Mésentente cordiale

Chapitre 8 : Mésentente cordiale - Ch 8

2093 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:55

Impossible.

Ce fut là la première chose qui vint à l’esprit de Victoria Escalante lorsqu’elle eût entendu le récit du caporal Sepulveda.

Felipe ? Felipe ?!? Le doux, le gentil, le toujours calme et très fiable Felipe?

Felipe, dont Don Diego s’apprêtait à faire son fils ?

Cela paraissait tout bonnement incroyable.

Felipe, qu’elle n’avait jamais vu avoir un geste ou un comportement déplacé envers une jeune femme, quelle qu’elle soit ?

Et pourtant dans sa taverne, elle en avait vus, de ces jeunes garçons, de toutes conditions sociales d’ailleurs – la stupidité étant une des rares choses qui soient assez égalitaires et tout à fait équitablement répartie en ce bas monde – qui au prétexte qu’il se mettait à leur pousser trois poils au menton se croyaient obligés de siffler les filles qui passent, de pincer les fesses des honnêtes travailleuses dont le métier consistait à servir des rafraichissements et des repas, de se battre entre eux pour un oui ou pour un non, ou encore d’insister lourdement auprès de demoiselles qui avaient déjà clairement manifesté leur manque total d’intérêt envers leur petite personne.

Mais jamais elle n’avait eu à se plaindre du comportement de Felipe envers autrui dans sa taverne, ni en dehors d’ailleurs, et jamais elle n’avait eu un reproche à lui adresser ou à rapporter auprès de Don Diego ou Don Alejandro.

Felipe était de cette majorité silencieuse – sans mauvais jeu de mot, se dit-elle – qui était passé à travers cet âge ingrat sans causer trop de problèmes autour de lui, sans faire parler de lui défavorablement. Et elle était bien certaine que le mérite en revenait pour moitié à Felipe lui-même et au sérieux de son caractère, et pour l’autre moitié à Don Diego et Don Alejandro qui l’avaient su accompagner et peut-être parfois guider sur ce chemin parfois cahoteux qui fait passer de l’enfance à l’âge adulte.

Oh, elle avait bien surpris quelquefois au détour de son service quelques regards parfois appuyés, parfois admiratifs et souvent curieux du garçon en direction de telle ou telle jeune fille de son âge (ou même un peu plus, à l’occasion !), mais enfin que seraient la vie et l’ouverture au monde des adultes sans cet étrange et continuel mystère que constituait pour garçons et filles l’autre moitié du genre humain ? Intriguant mystère en vérité, dont on commençait à n’entrevoir la complexité qu’à l’âge où l’on a déjà quitté l’enfance sans être pour autant encore totalement entré dans l’âge adulte…

Aaaah, les garçons… vaste sujet à ses propres yeux, à l’époque ! se remémora-t-elle alors avec un demi-sourire, mi-amusé mi-nostalgique. Elle se souvenait encore que, malgré le peu de temps et de loisir qu’elle avait alors à consacrer en réflexions à leur sujet, ils l’avaient longtemps intriguée en ce temps là – et continuaient toujours, d’ailleurs. Il lui arrivait encore maintenant de ne pas bien comprendre les hommes et leur logique… ou plutôt leur manque de logique.

Oui, apparemment elle ne s’y connaissait guère plus qu’alors car jamais elle n’aurait pu imaginer que Felipe…

Non, ce ne pouvait être.

Pourtant, le caporal Sepulveda était tellement affirmatif, et cependant tellement étonné lui-même ! Lui aussi jurait que jamais avant ce jour il n’aurait misé un seul centavo sur pareil comportement, pareil manquement de la part de ce jeune homme. Mais il disait avoir entendu la femme crier, et vu Felipe l’agresser, couché sur elle et la maintenant de force alors qu’elle était sans défense, les jupes dans un état qui ne pouvait laisser aucun doute quant aux agissements et intentions du garçon…

C’était pour le moins troublant. D’ailleurs le caporal semblait pour le moins troublé.

Et écœuré, aussi. C’était une évidence qui transparaissait suffisamment, à la fois dans ses mots, dans sa voix, et dans l’expression de son visage.

Alors Victoria elle aussi commençait-elle à être troublée ? Elle voulait s’y refuser, mais pourtant… Et puis d’ailleurs, la volonté seule ne pouvait contrôler les sentiments ni les pensées, et ce n’était pas parce que l’on voulait de toutes ses forces croire à quelque chose que l’on parvenait à y croire totalement. Et similairement, dans le cas présent ce n’était pas parce qu’on voulait de toutes ses forces ne pas croire à une chose que l’on parvenait à totalement l’occulter et à en chasser de son esprit l’insidieuse pensée. Surtout lorsqu’on avait à l’appui le témoignage d’une personne digne de foi, et de la sincérité de laquelle on n’avait de raison de douter, pas plus que de ses motivations. Et le caporal Sepulveda n’avait aucune raison de mentir à ce sujet ; il faisait même partie des gens dont elle avait des raisons de croire qu’ils aimaient bien Felipe, ou au moins avaient de lui une vision plutôt favorable. Jusqu’à ce matin-même, en tout cas…

Victoria se retourna dans son lit. Il faisait encore nuit noire mais, perturbée par ces pensées qui lui tournaient et retournaient dans la tête, elle ne parvenait retrouver le sommeil. Quelque chose, elle ne savait quoi, l’avait réveillée en pleine nuit et elle savait qu’elle devait absolument se rendormir bientôt, sous peine d’avoir toutes les difficultés à se lever dans quelques heures et de passer une très laborieuse journée pour cause de manque de sommeil.

