Mésentente cordiale

Chapitre 7 : Mésentente cordiale - Ch 7

2727 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/08/2014 21:39

Oui, il était primordial que cette L.A., qui qu’elle fût, se réveillât. Et témoignât. Diego n’en doutait pas, sa version corroborerait celle de Felipe. Toute la question était quand. Oui, quand ; et pas si. Cette seconde formulation… il n’y voulait pas même penser. Pourtant le médecin n’avait pas paru excessivement optimiste quant à l’état de la patiente, mais Diego refusait la possibilité qu’elle y laissât la vie. Elle devait témoigner, il ne pouvait en être autrement. Sinon…

Diego secoua la tête tel un chien qui s’ébroue, pour chasser cette fâcheuse pensée. En attendant, Felipe restait en prison. Et suspect. Qui d’autre que lui croirait en son innocence ? Son père, sûrement ; après tout, il connaissait Felipe aussi bien que lui-même, il l’avait en partie élevé lui aussi, durant toutes ces années où il était au loin, en Espagne. C’était sous la tutelle de Don Alejandro que Felipe avait achevé ses années d’enfance pour ensuite entrer dans l’adolescence. Il aurait confiance en sa droiture, et en son innocence.

Une autre pensée lui vint à l’esprit : il en était persuadé, le fait que Felipe ne parlât pas, en tout cas pas par mots et de vive voix, jouerait en sa défaveur. Il savait bien, allez, qu’aux yeux de la majorité, même des personnes les mieux intentionnées du village, même de celles ayant bon cœur et lui accordant leur affection, Felipe passait pour… eh bien pour un peu… “simple”, pour ainsi dire, rien qu’en raison de son handicap. Alors que le garçon, lui, comprenait absolument tout et bien au-delà de ce que la majorité des gens pouvaient saisir ; Diego était fort bien placé pour le savoir : lui, qui le côtoyait quotidiennement, s’était chargé – et se chargeait toujours – de son instruction dans des domaines poussés comme les découvertes des tout derniers concepts scientifiques, et qui “conversait” avec lui de tout et de rien, savait fort bien qu’à la fois l’intelligence de Felipe et ses connaissances dépassaient la moyenne ; surtout dans ce pueblo reculé du nouveau monde où la soif de culture n’était pas le souci quotidien des habitants contraints avant tout de faire marcher leurs affaires, qu’il s’agisse d’une terre aride à cultiver de ses mains pour en tirer tout juste l’indispensable pour vivre, d’un commerce à faire tourner ou d’un large domaine comme celui de son père à administrer.

L’Europe et ses Lumières étaient loin, la Mère Patrie espagnole presque un concept abstrait, et la culture tout autant que le savoir académique n’apparaissaient ici pas même comme un luxe, mais comme une oisiveté, une vaine coquetterie qui ne seyait ni au péon, ni au commerçant, ni au soldat, ni même au riche propriétaire terrien ou au caballero bien né. Une ridicule préciosité, en quelque sorte…

Ces centres d’intérêt et ces aptitudes qui à Madrid, à Barcelone, à Séville, à Paris, à Berlin et à Londres faisaient les beaux jours des salons et de tout ce qui comptait dans les milieux les plus respectés étaient dans ce petit pueblo californien tout au mieux regardés comme une bizarre lubie – par exemple par Don Alejandro ou Victoria – mais plus globalement étaient tout simplement tenus en parfait ridicule par la grande majorité. Les savant, les philosophes, les gloires à venir et ceux qui par leur travail acharné ou l’audace de leurs théories révolutionnaires préparaient l’avenir du monde et les prochains progrès dont tous, il en était persuadé, profiteraient sans même le savoir, étaient ici tenus au mieux pour quantité négligeable, au pire pour de pitoyables mauviettes, au motif qu’ils ne passaient pas leur temps à régler leurs différends aux poings ou l’épée à la main, au prétexte qu’en cas de critique ou de contestation ils préféraient affuter leurs arguments que fourbir leurs armes…

