Mésentente cordiale

Chapitre 3 : Mésentente cordiale - Ch 3

1587 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 02:52

"Il y a dans l'Histoire une singulière lignée, toujours renouvelée, de fanatiques de l'ordre. Voués à une idole abstraite et absolue, pour eux les vies humaines ne sont d'aucune valeur si elles attentent au dogme des institutions; et l'on dirait qu'ils ont oublié que la collectivité qu'ils servent est composée d'hommes."

(Maurice Druon – "Les rois maudits", Tome 1 : "Le Roi de fer", partie II, chapitre 9)

La citation ne colle bien sûr pas complètement au personnage dans ce chapitre, mais je la trouvais tout de même suffisamment adaptée sur certains points pour la mettre en en-tête...

z z z z z z z z z z z z z z

Ignacio de Soto était perplexe. Ennuyé, aussi.

Et vexé, un peu.

Le jeune sourd-muet de Don Diego... Il n'aurait jamais pensé… Il n'aurait jamais cru ça de lui.

Ceci dit, il n'avait jamais vraiment accordé beaucoup d'attention au garçon, il fallait bien le reconnaitre. Un garçon qui n'avait jamais fait parler de lui… Auquel on ne faisait d'ailleurs jamais attention… Il fallait bien reconnaître que comme le garçon était sourd et ne parlait pas, on oubliait aisément sa présence et n'avait aucune raison d'y prêter la moindre attention.

C'était peut-être là la clef de l'explication : un jeune homme auquel on n'avait jamais accordé la moindre attention – hormis Don Diego – se retrouvait tout à coup l'héritier de la famille la plus importante et la plus en vue des environs. Il y avait là de quoi vous monter à la tête. Et vous donner un soudain sentiment d'impunité.

Il en avait vus du temps de sa jeunesse en Espagne, de ces jeunes oisifs appartenant à la jeunesse dorée de Madrid ou d'ailleurs, des ces fils à papa dont le nom de famille, la lignée ancestrale ou la fortune familiale constituait à leurs yeux un blanc-seing pour toutes sortes d'abus et comportements répréhensibles, allant du simple manque de la plus élémentaire correction pour beaucoup jusqu'à l'infraction à la loi pour certains d'entre eux. Et parfois au crime, pour quelques uns.

Mais pour ceux-ci, ce sentiment leur avait été inculqué dès le berceau, ils l'avaient tété au sein de leur nourrice et il avait été nourrit durant toute leur enfance, si bien qu'ils trouvaient naturel que toutes choses leur soient dues, que ce fussent les places, les honneurs, le respect… ou les faveurs de la première servante, paysanne ou fille d'auberge venue.

Mais pour ce jeune homme, c'était pourtant bien différent. Alors quoi ? Était-ce là l'expression d'un comportement réprimé toutes ces années ? Avait-il passé dix ans parmi cette petite communauté qu'était le pueblo de Los Angeles à dissimuler sa vraie nature ? Allons bon, un tel simulacre d'inoffensivité était impossible à maintenir si longtemps. Surtout par un enfant. Nul n'était capable à ce point d'années et d'années de faux-semblants. Et surtout pas sous ses yeux à lui, Ignacio de Soto.

Il y avait bien un fort désagréable mot qui à cette pensée se fraya un chemin dans son esprit, un désagréable nom commençant par Z qui lui zinzinulait effrontément à l'oreille, mais Ignacio fit de son mieux pour l'ignorer. Mis à part cette continuelle épine dans le pied, aucun autre secret ne pouvait demeurer caché bien longtemps dans une si petite communauté, et surtout pas par un simple adolescent, un gamin. Un gamin qui n'avait que son corps pour s'exprimer – si l'on pouvait appeler ces pitoyables mimiques et gesticulations "s'exprimer". L'alcade était persuadé que la moitié du temps Don Diego faisait seulement mine de le comprendre – soit pour se donner de l'importance, soit pour ne pas vexer le garçon, soit pour ne pas admettre devant tous qu'il n'y comprenait pas plus que les autres, de Soto ne savait trop – et inventait les trois quarts de ce que le gamin était censé lui avoir "dit".

Sauf que maintenant le gamin n'en était plus un, les graves faits de ce matin le démontraient assez, et il n'était plus non plus le simple domestique quasi anonyme et invisible qu'il avait été jusqu'ici. Alors quoi ? Son futur statut de "Don" Felipe lui était-il soudainement monté à la tête ? Probable. Après tout, quand on venait de si bas, l'idée de devenir un de la Vega, d'hériter un jour des terres les plus rentables des environs et d'une richesse considérable, de porter un des noms les plus prestigieux et respectés de Californie pouvait vous transformer un simple jeune homme insipide en un méprisable enfant gâté et fils à papa.

Après tout, qu'avait fait le garçon pour mériter tant de bienfaits tombés du ciel ? Qu'avait-il fait de plus que tous ces insupportables blancs-becs de Madrid qui ne s'étaient donné que la peine de naître ? Peu de choses, en somme. Juste devenir le préféré, le petit protégé de Diego de la Vega, un autre fils à papa oisif qui ne savait que faire de son temps et n'avait jamais rien fait dans la vie pour mériter sa haute position dans la société.

Ignacio de Soto était écœuré par ce système. Il faudrait un jour y mettre bon ordre, de façon que les fils de simples paysans tels que lui-même pussent accéder aux mêmes chances que les enfants de caballeros tels que Diego, sans avoir pour autant à recourir à la tricherie pour cela. Pour que seuls le mérite et le travail déterminent la destinée d'un homme et les honneurs qu'il reçoit.

De Soto savait qu'on en était encore bien loin, mais il savait également que ce n'était pas en se soumettant aveuglément au système en place depuis des siècles que l'on y parviendrait. Alors s'il fallait pour cela s'attirer quelques froncements de sourcil en haut lieu en faisant un exemple avec le jeune Felipe de la Vega, qu'il en soit ainsi. Il lui faudrait juste manœuvrer habilement avec le gouverneur, pourquoi pas en inventant quelque improbable complicité entre le jeune homme et le hors-la-loi Zorro.

À la réflexion, non. Il valait mieux que Zorro ne vînt pas mettre son grain de sel là dedans, il serait capable de tout faire rater et le gamin s'en sortirait impunément. Et c'était justement ce sentiment d'impunité qui rendait Ignacio malade d'indignation. Surtout après ce que le gamin avait fait ou tenté de faire.

De Soto était un homme pragmatique. Il savait depuis tout petit que dans la vie, on n'avait rien sans rien. Il l'avait appris de la manière forte et souvent à ses dépens. Mais malgré des années et des années de compromis avec sa conscience, qu'il avait presque fini par faire taire pour s'élever où il était parvenu à présent, il restait deux ou trois choses pour lesquelles il éprouvait une révulsion sans bornes. Ou alors commençait-il à s'amollir avec les années ? Après tout, il se souvenait avoir eu besoin de rechercher l'assistance spirituelle du padre après qu'il eût tiré sur Gilberto Risendo, le tuant sur le coup, pour sauver Diego de la Vega – quelle ironie quand on y pense !

Alors oui, les faits que Mendoza lui avait rapportés sur l'incident du jour étaient de ceux qui l'écœuraient profondément, et il ne serait pas dit que leur auteur, tout fils et petit-fils de caballero qu'il fût, tout de la Vega qu'il fût sur le point de devenir, s'en tirerait impuni. Il ne serait pas non plus dit qu'Ignacio de Soto se ramollissait avec l'âge. Et s'il lui fallait faire un exemple, alors il le ferait que diable !

Laisser un commentaire ?