Mésentente cordiale

Chapitre 5 : Mésentente cordiale - Ch 5

2075 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/07/2014 18:24

— Et elle n’a toujours pas repris conscience depuis tout ce temps ? s’étonna Don Diego.

Conscience, si, répondit le médecin. Épisodiquement. Lucidité… c’est une autre histoire.

— Vous dites ? demanda Diego.

— Elle se réveille, marmonne quelque chose d’inintelligible ou simplement gémit, parfois ouvre les yeux mais ne parait pas vraiment regarder autour d’elle, puis elle replonge. Ça va ça vient, mais elle a développé une fièvre et quand elle se réveille quelques minutes elle délire, elle n’est jamais encore resté suffisamment lucide pour que je puisse l’interroger sur son état. Mais il y a une ecchymose juste au dessus de la tempe qui ne me dit rien qui vaille : elle a reçu un coup à la tête.

Toujours là dans un coin de la pièce, le caporal Sepulveda observait l’échange entre les deux hommes sans y prendre part. À défaut d’ordres plus clairs de la part du sergent sur ce qu’il devait faire une fois qu’il avait mené la victime chez le médecin, il était resté à son chevet dans l’espoir de pouvoir l’interroger sur son identité et recueillir son témoignage. Mais maintenant, il était seulement inquiet qu’elle ne se réveillât jamais pour de bon et se faisait du souci pour elle. Il se sentait un peu responsable de sa personne et de ce qui allait advenir d’elle : après tout, le sergent la lui avait en quelque sorte confiée…

Le médecin ne disposait bien sûr pas de lit dans son modeste cabinet de consultation, aussi l’on avait allongé la femme sur une simple banquette en bois tapissée d’une épaisse couverture indienne. Cela faisait maintenant plusieurs heures qu’elle y était installée et même cet inconfort ne l’avait pas réveillée. Pour l’instant elle paraissait dormir d’un profond sommeil, le visage rouge et luisant, des gouttes de transpiration commençant à perler sur son front.

Pendant ce temps, Don Diego continuait à s’entretenir avec le docteur :

— Elle doit avoir une piqure de scorpion, probablement à la cuisse, précisa-t-il au médecin. Cela pourrait expliquer la fièvre et le délire. Elle a aussi eu l’épaule déboitée ce matin, mais la tête de l’humérus a été remise en place immédiatement.

— D’où tenez-vous… peu importe, décida le docteur Hernandez. Elle a surtout une grande plaie à la cuisse droite, une coupure nette faite par un coup de sabre ou de poignard, en tout cas par une lame tranchante.

— C’était pour évacuer le venin de scorpion.

— Scorpion ou pas, en tout cas il y a un début d’infection à ce niveau ; cela peut tout aussi bien expliquer sa fièvre. J’avais remarqué l’épaule également, même s’il me faudra regarder de plus près pour voir s’il peut effectivement s’agir d’une réduction de luxation. Mais il y a aussi ceci.

Il remonta alors la manche droite de sa patiente jusqu’au dessus du coude pour leur faire voir sa découverte : quatre hématomes rouges commençant à bleuir s’allongeaient en travers de son bras. Le docteur Hernandez le souleva alors un peu et Diego put voir un cinquième hématome similaire bien que plus court sur la face intérieur du bras.

Une main, pensa-t-il. Une main qui avait serré ce bras au point d’en meurtrir la chair. Pour l’immobiliser.

— Et ceci, ajouta le médecin.

Lentement, délicatement, respectueusement, il retroussa la jupe de l’inconnue jusqu’en haut de la jambe droite, et au dessus d’une plaie enflée et rougie qui s’étirait sur deux ou trois pouces, des marques similaires s’étalaient sur la peau blanche de la cuisse.

Une main. Une main qui avait contraint et maintenu cette jambe, cette cuisse. Et ce bras.

Les mains de Felipe.

Soudainement gagné par la désagréable indécence du spectacle qui s’offrait à leurs yeux alors que la femme était toujours inconsciente, Diego rabattit les jupes de l’inconnue en détourant le regard. Ou n’était-ce pas plutôt l’indécence de ces traces et du geste qu’elles suggéraient qui le mettaient maintenant mal à l’aise ?

Le médecin reprit :

— Je suis navré Don Diego, mais ces marques sont tout à fait cohérentes avec le récit que m’a fait le caporal ici présent.

Sepulveda aurait aimé disparaitre dans un trou de souris et bien malgré lui il en voulut un peu au docteur Hernandez d’attirer l’attention de Don Diego sur sa présence.

— Oui Don Diego, lui dit alors faiblement le pauvre soldat. Euh… je suis désolé mais… mais c’est la vérité…

— Elles sont aussi cohérentes avec le récit de Felipe, répliqua Diego. Il m’a dit avoir remis en place l’épaule de la femme, et lui avoir entaillé la jambe au niveau de la piqure pour faire sortir le venin.

