Mésentente cordiale

Chapitre 6 : Mésentente cordiale - Ch 6

2378 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/07/2014 15:23

— Victoria, votre meilleure chambre, vite !

Dos à la porte d’entrée de sa taverne, Victoria Escalante  était en train d’essuyer des verres derrière son comptoir et faillit sursauter en croyant, l’espace d’un dixième de seconde, reconnaître la voix ferme et très assurée de Zorro. Mais non, se dit-elle aussitôt, d’une part pourquoi Zorro entrerait-il en plein jour dans sa taverne par la grande porte et non discrètement par la porte de service donnant dans l’arrière-cuisine, comme à l’accoutumée ? Et surtout, pourquoi demanderait-il une chambre ?

Non, et d’ailleurs les mots du caporal Sepulveda dissipèrent aussitôt ses doutes sans qu’elle eût à se retourner :

— Mais Don Diego, dit le caporal, êtes-vous bien certain  que… ?

Victoria ne sût jamais de quoi Diego était sensé être certain car Sepulveda laissa sa question en suspens, la voix hésitante et ne semblant pas souhaiter aller au bout de sa phrase.

Il s’agissait donc de Diego, hein ? Moui, à la réflexion cela pouvait tout aussi bien être sa voix, bien que plus affirmée et plus impérieuse qu’à l’accoutumée. Et depuis quand ne commençait-il plus par dire bonjour, et oubliait-il d’ajouter un simple “s’il vous plait” ? Bah, se dit-elle tout simplement, il devait s’être levé du pied gauche, ou avoir eu une mauvaise journée, voilà tout. Après tout, cela lui arrivait à elle aussi de temps à autres. Souriant doucement tout en inspectant le verre qu’elle venait d’essuyer, Victoria se demanda non sans malice ce que pouvait bien être une mauvaise journée dans la vie de Diego de la Vega. S’était-il mis une écharde dans le doigt ? Cassé un ongle ? Une de ses damnées expériences ne s’était-elle pas déroulée comme il s’y attendait ?

Mais elle n’allait tout de même pas le laisser s’en tirer ainsi et, tout en se retournant, décida de gentiment souligner son manque momentané de savoir-vivre :

Buenos días à vous aussi, Don Die–

Mais la dernière syllabe de son prénom resta dans sa gorge lorsque, la bouche toujours ouverte mais sans qu’aucun son n’en sortît, Victoria découvrit le spectacle auquel elle faisait maintenant face : Diego de la Vega portant dans ses bras une femme ! La tenant délicatement contre lui, contre sa poitrine, la tête de celle-ci lovée dans le creux de son épaule ! C’était pour le moins inhabituel. Et même la dernière chose qu’elle se fût attendue à voir un jour ! Victoria en sentit sa mâchoire béer d’étonnement.

Était-ce donc elle, la fameuse et mystérieuse femme dont il était secrètement épris depuis plusieurs années ? Si tel était le cas, il lui avait finalement avoué son secret, de toute évidence…

Oh hé, mais une minute, là ! Est-ce qu’il venait bien de demander – de réclamer – une chambre ? Une chambre à coucher ? Pour lui-même et une femme !?

Et puis soudain l’incongruité de la situation alliée à la singulière manière dont Diego tenait cette femme – la portait en fait – frappèrent enfin Victoria, et elle se rendit compte qu’elle n’était pas devant le genre de scène auquel elle avait d’abord cru faire face mais qu’il s’agissait là de quelque chose de plus alarmant. De toute évidence, la femme était sans connaissance et Diego, sans attendre la réponse de Victoria, avait déjà commencé l’ascension de l’escalier vers l’étage où étaient situées les chambres de l’auberge.

Quelque chose n’allait pas. Avec cette femme. Qui qu’elle fût, si Diego de la Vega la portait dans ses bras en un lieu aussi public que la plaza du pueblo en plein jour et au vu et su de tous, et venait de toute urgence lui trouver une chambre à l’auberge, cette femme n’allait pas bien. Alors que Diego montait la dernière marche et atteignait le palier, Victoria sortit enfin de son hébétude passagère et s’extirpa de derrière son comptoir pour lui emboiter le pas.

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L’inconnue était brûlante de fièvre et trempée de sueur, il le sentait à travers ses vêtements, sa large main contre la manche de son corsage. Elle frissonnait de temps à autres, parcourue par des tremblements l’espace d’une fraction de seconde.

Victoria l’avait rattrapé et avait sorti son trousseau de clefs pour leur ouvrir la porte de la plus calme et la plus confortable de ses chambres. À l’avalanche de questions de Victoria il ne put répondre que par de courtes phrases tandis qu’il déposait la jeune femme sur le lit : oui elle était malade, oui elle était blessée, aucune idée de son nom ni de qui elle était, mais il était primordial qu’elle se rétablît. Pour Felipe.

Avec ce peu de réponses Victoria n’était guère avancée et cette dernière phrase de Diego acheva de la dérouter complètement. Il aurait voulu lui parler par énigmes qu’elle n’y aurait pas compris beaucoup moins. Pendant ce temps, le caporal les avait rattrapés et avait à son tour pénétré dans la meilleure chambre de la taverne.

Diego pour sa part inspectait l’inconnue à la recherche d’indices sur son identité : il y avait certainement quelque part quelqu’un à prévenir ! Et s’il s’agissait bien d’une voyageuse étrangère au pueblo, pourquoi donc avait-elle choisi de cheminer toute seule sur le Camino Real ?

