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 26 jours

Projet IPM.

Trois lettres qui, à première vue, évoquent une mission noble : aider les lecteurs à recevoir leurs journaux, réparer les erreurs, faire remonter les incidents, garantir le service.

En vrai ?

On était surtout là pour essuyer les plâtres.

Et les insultes.

Libre Belgique, La DH des Sports, c’était le prétexte.

Le vrai métier ? Éponge émotionnelle agréée.

Le client appelle furieux :

— « Ça fait TROIS fois que je reçois le mauvais journal, j’en ai marre ! »

Et toi, tu es là, stoïque, derrière ton écran tout aussi fatigué que ta conscience professionnelle :

— « Je comprends votre mécontentement monsieur, je vais faire une remontée au service concerné… »

Mais le problème, tu le connais. Tu l’as vu. Tu l’as disséqué.

C’est le même livreur, encore et toujours, celui qui oublie les boîtes aux lettres, livre au mauvais étage, ou se trompe de rue.

Tu fais ton rapport, ton mail, ton ticket.

Tu crois que ça servira.

Tu crois, comme un brave petit soldat corporate, que ça changera quelque chose.

Mais rien.

Pas une sanction. Pas un changement. Même pas un rappel à l’ordre.

Le livreur ? Intouchable.

Le client donneur d’ordre ? Sourd comme une pierre tombale.

Et c’est là que tu comprends.

Tu comprends vraiment.

Ce n’est pas toi qu’on paie pour résoudre.

On te paie pour subir.

Pour que le client ait quelqu’un à engueuler.

Pour que la rage se décharge sur un humain qui n’y est pour rien, pendant que le système, lui, tourne tranquille dans son injustice méthodique.

Tu n’es pas un réparateur de problème.

Tu es un paratonnerre humain.

Tu croyais que ton boulot était de servir.

Non.

Ton boulot, c’est de encaisser à la place d’autres gens qui ne seront jamais inquiétés.

Et quand tu réalises ça, une partie de toi meurt un peu.

Pas la partie naïve.

Non.

La partie qui espérait encore que bien faire son travail pouvait faire bouger les choses.


C’est ça, la beauté cruelle du call center :

Tu n’as pas le pouvoir.

Mais tu as la responsabilité.

Tu ne décides de rien.

Mais tu paies pour tout.

IPM nous avait confié une mission : régler les soucis de livraison de journaux.

Mais en réalité, la tâche était claire : encaisser les fautes des autres.

Le livreur, lui, pouvait se planter dix fois par semaine.

Personne ne levait le petit doigt.

Pas de menace, pas de pression, pas de débrief Kafkaïen sur ses "KPI de distribution".

Nous, en revanche, on devait marcher sur des œufs... en apnée.

Un mot de travers ?

Sanction.

Une mauvaise note client ?

Malleus Maleficarum.

Une pause un peu trop longue ?

Remontée, menace de blâme, et sermon du chef de projet façon curé de campagne un jour de carême.

Le plus grotesque, c’est que les donneurs d’ordre nous regardaient comme le cœur du problème.

Leur logique était imparable :

Si les clients se plaignent, c’est que le call center ne gère pas bien. Si le call center ne gère pas bien, c’est qu’il faut plus de pression. Et si ça empire ? Bah, c’est que vous ne faites pas assez d’efforts.

Changer le livreur ?

Impossible. Intouchable. Presque sacré.

On aurait dit qu’il était le cousin du patron ou détenteur d’un secret d’État.

Alors on continue.

On rassure, on s’excuse, on promet.

Tout en sachant que le lendemain, la même erreur va se reproduire.

Parce que celui qui la commet n’est jamais inquiété.

Et à la fin de la journée, il ne te reste plus qu’une question à te poser en regardant ton écran :

Est-ce qu’on est payé pour résoudre les problèmes… ou pour les entretenir en silence ?

Dans ce cirque moderne qu’on appelle “centre d’appel”, les rôles sont distribués d’avance.

Toi, tu es l’agent.

Le bouche-trou. Le paratonnerre. Le fusible.

Tu es celui qu’on audite, qu’on note, qu’on surveille.

Celui dont chaque respiration est analysée en “temps productif” ou “temps mort”.

Celui qui a signé un contrat sans savoir qu’il allait aussi signer pour la culpabilité.

Mais les autres ?

Ah… Les autres.

Le livreur qui perd les journaux trois fois par semaine ?

Pas grave, il fait de son mieux.

Le sous-traitant au Maroc qui traite les fichiers avant nous et flingue les leads ?

Pas de souci, il est “dans les clous”.

Le client donneur d’ordre qui impose des KPI absurdes, des scripts illisibles, et des plannings de tortionnaire ?

Ben voyons, lui, il paie, donc il a tous les droits.

Toi, tu dois t’excuser pour une livraison ratée que tu n’as jamais vue.

Tu dois défendre un service que tu n’as jamais utilisé.

Et tu dois convaincre un client furieux que “nous comprenons votre frustration” alors qu’on ne te laisse même pas aller pisser hors pause.

La blague la plus sinistre ?

On t’appelle “ambassadeur de la marque”.

Mais l’ambassade, en vrai, c’est une tranchée.

Et la marque, c’est une cible accrochée à ton dos.

Toi, on t’exige la perfection dans la misère.

Eux, ils ont l’immunité diplomatique de l’incompétence bien placée.

Alors tu restes. Tu fais ton job.

Mais un jour, tu regardes ton écran, ton casque, et tu comprends :

Le problème, ce n’est pas que tu es responsable sans pouvoir.

Le problème, c’est qu’on t’a menti en te faisant croire que tu comptais.

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