Mésentente cordiale

Chapitre 2 : Mésentente cordiale - Ch 2

1939 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/07/2014 11:33

Le retour au pueblo fut laborieux. Dans l’absolu le sergent Mendoza n’était vraiment pas pressé d’arriver, mais la femme n’avait pas repris connaissance et c’était suffisamment inquiétant en soi pour qu’il fallût se dépêcher de l’emmener chez le médecin du village.

On l’avait donc hissée sur le cheval du caporal Sepulveda qui la soutenait en position assise, son dos à elle contre son torse à lui, l’entourant de son bras droit et tenant les rênes de sa main gauche  tout en faisant aller sa monture au petit trot. Elle était aussi molle qu’une poupée de chiffon, mais en bien plus lourde et encombrante ; cependant, à y regarder rapidement on eût presque pu croire à un couple d’amoureux en promenade : elle appuyée contre son torse, comme abandonnée, lui l’enlaçant délicatement, la main sur son ventre… Seulement, se disait le caporal, lorsqu’il tenait une femme dans ses bras il préférait grandement que celle-ci fût consciente – et consentante ajouta-t-il en son for intérieur, se rappelant ce qui avait amené à la situation présente.

Felipe avait bien essayé de se défendre, de raconter Dieu seul savait quoi à grand renfort de gestes, mais personne ne comprenait ce qu’il essayait de dire, alors à quoi bon ? De toute façon, ils avaient tous été témoins de la même scène, il y avait peu d’équivoque. Qu’aurait-il alors bien pu dire pour sa défense ? On lui avait donc lié les poignets et, remonté sur son cheval, il se laissait maintenant docilement reconduire par la patrouille, sous bonne garde, l’échine courbée.

Jaime Mendoza s’était rarement senti aussi perdu. Déçu, aussi. Moui, les faits pourtant si simples et évidents pour le soldat menaient à une situation bien compliquée pour l’être humain, pour l’ami. Car oui, malgré l’évidente différence de classe, de richesse et d’éducation, malgré ce gouffre qui les séparait Mendoza se considérait plus ou moins comme ami avec Don Diego de la Vega. Et ce qui compliquait considérablement les choses était que non seulement le jeune Felipe était depuis longtemps le protégé de Don Diego, mais que de plus il était maintenant sur le point de devenir son fils. Diego de la Vega venait d’engager des démarches officielles et administratives pour l’adopter.

Cette histoire allait détruire le pauvre Don Diego, qui n’avait vraiment pas besoin de cela après qu’il se fût récemment découvert un frère jumeau caché qui avait mal tourné et qu’il avait perdu et enterré avant même d’avoir eût le temps de tenter de l’aider…

Et maintenant ça ? Don Diego allait en avoir le cœur brisé…

Mais toute cette histoire d’adoption pouvait aussi amener d’autres problèmes à Mendoza, si Don Diego persévérait dans son projet malgré les faits : en effet, ce n’était plus un simple domestique, ni un banal péon que le sergent venait d’arrêter et allait mettre en prison, mais un futur caballero, l’héritier de la plus riche famille de Los Angeles, de la plus influente et de la plus respectée au-delà même des limites du pueblo. Les de la Vega avaient des relations dans toute la Californie, et peut-être même jusqu’en Espagne!

Cela n’avait certes pas empêché les deux derniers alcades de mettre un de la Vega en prison pour une nuit ou deux, mais – en tout cas depuis que Zorro veillait à leurs agissements – pour rien d’aussi sérieux que ce qui préoccupait Mendoza présentement ; et pour rien qui risquât de leur valoir plus qu’un jour ou deux de relatif inconfort avant d’être relâché.

Mais là il s’agissait de bien autre chose, et arrêter un caballero – un futur de la Vega ! – pour une agression à main armée sur une femme seule n’avait rien à voir avec le simple fait de mettre Don Diego quelques heures en cellule pour avoir écrit un article qui ne plaisait pas à l’alcade. Cette fois, si Don Alejandro faisait jouer ses relations cela pouvait signifier la fin de la carrière du sergent, car il était bien plus aisé d’avoir la peau d’un simple sous-officier que d’un alcade nommé à son poste par le roi. Il n’était pas certain de Don Alejandro en vînt là car il était un honnête homme, mais d’un autre côté c’était aussi un homme fier qui plus que tout avait le souci de défendre le nom des de la Vega… Du coup Mendoza ne savait trop que penser. Le plus probable était sans doute que le vieil homme tenterait de persuader son fils de renoncer à cette adoption…

Felipe… de cela non plus le sergent ne savait trop que penser… Finalement il ne connaissait pas si bien que cela le jeune homme, et manifestement certainement encore moins qu’il ne l’avait pensé jusqu’alors ; toutefois jamais il n’aurait pensé… Jamais il n’aurait cru ça de lui ! D’ailleurs il ne parvenait toujours pas à y croire. Pourtant il avait vu, de ses yeux vu ! Le couteau, la femme blessée, ses cris, ses supplications, ses jupons… c’était clair comme de l’eau de roche, et pourtant si incroyable !