Mais une idée vint alors à Diego : si les gens ici tenaient le langage signé de Felipe pour quantité négligeable simplement parce qu’ils ne l’avaient pas appris ou ne concevaient pas que l’on pût couramment le pratiquer, s’ils ne le considéraient pas comme une langue à part entière tout aussi valable qu’une autre, ou bien encore s’ils soupçonnaient Diego d’en “adapter” l’interprétation à ses besoins ou à sa guise alors il suffisait que Felipe s’exprimât dans le bon et simple espagnol que tout le monde connaissait, comprenait et utilisait, voilà tout. Il raconterait sa version de l’incident en une langue que Mendoza, Sepulveda et l’alcade pourraient comprendre, et cela rééquilibrerait peut-être la balance. Un peu, en tout cas…

— Victoria, dit-il alors vivement, puis-je vous emprunter une plume et un encrier, et auriez-vous quelques feuillets de papier à me–

— Franchement, Don Diego, l’interrompt le caporal, sauf votre respect, croyez-vous que le moment soit bien choisi pour un de vos articles ? Ce n’est pas ça qui sortira d’affaire Fe–

Mais Diego balaya son objection d’un geste impatient de la main avant qu’il eût fini de la formuler, et le caporal se tût.

— Victoria… répéta Don Diego d’un ton où se faisait sentir l’urgence d’une situation que celle-ci ne comprenait pas, s’il vous plait…

Il n’avait pas l’air de vouloir perdre de temps en explications et cela était un comportement et un ton si inhabituel de sa part que pour une fois Victoria ne pensa même pas à en demander ni à discuter, et pour une fois elle s’exécuta sans regimber, assez désarçonnée par l’attitude de son ami. Les situations inhabituelles ont ceci de curieux qu’elles ont parfois le pouvoir de nous faire agir de façon tout à fait inhabituelle nous aussi…

— Sous le comptoir, derrière le bar… Vous trouverez ce que vous cherchez… réussit-elle à bredouiller sans quitter le chevet de l’inconnue toujours inconsciente qu’elle dévisageait avec curiosité, se demandant si celle-ci était la clef de l’étrange comportement de Don Diego.

Si tel était le cas et qu’il ne la connaissait vraiment pas, elle devait malgré tout lui avoir fait forte impression, même dans son état actuel, se dit-elle perplexe. Étrange, que tout cela. De toute évidence, Diego n’avait pas envie de parler. Pas maintenant, en tout cas. Et manifestement le caporal Sepulveda savait quelque chose qu’elle ignorait encore. Il valait donc mieux tâcher de s’adresser à cette source pour en apprendre un peu plus sur la situation et sur la réaction de Don Diego. Elle le laissa donc sortir seul de la chambre et se servir lui-même sous le comptoir afin de rester seule à seule avec le bon caporal, qu’il ne lui serait pas trop compliqué de faire parler…

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Encrier, plume et liasse de feuillets en main, Diego retraversa la plaza à grandes enjambées, en direction cette fois-ci de la prison. Il avait l’air tellement décidé que Mendoza ne songea même pas à s’opposer à sa requête – enfin, à son exigence, presque ! – de voir Felipe de nouveau. D’ailleurs les ordres de l’alcade avaient été on ne peut plus vagues : il n’avait pas clairement interdit les visites au prisonnier, il avait juste dit qu’il entendait que celui-ci fût “maintenu sous bonne garde permanente” et qu’on ne laissât personne “interférer dans l’affaire, ni influencer les témoignages des uns et des autres, pas même, et même surtout pas les de la Vega”.

Mais pour Mendoza, “rendre visite” n’était pas forcément “interférer”, et tant qu’une tierce personne jouait les chaperons pour s’assurer que rien dans l’entretien n’influençait le jeune homme ni ne lui dictait ce qu’il devrait “dire”, alors il n’avait pas le cœur de refuser cela à Don Diego, le pauvre homme… Et puis, décidé comme ce dernier semblait l’être, le sergent n’aurait pour une fois pas aimé se trouver en travers du chemin de Diego de la Vega, se dit-il en camouflant une légère grimace d’appréhension à cette idée…

— Felipe ! lâcha le futur père avec dans sa voix tout à la fois le soulagement du naufragé qui aperçoit un navire et l’inquiétude du même naufragé qui sait que le bateau providentiel peut passer son chemin sans l’avoir vu.

