Mésentente cordiale

Chapitre 1 : Mésentente cordiale - Ch 1

1386 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:48

Le sergent Jaime Mendoza était un homme qui aimait la tranquillité. Étrange idée en ce cas, me direz-vous alors, d'entrer dans l'armée. Mais au delà de la volonté de servir son roi et d'assurer la sécurité de ses compatriotes, choses a priori suffisantes en elles-mêmes à faire opter pour cette carrière, Jaime Mendoza avait en quelque sorte trouvé dans l'armée le moyen d'accéder à la vie sans trop de complications à laquelle il aspirait: l'armée était, en un sens, un cadre rassurant dont l'organisation lui évitait les complications en simplifiant souvent la vie du soldat. En effet, cette vie de caserne était faite essentiellement de consignes à suivre et d'ordres auxquels obéir sans trop réfléchir.

Oui, de préférence il valait mieux ne pas trop réfléchir pour un soldat sous les ordres d'alcades tels qu'Ignacio de Soto – ou Luis Ramone avant lui – sous peine de se retrouver face à de bien vilains dilemmes pour un homme au cœur si bienveillant que l'était celui de Jaime Mendoza.

Oui, l'épine dans le pied de notre sergent Mendoza était l'arrivée au pouvoir, il y avait déjà plusieurs années, des deux hommes s'étant ainsi succédé à ce poste pour le pueblo de Nuestra Señora la Reina de Los Ángeles del Río de Porciúncula. Avant, il avait toujours eu le sentiment, en accomplissant son devoir, de défendre et servir le peuple – ce peuple dont il faisait partie. Maintenant... Maintenant c'était plus compliqué d'accorder son devoir avec sa conscience. D'accorder l'obéissance du bon soldat avec les préceptes du bon chrétien, avec la décence de l'être humain qu'il souhaitait être et demeurer. Tout était devenu plus compliqué depuis quelques années.

Et Jaime Mendoza n'aimait pas les complications.

Il en était là de ses réflexions tandis qu'il patrouillait tranquillement dans la campagne – ou plutôt le désert – environnant le pueblo avec une troupe de lanciers à cheval sous son commandement dans l'hypothèse bien improbable où un bandit ne les aurait pas entendus approcher et se fût laissé prendre sur le fait – ou plutôt le méfait – lorsqu'il fut interrompu dans ses amères pensées par un cri.

Ou plus précisément des cris. Mais pas des cris stridents, non. Plutôt plaintifs.

Des cris de femme.

À mi-chemin entre le râle et le gémissement de douleur.

Mendoza et plusieurs de ses soldats les entendirent et tournèrent la tête en tous sens pour essayer de déterminer d'où ils provenaient.

Puis soudain ceux-ci se firent plus implorants, plus perçants ; plus impérieux aussi :

— NON ! Non, ne faites pas ça !

Cette fois les soldats tournèrent tous la tête dans la même direction.

— NON, arrêtez ! Vous ne devez pas… NON, lâchez ça ! cria de nouveau la voix.

Là-bas sur leur gauche ils distinguèrent un cheval qui sembla bien un peu familier à Mendoza sans qu’il pût vraiment se souvenir immédiatement à qui il appartenait. Un peu plus loin un autre cheval sellé lui aussi et sans cavalier non plus trottinait en boitillant légèrement, secouant la tête de temps en temps, décrivant des cercles autour d’un amas de rochers et de buissons un peu à l’écart du chemin.

Puis la voix reprit de plus belle :

— Qu’est-ce que vous faites ? NON, ne me touchez pas, reculez ! Laissez-moi !

Mendoza fit signe à sa patrouille de se diriger vers la source de ces suppliques qui semblaient justement provenir de derrière ces rochers, et il mit son cheval au petit galop.

— NON ! Non, je vous en prie ne faites pas ça ! Lâchez-moi ! Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! N–  AAAAAAAAAH !

Le dernier cri de la femme déchira la relative tranquillité du désert sur plusieurs centaines de mètres à la ronde, faisant s’envoler plusieurs nichées d’oiseaux et se cabrer les deux chevaux sans cavaliers tandis que Mendoza et ses hommes arrivaient enfin sur place et contournaient rochers et arbustes armes à la main pour venir en aide à l’infortunée victime.

Le spectacle qui s’offrit alors à ses yeux laissa tout d’abord le sergent sans voix l’espace d’une seconde, puis le fit sortir de ses gonds au point qu’il pointa son sabre droit devant, tremblant de colère.

Par terre devant lui et juste aux pieds de son cheval, une femme était étendue sur le dos, désormais sans connaissance, une ecchymose rougeâtre toute fraîche sur la tempe, la joue éraflée et légèrement saignante. Un homme était à moitié allongé sur elle, dos à Mendoza, et de son bras gauche replié il lui plaquait les épaules au sol tandis que de la main droite il lui maintenait le bras gauche à terre. À une coudée de là gisait un couteau que l’homme avait dû lâcher pour mieux maintenir sa victime. Plus bas le sergent vit que les jupes et jupons de la femme étaient retroussés jusqu’au dessus de genou droit, et même jusqu’à mi-cuisse.

Écœuré par tant de lâcheté et de barbarie, Mendoza pointa le bout de son sabre dans le dos de l’homme tout en lui aboyant ses ordres :

— Lâchez-là ! Relevez-vous tout doucement, sans geste brusque ou je vous jure que je vous transperce comme une pièce de bœuf !

Mais sentant le bout de la lame entre ses omoplates l’autre venait de tourner la tête pour regarder derrière lui, et quand le sergent Mendoza le reconnut ce dernier se rendit compte que toute sa belle éloquence à l’égard de l’agresseur était peine perdue, en même temps qu’il reçut son deuxième choc au moral en quelques secondes. Mais celui-ci était encore plus effarant, déroutant et ahurissant que le premier. Plus choquant encore, en un mot.

L’arme toujours pointée sur le jeune homme, Mendoza ouvrit et referma la bouche plusieurs fois tel un poisson sorti de l’eau, mais sans qu’aucun son n’en sortît, demeurant aussi muet que l’était son vis-à-vis.

Le sourd-muet des de la Vega ?

Puis doucement la réalité de la scène qu’il était en train de vivre sembla s’imposer au sergent et il reconnut enfin le cheval à quelques pas de lui comme étant celui que le jeune homme utilisait habituellement et, tout doucement, presque laborieusement, il parvint à prononcer un seul mot :

— F- F-… Felipe ???

Ça c’était une sacrée complication. Et Jaime Mendoza n’aimait pas les complications.

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