Compliqué, ça. Une affaire pourtant très simple, mais une situation très compliquée. Cependant une chose était sûre : il fallait qu’il en réfère à l’alcade au plus tôt. Et puis se dit-il alors sans vraiment s’avouer sa lâcheté, c’était à de Soto que revenaient les décisions à Los Angeles. Lui n’avait d’autre choix que de laisser l’alcade prendre le relai dans cette vilaine histoire… Lui n’était qu’un soldat, un simple sergent. Il devait obéir aux ordres et à la loi, même lorsque cela lui était pénible, n’est-ce pas ?

La patrouille enfin de retour au pueblo, Mendoza ordonna à Sepulveda de conduire la victime toujours inconsciente auprès du médecin, tandis que le reste des soldats rentra à la caserne. Le fait qu’elle n’eût toujours pas repris connaissance pendant le trajet n’était vraiment pas bon signe sur son état. Le garçon avait-il donc frappé si fort ?

Avant même d’aller prévenir de Soto, il restait au sergent à mettre le jeune homme en cellule. Deux soldats le firent descendre de son cheval sans ménagements et, comme il avait toujours les mains liées devant lui, Felipe tomba lourdement à terre. Une fois relevé, il tenta bien de nouveau quelques gestes des bras pour dire quelque chose, mais comme la corde entravait ses mouvements il renonça et se laissa enfermer.

Mendoza ne parvenait à dissiper le sentiment de malaise qui l’étreignait depuis qu’il avait reconnu le jeune sourd-muet comme étant l’agresseur de la pauvre femme. Sans compter que les images de la scène qu’il avait découverte derrière les rochers lui revenaient en mémoire, et l’écœurement lui revînt.

— Donne tes mains, dit-il d’un ton qu’il voulait le plus neutre possible à son prisonnier.

Mais Felipe regardait le sol et ne pouvait donc savoir que le sergent lui avait parlé. Mendoza passa alors le bras à travers les barreaux et lui mit la main sous le menton pour lui relever la tête.

— Tes mains ! répéta le sergent en joignant le geste à la parole.

Felipe tendit alors ses mains toujours jointes à travers les barreaux et Mendoza, armé du couteau retrouvé sur les lieux de l’agression, coupa la corde qui liait les poignets du jeune homme.

Sitôt les mains libres Felipe se lança dans une série de grands gestes paniqués aussi rapides qu’inutiles car Mendoza l’interrompit :

— Pas la peine, ne te fatigue pas, je ne comprends rien ! Felipe ! Je ne comprends pas !

D’un air abattu le garçon baissa les bras, ses épaules s’affaissant légèrement. Puis il se redressa brusquement, attrapa le bras du sergent à travers les barreaux puis, d’un air implorant, fit signe d’écrire quelque chose de sa main droite sur la paume de sa main gauche.

— Écrire ?

Regardant autour de lui, Mendoza trouva un vieil exemplaire du Guardian qui trainait sur un petit bureau et le lui tendit, ainsi qu’une mine de plomb trouvée dans un tiroir.

Felipe déchira un bout de papier dans la marge du journal et y griffonna rapidement quelque chose, puis le tendit au sergent.

Après y avoir jeté un œil celui-ci lui demanda :

— Tu es sûr d’être si pressé qu’il apprenne ce que tu as fait ?

Mais Felipe insista, montrant le bout de papier d’un air déterminé.

— Comme tu voudras… lui dit Mendoza d’un air résigné avant de poser le billet sur le bureau et de sortir.

Crispant ses doigts autour des barreaux de la cellule, les serrant à s’en faire blanchir les jointures sans même s’en rendre compte, Felipe resta un long moment les yeux rivés sur le morceau de papier jauni qui portait tous ses espoirs. Dessus était inscrit un seul mot :

Diego

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