Le docteur Hernandez alluma une lampe à huile, l’approcha, re-souleva les jupons de sa patiente et se pencha sur sa cuisse pour l’observer de très près.

— Hmm… moui, dit-il alors en faisant une petite moue, ça ici, ça pourrait être une piqure de scorpion. Difficile à dire, parce que la coupure passe dessus, mais ça pourrait y ressembler… éventuellement…

— Et la fièvre, docteur ? insista Diego. Et la perte de connaissance et le délire ? Tout cela pourrait être les conséquences de l’action du venin !

— Tout comme de l’infection qui, elle, est certaine, répondit le médecin. De plus, la perte de connaissance et le délire pourraient aussi découler du choc à la tête. Je suis désolé Don Diego, ajouta-t-il en soupirant, mais mon rôle ici n’est pas de débrouiller le vrai du faux, ni de déterminer les responsabilités. Mon rôle est d’identifier ce dont elle souffre et de tâcher de la soigner. Pour le reste… je vous rappelle que je suis médecin, j’ai prêté serment et je n’ai pas le droit de prendre parti.

— Justement docteur, intervint soudain Sepulveda, comment va-t-elle ? Que peut-on faire pour elle ? Est-ce que c’est grave ?

Hernandez soupira puis fit une moue exprimant le doute et l’ignorance.

— Sur ce point… j’ai nettoyé la plaie à l’eau salée et à l’alcool, stoppé le saignement, fait de même avec les éraflures du visage, et lui ai administré de l’extrait d’écorce de saule et de reine-des-prés à petites doses lorsqu’elle se réveillait, contre la fièvre. J’en ai aussi fait un cataplasme pour sa plaie. Il n’est rien d’autre que l’on puisse faire ici, il lui faut maintenant du calme et du repos. Et un peu plus de confort qu’ici. Le mieux est de la faire porter chez elle, caporal.

Sepulveda eut un air perdu.

— Mais docteur, c’est que… commença-t-il, c’est que je ne sais pas où elle habite ! Je ne la connais même pas ! J’espérais en fait que vous pourriez me le dire.

— Ah Caporal, j’ai bien peur de ne pouvoir vous être d’aucune aide, je ne la connais pas non plus.

Tous deux se tournèrent alors vers Diego.

— Ni moi, leur dit-il alors, fronçant les sourcils. Si aucun de nous trois ne la connait, j’ai bien peur qu’il s’agisse d’une étrangère au pueblo. D’ailleurs elle cheminait sur le Camino Real, elle arrivait en sens inverse, du nord. Il doit s’agir d’une voyageuse qui vient d’ailleurs…

— Mais il est hors de question de la laisser ici sur ce banc ! s’exclama le médecin. Elle a besoin de vrai repos !

— On ne peut tout de même pas l’emmener à la caserne ! se désola Sepulveda.

— De toute façon j’ai parlé de calme, Caporal, et d’un minimum de confort !

— Je vais l’emmener chez nous à l’hacienda, proposa Diego, le temps qu’elle se remette.

— L’alcade ne voudra pas, Don Diego, intervint le caporal.

— Je ne vois pas bien en quoi l’alcade aurait son mot à dire, répliqua Diego plutôt fraîchement.

— Eh bien… marmonna Sepulveda en regardant le bout de ses bottes, comme c’est Felipe qui… qui…

— Felipe n’a rien fait de mal ! le coupa Diego

— …qui… qui était sur les lieux, reprit diplomatiquement le caporal, l’alcade ne voudra pas que le témoignage et les souvenirs de la señorita puissent être… influencés. Si jamais elle se réveille un jour, ajouta-t-il tout bas.

— De toute façon le trajet à cheval jusqu’ici a déjà beaucoup éprouvé son organisme, intervint le docteur. Je préfère qu’elle ne fasse pas un si long trajet, même en carriole : les cahots de la route…

— Et à la mission ? le coupa Sepulveda. Le padre pourrait peut-être–

— La mission n’est ni un hôpital ni un hôtel, caporal ! s’exclama le docteur. Et le padre a déjà fort à faire avec les chumash et les enfants de l’orphelinat, il n’a déjà pas assez de place pour tout le monde !

— Un hôtel ! s’écria soudain Diego. Bien sûr ! Et rassurez-vous docteur, le trajet ne sera pas long du tout !

Et sans attendre la réaction des deux autres, il passa délicatement un bras sous le dos de l’inconnue, un autre sous ses genoux et la souleva comme on prend dans ses bras un enfant endormi. Prenant garde de bien caler la tête de la señorita contre sa propre épaule, il sortit alors de la pièce à grandes enjambées.

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