…Et là-bas, de l’autre côté de la place, dans sa cellule, Felipe connaissait-il les mêmes difficultés à dormir ? Avait-il d’ailleurs seulement pu trouver le sommeil, ne fût-ce que quelques minutes ?

…Et Don Diego…?

Il l’avait déconcertée aujourd’hui… Elle ne savait trop que penser de son attitude, de ses réactions inhabituelles. Mais enfin… devenir parent vous changeait forcément, et elle ne savait comment elle-même réagirait si son propre fils se retrouvait dans la position de Felipe. Sûrement, elle non plus ne voudrait pas croire… En tous les cas, elle était certaine qu’elle aussi serait prête à le défendre bec et ongles, comme Don Diego, même si…

…Même si…? Vraiment ?

Mais non, c’était impossible. Pas Felipe. Pas lui. Pas Felipe… n’est-ce pas ?

Soudain, elle crut percevoir un bruit sourd. L’esprit en alerte, elle tendit l’oreille. Des cambrioleurs ? Un client qui se levait en pleine nuit ?

Une visite de Zorro ?

Non, pas à cette heure.

Encore. Cela venait de la chambre mitoyenne. La meilleure chambre de sa taverne. Celle qu’occupait l’inconnue blessée.

Appelait-elle ? Vite, Victoria se leva et par souci de décence s’enveloppa d’un long châle de laine.

— Señorita ? appela-t-elle à voix basse en toquant légèrement à la porte voisine de la sienne.

Pas de réponse.

Elle colla alors son oreille au bois de la porte. Un autre bruit. Puis encore. Des cris plaintifs. Et d’autres cris, un peu plus affirmés. Puis un “Non!” suppliant. Victoria prit la décision d’entrer sans plus attendre, et se précipita auprès du lit. Après quelques secondes d’accoutumance ses yeux se firent à l’obscurité, et la faible clarté de la lune qui pénétrait à travers les fenêtres aux volets restés ouverts lui permirent de distinguer la forme de l’inconnue se tournant et retournant faiblement dans le lit.

— Señorita ? répéta-t-elle.

L’autre ne sembla pas l’entendre. Elle continuait à s’agiter dans son lit, s’enroulant dans ses draps blancs, les traits du visage clairement contractés, laissant échapper de petits gémissements. Victoria se pencha sur elle. Les cris et les gémissements s’intensifièrent de nouveau.

— N-n-non ! laissa de nouveau échapper l’inconnue.

— Señorita, réveillez-vous !

Mais la malade restait inconsciente. Et délirante.

— Non! répéta-t-elle. Non, n-n-non, non !

Elle s’agitait maintenant en secouant la tête d’un côté à l’autre, ses mains agrippant le drap, semblant se débattre.

— Non, n’faites p’ça ! sembla alors supplier l’inconnue.

Victoria s’apprêtait à poser la main sur le front de la malade pour jauger sa fièvre, mais elle suspendit son geste. De toute évidence, le délire de la pauvre femme était plein de cauchemars.

— V’z’en prie ! lança l’inconnue d’une voix suppliante qui fit pitié à Victoria.

Elle tenta de la secouer pour la réveiller, mais rien à faire

— N’faut pas, poursuivit la malade, f’pas faire ça !

Son agitation redoubla lorsqu’elle lança :

— Non ! N’m’touchez p’! Lâch’moi…

Le cœur de Victoria se serra pour cette femme, visiblement en plein cauchemar. À moins qu’elle fût en train de revivre un pénible souvenir ? Le souvenir d’évènements tout récents… ?

Victoria fronça les sourcils : elle ne voulait pas laisser cette penser s’insinuer en elle. Elle posa la main sur le front de la patiente : elle était brûlante. Sur la table de chevet se trouvait l’infusion que Don Diego lui avait donné pour instruction de lui administrer aussi souvent que possible, mais dans son état l’inconnue était bien incapable d’avaler quoi que ce soit. Tout ce que Victoria risquait de faire si elle tentait de lui donner à boire était de la faire s’étrangler.

De toute façon elle savait qu’elle-même ne parviendrait plus à se rendormir du reste de la nuit. Elle approcha donc une chaise du lit et tenta de son mieux de réconforter la patiente, lui épongeant le front, lui chuchotant des mots apaisants et attendant un moment plus propice pour lui administrer son remède.

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