Mésentente cordiale

Chapitre 4 : Mésentente cordiale - Ch 4

2035 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:30

Diego de la Vega se précipita à l’intérieur du baraquement abritant les cellules de la caserne. Visiblement alarmé, il se rua jusqu’à celle dans laquelle se morfondait depuis plusieurs heures celui qu’il considérait déjà comme son fils, arrêté dans son élan uniquement par les barreaux qui le séparaient de lui.

— Felipe ! Felipe, comment vas-tu ? Tu n’es pas blessé ? Est-ce que tu es bien traité ?

Le sergent Mendoza, qui était entré à la suite de Diego, intervint alors pour défendre ses hommes :

— Bien sûr qu’il est bien traité, Don Diego ! Pour qui nous prenez-vous ?

Mais ni Diego ni Felipe ne lui prêtèrent la moindre attention. Diego avait passé les deux mains à travers les barreaux et serraient celles du jeune homme entre ses larges paumes, sans mot dire, l’émotion peinte sur son visage.

Réciproquement, les yeux du jeune prisonnier s’étaient comme illuminés d’un espoir nouveau mais aussi d’une confiance sans bornes lorsque Don Diego était entré. Une confiance et un espoir que le sergent avait du mal à comprendre : certes Don Diego était quelqu’un de bien, un ami qu’il aimait beaucoup, mais enfin soyons lucide : si Mendoza avait des ennuis sérieux ou se retrouvait en danger, Don Diego n’était sûrement pas la première personne qu’il penserait appeler à sa rescousse pour le sortir d’une situation épineuse… et en tout cas pas celle sur laquelle reposeraient tous ses espoirs !

Puis Diego reprit la parole :

— Pardonne-moi de n’être pas venu plus tôt, Felipe, mais je n’étais pas à l’hacienda quand le sergent est passé. J’étais sorti.

Felipe acquiesça de la tête ; il avait fort bien saisi ce que ce “j’étais sorti” signifiait et, si Diego avait depuis longtemps appris à comprendre le langage signé de Felipe, celui-ci avait pour sa part également appris à lire entre les lignes – ou plutôt entre les phrases – de Diego et à décrypter ses demi-mots lorsque celui-ci ne pouvait s’exprimer plus clairement en présence d’une tierce personne. Les deux hommes se comprenaient pour ainsi dire parfois sans même se parler, maintenant.

Puis soudain tout changea de nouveau. Don Diego libéra les mains de Felipe et laissa échapper un feu nourri de questions :

— Que s’est-il passé Felipe ? Raconte ! Dis-moi, que s’est-il réellement passé ?

— Je vous l’ai dit, ce qu’il s’est passé, Don Diego… intervint Mendoza.

— Si cela ne vous fait rien, sergent, l’interrompit Don Diego plutôt sèchement, c’est à Felipe que je pose la question. C’est sa version que je veux entendre.

Entendre, Don Diego?

Mais manifestement Don Diego n’avait pas envie de finasser et jeta un regard presque mauvais au pauvre sergent. Il n’appréciait jamais que l’on soulignât ainsi le handicap du jeune homme, et Mendoza réalisa que le moment n’était pas idéal pour se lancer dans des pinailleries lexicales. Don Diego n’était pas d’humeur à avoir une conversation amicale avec lui.

Son inhabituel mouvement d’humeur passé, Diego reporta toute son attention sur Felipe.

— Dis-moi, répéta-t-il. Raconte…

Felipe commença toute une série de gestes. Tout d’abord il fit mine d’être à cheval.

— Où ça ? demanda Diego

Felipe fit un autre geste.

— Sur le Camino Real ?… Au nord ?

Le jeune homme acquiesça. Mendoza jugea plus prudent de ne pas faire remarquer que ça, il l’avait déjà dit à Don Diego ; il garda ses réflexions pour lui.

De son côté, Diego commençait à coller ensemble les morceaux du puzzle qui lui avaient été fournis par les deux sources qu’étaient Mendoza et maintenant Felipe :

— Un cavalier ?

De nouveau Felipe acquiesça mais précisa quelque chose : d’un mouvement des mains il mima des cheveux longs et d’un autre encore plus suggestif il dessina dans l’air des formes résolument courbes.

— Une cavalière ?… Le cheval… cabré ?... Et ils sont tombés au sol ?

Puis Felipe porta la main droite à son épaule gauche et fit mine de la tordre en arrière.

— Elle est tombée sur son épaule ? Elle se l’est fracturée ?

Felipe fit “non” de la tête.

— Entorse ? Non ? Déboitée, luxée ?

“Oui”

Diego grimaça, compatissant à distance pour la pauvre victime. Une luxation n’était jamais agréable. Felipe continua : il mit une main sur l’épaule de Diego et l’autre sur son coude, puis fit semblant de faire un mouvement sec. À nouveau Diego grimaça, Felipe hocha la tête puis leva les mains ouvertes à hauteur de ses coudes, bras écartés en signe d’impuissance. Diego lui dit alors simplement :

— Je sais, mais tu as bien fait.