Et de nouveau il fût en trois grands pas rapides auprès de la cellule, et de nouveau il étreignait les mains du garçon dans les siennes à travers les barreaux, après avoir hâtivement déposé ce qu’il y tenait sur la petite table vermoulue collée au mur qui constituait le seul mobilier hors des cellules. Non que les cellules elles-mêmes fussent bien équipées, loin de là : elles n’étaient meublées en tout et pour tout que d’un banc attaché au mur par des chaines, qui tenait lieu à la fois de siège et de couchette pour les prisonniers, quel que soit leur nombre par cellule. Felipe était seul à occuper la sienne, et il avait donc pu s’allonger pour essayer de trouver un peu de repos et réfléchir à sa situation, mais c’était justement l’inquiétude causée par la situation dans laquelle il se trouvait depuis le matin même qui l’avait jusqu’ici empêché de trouver le repos.

Il serra les mains de Diego avec toute la désespérance que lui inspirait cette même situation, et aussi toute la foi qu’il mettait en lui, dont il était sûr que viendrait son salut. Même si pour l’instant il ne voyait guère comment…

— Felipe, répéta Diego, voici de quoi écrire.

Il lui fit passer successivement l’encre, la liasse de feuillets vierges, puis la plume de Victoria.

— Tu vas écrire ici tout ce qui s’est passé ce matin, jusqu’à ce que la patrouille arrive. Absolument tout, sans rien omettre. N’oublie aucun détail, même s’ils te paraissent insignifiants ; on ne sait jamais, ils pourraient trouver leur importance ultérieurement. Pour l’instant tu es la seule personne qui puisse témoigner de ce qui s’est passé alors, puisque les soldats n’étaient pas encore sur place et que la señorita ne s’est pas encore réveillée.

Il avait bien pris garde à dire “ne s’est pas encore réveillée” et non “n’a pas repris connaissance”, afin de ménager les espoirs de Felipe – ainsi que les siens propres – et de ne pas aggraver leur commune inquiétude quant à la façon dont les choses pourraient tourner : la situation était déjà bien assez déplaisante comme cela sans en plus devoir penser que d’une part la jeune femme ne pourrait disculper Felipe, et d’autre part que celui-ci pourrait même se retrouver avec une accusation de meurtre sur le dos.

— Écris bien tout, n’oublie absolument rien, lui répéta Diego. Ce sera ta déposition, puisque personne encore ne s’est soucié de te la demander. Ta relation des faits est essentielle pour te disculper. Ce sera ton témoignage, si besoin était. Et quand la señorita se réveillera et confirmera tes dires, alors la concordance des deux versions fera éclater la vérité et ne pourra que hâter ta libération, et nous pourrons tous oublier cette histoire, n’est-ce pas ?

Felipe acquiesça d’un signe de tête, mais sans doute moins par réelle conviction que tout allait si bien se passer que pour se rassurer lui-même et rassurer Diego, qui bien qu’il tentait de le cacher en avait tout autant besoin que lui-même – Felipe le connaissait bien, allez, et savait maintenant lire en lui et déchiffrer une partie de ce qu’il ne lui disait pas. C’était souvent ce qui arrivait à force de partager bien des secrets, et Felipe avait sur les autres également l’avantage de s’exprimer tout autant par des regards, des expressions et des attitudes que par des gestes délibérés, ce qui faisait qu’il savait repérer ces même regards, ces mêmes expressions et ces même attitudes chez autrui, même lorsqu’elles étaient involontaires. Et parfois même lorsqu’on tentait de les camoufler derrière une façade quelconque. Et surtout chez quelqu’un qu’il pratiquait depuis aussi longtemps que Diego ; celui-ci, malgré tout son talent et son habitude de la comédie et des apparences qu’il exerçait depuis si longtemps ne pouvait tout le temps tromper son plus proche confident, presque son autre lui-même…

Et peut-être même moins aisément qu’il ne parvenait à se tromper lui-même.

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