Ses vêtements étaient simples et fonctionnels, adaptés à une longue route à cheval ; ils ne semblaient pas neufs, mais n’étaient pas non plus très râpés ni rapiécés, et n’étaient ni trop grands ni trop petits, paraissant avoir effectivement été taillés pour elle. Elle était donc soit de classe moyenne, soit de classe aisée sachant s’habiller de façon fonctionnelle et sans ostentation pour voyager à l’aise.

Diego inspecta ses mains : ce n’étaient pas là mains de peón ou campesina à la peau marquée et endurcie par les travaux des champs, ni des mains de servante habituées aux travaux de ménage ou à la lessive. Ces mains-là étaient presque douces, mais tout de même un peu marquées par le maniement des brides d’un cheval et quelques menus travaux quotidiens. Plutôt classe moyenne, donc. A priori.

Les ongles étaient assez longs et soignés, à l’exception de ceux du majeur et de l’annulaire droits, qui avaient peut-être cassé dans la chute. Au cours de son observation, Diego marqua un temps d’arrêt, surpris par quelque chose qu’il connaissait bien : là, sur la dernière phalange du majeur droit, côté index, le doigt était un peu déformé par une petite bosse, une callosité qu’il ne retrouvait sur aucun autre doigt et dont il identifia immédiatement l’origine : c’était là ce qui arrivait souvent après de nombreuses années à tenir une plume et écrire plusieurs heures par jour. Alors, classe moyenne ou classe aisée ?

La main gauche était semblable à la droite, à l’exception cette bosse de l’écrivain, et surtout, surtout, elle apportait une information notable sur l’inconnue : elle ne portait pas d’alliance à l’annulaire gauche. Le sergent avait donc eu raison en la qualifiant de “señorita”.

Elle n’avait d’ailleurs aucun bijou sur elle – sage précaution pour entreprendre un long voyage en solitaire – à l’exception toutefois d’une chaine en or autour du cou à laquelle étaient suspendues une croix en or joliment ciselée – beau travail d’orfèvre, admira Diego – ainsi qu’une médaille sainte, en or elle aussi.

Une médaille de baptême, probablement. Ah ! pensa Diego, avec un petit peu de chance on va pouvoir enfin lui donner au moins un prénom. Il saisit délicatement la médaille et la retourna. Au dos étaient inscrits en latin une date, celle du 13 décembre 1763, et un prénom : “Adrianus”.

Bon, oublions les espoirs de connaitre son prénom, car au vu de l’âge de la demoiselle, il était absolument impossible que cette médaille de baptême eût été gravée pour elle. D’ailleurs, “Adrianus” était une forme masculine. Qui donc était cet Adrián ? Son père ? Probablement. Il devait alors être défunt, si elle avait maintenant sa médaille…

En tous les cas, il n’y avait toujours aucune information quant à son nom à elle, que ce soit un prénom ou un nom de famille. Ni quant au lieu d’où elle venait. Du nord… C’était bien vague ! Peut-être ses vêtements étaient-ils marqués ?

— Victoria, s’il vous plait, demanda-t-il, pouvez-vous regarder ses vêtements pendant que le caporal et moi-même nous retournons ? Ils nous renseigneront peut-être sur son nom ?

Et joignant le geste à la parole il tourna le dos au lit et regarda par la fenêtre, qui donnait sur l’arrière de l’auberge. Une façade qu’il connaissait bien pour l’avoir escaladée plus d’une fois et qui avait l’énorme avantage de ne pas donner sur la plaza : avantage pour lui, car cela lui assurait plus de discrétion, et maintenant avantage pour l’inconnue également, car cela lui garantissait un calme dont elle aurait besoin pour le repos sur lequel le docteur Hernandez avait lourdement insisté.

Le caporal le rejoignit, permettant à Victoria de quelque peu dévêtir l’inconnue en toute bienséance.

— De toute façon il lui faudrait d’autres vêtements, dit Sepulveda, elle ne peut pas garder ceux-ci éternellement : ils sont sales, poussiéreux et tâchés de sang et de sueur.

— Je vais lui prêter une chemise de nuit, proposa Victoria. Même si ce n’est pas exactement sa taille cela fera bien l’affaire. Je me ferai aider par une autre femme pour la changer.

À ces mots Diego se souvint soudain d’une chose et se retourna :

— Victoria, j’ai oublié de vous dire : faites bien attention à son épaule, elle se l’est déboitée ce matin !

Il s’approcha alors du lit et détacha la large écharpe de soie qu’il portait en guise de ceinture. Le voyant, Victoria rabattit précipitamment les jupes de l’inconnue sur ses jambes ; mais Diego parut ne plus prêter garde aux convenances et entreprit de replier le bras droit de la patiente sur son ventre ; après quoi, soulevant légèrement le haut de son corps il lui glissa sa ceinture sous le dos puis en rabattit les pans sur le devant, les fixant de façon à lui immobiliser le bras dans cette position.

— Aucun nom sur ses vêtements, conclut Victoria après son inspection, mais j’ai trouvé ceci.

Et elle lui présenta alors un fort joli mouchoir de batiste finement brodé et ajouré à son pourtour, un mouchoir de femme, au coin duquel figuraient deux initiales brodées de fil bleu : L.A.

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