Chroniques désespérées d’un casque-micro

Chapitre 10 : La Meilleure, et puis c’est tout.

606 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 28 jours

Elle s’appelait Sonia. Ou Samira. Ou Sarah. Peu importe. On l’appelait “la meilleure”. Pas parce qu’elle avait les meilleures statistiques, non. Mais parce qu’elle avait la loyauté tatouée dans l’âme. Parce qu’elle croyait.

Elle croyait que bosser plus fort, plus tard, plus longtemps, finirait par impressionner quelqu’un là-haut.

Elle croyait qu’à force de dire “oui chef” et de rester souriante même à minuit, on finirait par lui dire : “Tu mérites une vraie promotion.”

Elle croyait que son sacrifice ferait bouger quelque chose.

Et pendant trois ans, elle a tout donné.

IPM, c’était son bébé.

Le projet ? Son foyer.

Webhelp ? Sa maison.

Le casque ? Une extension de son corps.

Les appels ? Sa langue maternelle.

Elle était celle qu’on cite en formation.

“Regardez Sarah, elle a zéro erreur, elle, jamais de pause hors procédure.”

“Prenez exemple sur elle.”

Elle était là avant tout le monde.

Elle connaissait tous les codes, toutes les astuces, tous les raccourcis clavier, même ceux que les formateurs ignoraient. On l’appelait parfois la grande prêtresse d’IPM, parfois la machine, parfois juste par son prénom — prononcé avec respect, voire une once de crainte.

C’était la meilleure.

Elle corrigeait nos erreurs avant qu’on les commette. Elle prenait les appels les plus durs sans sourciller. Elle bossait les week-ends, les jours fériés, pendant le Ramadan, les coupures d’eau, les coupures d’espoir.

Elle n’avait pas pris un seul jour de congé en trois ans.

Moi, naïvement, je pensais qu’elle était bien payée.

Qu’elle avait des primes secrètes, un CDI en or, un bureau avec vue sur autre chose que des cloisons déprimantes.

Mais non.

Elle gagnait la même misère que nous.

Parfois moins.

Je lui avais dit :

“Fais gaffe… Webhelp ne sait pas récompenser la loyauté. Chez eux, la reconnaissance, c’est une tape sur l’épaule. Une médaille en mousse virtuelle.”

Mais elle ne voulait pas entendre.

IPM, c’était son bébé. Elle s’était attachée au projet comme un gardien s’attache à sa prison.

Morgan Freeman aurait dit qu’elle était “institutionnalisée”.


Oui, prenez exemple… mais surtout ne suivez pas son destin.

Parce que quand elle a découvert qu’une erreur de paie la privait de son dû… que son salaire n’avait pas été régularisé depuis des mois…

Qu’on lui répondait “ce n’est pas de notre ressort”…

Elle a compris.

Une erreur de salaire.

Une de plus.

Mais cette fois, personne ne bouge. Le superviseur hausse les épaules, le chef de projet fait une moue navrée :

“C’est pas de notre ressort.” Traduction : Débrouille-toi.

Ce jour-là, elle ne dit rien.

Pas un mot.

Pas un cri.

Juste une dernière pause café.

Puis elle est partie. Sans un mail, sans un regard, sans un “au revoir”.

Elle avait compris.

Elle valait mieux que cette cage dorée à la fatigue.

Elle a compris que la reconnaissance, ici, se résumait à un sourire forcé en débrief et un mug collector pour Noël.

Qu’elle n’était pas “la meilleure”, juste la plus utile tant qu’elle se taisait.

Et elle est partie.

Sans bruit. Sans email d’au revoir. Sans mot doux dans le groupe WhatsApp du plateau.

Juste un casque posé sur le bureau, comme une main levée en silence.

Un adieu sans discours, mais un hurlement pour ceux qui savent lire entre les lignes :

“Je vous ai tout donné. Vous m’avez donné un mug.”


Laisser un commentaire ?