Puis Felipe indiqua que la victime s’était alors évanouie. Semblant interroger Diego, il indiqua l’extérieur de la caserne, et fit le signe signifiant “femme”.

— Je ne sais pas, Felipe, répondit Diego qui se tourna alors vers Mendoza. Comment va-t-elle, sergent ? A-t-elle finalement repris connaissance ?

— Je ne sais pas, Don Diego. Je suis allé voir l’alcade, ensuite je suis allé chez vous mais vous n’y étiez pas, ni Don Alejandro, alors j’ai laissé un mot vous demandant de venir, ensuite je suis revenu ici et j’ai dû écrire le rapport, et puis ça a été l’heure du repas et ensuite vous êtes arrivé. Je n’ai pas vu le caporal Sepulveda, mais lui pourrait nous renseigner : il a amené la señorita chez le médecin.

Felipe sembla soudain se rappeler quelque chose : posant son poignet gauche au dessus du droit, la main droite à plat et deux doigts de la gauche recourbé, il fit un signe que Diego ne parut pas reconnaître. Puis de son index droit il piqua son avant-bras gauche et enfin termina sa phrase en indiquant sa cuisse.

— Piqure ? demanda Diego.

Acquiescement du jeune homme.

— Tu as été piqué par un serpent ? demanda alors Don Diego, un peu affolé.

Agitant ses deux mains devant lui, Felipe fit signe que non. De nouveau il fit le signe courbe désignant une forme féminine.

— La cavalière ?

“Oui”

— Elle a été piquée par un serpent ?

“Non”. Felipe refit alors le premier signe, semblant insister sur ses doigts recourbés.

— Un scorpion ?

“Voilà !”, sembla lui dire Felipe. Il fit alors mine de tirer un couteau de sa ceinture et de trancher l’air devant lui. Diego se tourna alors enfin vers Mendoza.

— Eh bien vous voyez sergent, voilà la raison de la présence du couteau de Felipe à côté de la femme, avec son sang dessus !

Mais Mendoza avait beau vouloir de toutes ses forces croire à cette explication, il ne parvenait à être convaincu.

— Mais Don Diego, vous n’étiez pas là… Nous avons tous entendu la señorita crier et le supplier de la laisser, et… et de la lâcher, et… et de ne pas… de ne pas faire…

Il n’avait aucune envie de terminer sa phrase, mais il espérait que Don Diego comprendrait à demi-mot l’idée qu’il tentait de véhiculer. Il reprit :

— Je comprends que vous le croyiez, Don Diego, vraiment je comprends, mais… mais nous n’avons que sa parole… enfin, si on peut dire… et enfin… nous étions tous sur place, nous avons vu et entendu !

— En gros, vous êtes en train de me dire que c’est sa parole contre la votre, Mendoza, c’est bien ça ?

— Vous n’étiez pas là, Don Diego… objecta mollement un sergent Mendoza qui n’était vraiment pas à l’aise dans ses bottes. Il aurait grandement préféré être à cent lieues de là.

Comme mu par une énergie nouvelle, Don Diego s’ébranla et se dirigea d’un pas décidé vers la porte en disant :

— Eh bien il reste quelqu’un d’autre qui y était, n’est-ce pas ? Et sa version vous permettra de trancher, puisque la parole de Felipe n’a plus aucune valeur à vos yeux !

Faisant à nouveau brusquement demi-tour, Don Diego fut en trois grandes enjambées à nouveau auprès de la cellule et, passant ses bras à travers les barreaux, se collant à la grille, il étreignit le jeune homme en murmurant :

— Ne t’inquiète pas Felipe, je vais te sortir de là. Ne t’inquiète pas, je m’en occupe…

Mendoza se dit que les circonstances avaient un étrange effet sur Don Diego, au point de lui faire oublier que le garçon était sourd : il ne servait donc à rien de lui parler s’il n’avait pas vos lèvres dans son champ de vision !

Puis tout aussi brusquement, Don Diego sortit de la pièce à grands pas et par la fenêtre le sergent le vit traverser la plaza à vive allure.

Décidément en ce jour, Jaime Mendoza allait d’étonnement en étonnement. Et cette fois-ci c’était Diego de la Vega qu’il trouvait déroutant : il s’était préparé, en lui apprenant la troublante nouvelle, à le voir dévasté, anxieux, peut-être même hagard et perdu. Abattu, en tout cas. Au lieu de ça, Diego avait filé vers la prison plein de fougue, d’ardeur et d’énergie, exigeant d’être conduit auprès de Felipe au plus tôt. Mendoza s’était attendu à faire face à un homme effondré, au trente-sixième dessous, au lieu de quoi il trouvait en face de lui un lion prêt défendre son lionceau coute que coute.

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