Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 29 : Les rugissements d'outre-monde

2838 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/01/2024 18:43

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 10, autour de 33:50 (pendant que Viktor joue, Allison, Diego et Luther entrant dans la salle, et Klaus étant "au guet"). TW : fusillade, violence physique et mutilations.


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1er avril 2019, 21h21


Il me semble absurde qu'un lieu aussi beau que le théâtre Icarus puisse être celui qui fera monter l'apocalypse sur les planches. Les théâtres de style édouardien sont rare, à The City, mais celui-ci brille par son usage néo-classique du béton et des lumières électriques. Un bijou du début XXème destiné initialement au vaudeville, aujourd'hui niché entre des immeubles immenses. Un large auvent, une belle marquise, une petite billetterie brillant sous les dizaines d'ampoules, dans la nuit. Et ces couloirs feutrés, étouffant les sons de l'orchestre de chambre, jouant dans la grande salle à deux étages que je n'ai pas encore vue. Plus personne ne circule maintenant entre les colonnades : le concert de Viktor a déjà commencé.


Je suis restée nichée dans l'ombre pendant que les autres décidaient de quoi faire au niveau de l'escalier : Luther n'a toujours pas réellement de plan, même s'il tente d'en donner l'impression. Ben, perché sur une poubelle à côté de moi, est comme d'habitude resté silencieux. Quand Allison est partie dans l'espoir flou de raisonner Viktor en plein concert. Quand Luther a - un pour se débarrasser de lui - assigné Klaus au guet, et nous avec par voie de conséquence.


Ainsi, me voilà seule dans ce magnifique couloir aux moquettes rouges désertes, assignée à être un relai intermédiaire de quoi que ce soit qui se passerait, au devant du théâtre ou par les portes latérales. Je crains fort que Klaus ait trop la dalle pour être efficacement vigilant : j'espère juste que Ben arrivera d'une façon ou d'une autre à lui botter le cul.


Le calme ouaté qui règne sous les lanternes murales est d'une paradoxale douceur, au milieu des variations mélancoliques de la pièce qu'a entonnée l'orchestre. Je n'en perçois que les échos étouffés, mais je ne peux qu'en être émue : Viktor est un soliste incroyable, un prodige comme il n'en naît que peu. Et je sais, maintenant, que sa virtuosité fait écho à son pouvoir, les ondes sonores vibrant avec son système nerveux, et jusqu'au plus profond de son art.


"Vous ne regagnez pas votre siège ?", me demande une employée du théâtre passant avec un manteau de fourrure destiné au vestiaire. Et je secoue la tête avec un sourire navré. Elle ne peut pas comprendre. Et moi je ne peux pas lui expliquer. Je n'aime pas ça, mais je décide de lui servir un petit mensonge qui aurait fort bien pu ne pas en être un :


"J'ai eu besoin de prendre l'air, ne vous inquiétez pas, ça va passer".


Elle me regarde, de mon t-shirt Led Zeppelin à mes chaussures de bowling. Clairement, ce n'est pas le style endimanché des spectateurs qu'elle a l'habitude de côtoyer en ces murs bourgeois. Mais elle semble respecter mon 'état', et s'éloigne en m'ayant précisé de venir à l'accueil en cas de necessité.


Je reste de nouveau seule dans les arpèges assourdies, entre les colonnades et miroirs, mes yeux trainant sur l'ascenseur historique dont les parois de rouge et d'or sont probablement des trésors en soi. Sur les lustres néo-renaissance. Sur...


*SHHHHHHRRRAAAAA*


C'est une déflagration sonore qui me me traverse soudain comme une bourrasque de blizzard auditif, me déstabilisant en arrière au point que recule d'un pas. Une onde unique, violente, destinée à repousser quoi que ce soit. J'écarquille les yeux, réalisant que la partie de soliste de Viktor a un instant cessé de jouer, mais je n'ai pas le temps de me le formuler. Immédiatement, des cris s'élèvent par delà les murs. Et les multiples portes d'accès à la salle s'ouvrent bientôt - toutes à la fois - dans un grand fracas de boiseries malmenées.


Je me niche contre une colonne. En quelques seconde, le couloir, le hall, sont inondés d'une foule incohérente vêtues de velours et de perles, hurlant, courant, se poussant les uns les autres pour être les premiers à gagner l'extérieur. La pauvre employée ne comprend pas, et je me demande moi-même quoi faire. Je suis supposée relayer toute menace venant du dehors, mais le chaos, à présent, provient bel et bien de l'intérieur.


"Qu'est-ce qui se passe ?", dis-je en empoignant un type au hasard dans son élan vers le dehors.

"Il y a une attaque...", balbutie-t-il, "Un attentat... Deux types ont envahi la scène et ça a explosé".


Je n'ai pas le temps de lui en demander plus. La foule l'entraine, et je regarde en direction des portes de la salle, mon sang battant à mes tempes. Il est absurde de tenir ma position ici. C'est là dedans qu'il y a besoin de moi. Alors je marche en direction de l'accès le plus proche, luttant contre la masse de mélomanes affolés dont le flot se déverse contre mon avancée. Si je veux pouvoir être opérationnelle, si la situation doit devenir plus critique que ça, je dois économiser mes possibilités de me téléporter, d'utiliser mon pouvoir et mon énergie en général. Je ne dois pas griller des options pour n'importe quoi. Je me fraye un chemin, à contre-courant, j'arrive à dépasser les derniers badauds qui ont laissé trainer un regard dans la salle avant de renoncer. J'arrive aux portes dégondées...


Et je le vois à l'autre bout de la salle vide. Viktor, sur la scène, au milieu de l'orchestre qui continue absurdement à jouer avec des yeux de terreur. Son propre regard brillant d'une clarté insensée, son visage sans expression. Et sa musique triste, si triste, convoyant toute la peine pure et belle que puissent exprimer les cordes de son âme au travers du violon. Je sais que je dois faire preuve de parcimonie, mais je pourrais me téléporter derrière lui. Lui assener un simple coup à la nuque pour l'envoyer dans les vapes, tout comme je l'ai fait avec 'l'homme fourmi' au bowling. Si je suis assez rapide... J'hésite. Je frémis...


*Rat-a-tat-a-tat-a-tat*


Mes yeux s'ouvrent en grand tandis que je reconnais ce son, précisément celui des mitraillettes des tireurs du bowling, derrière moi, et je tombe à genoux en sentant un impact à mon mollet, de celui que l'on sait précéder la douleur de quelques secondes, le temps qu'elle remonte le long des nerfs jusqu'au cerveau. Je me rends immatérielle, mais c'est trop tard. Ils sont déjà en train de marcher à travers moi. En joue. Agiles, souples, implacables, nombreux. Et tandis qu'ils ouvrent le feu dans la salle, je passe à travers le mur pour constater terriblement que d'autres ont déjà envahi certains balcons de l'étage, par tous les autres accès.


*Crac !*


Cette fois, je n'hésite pas. Je me téléporte moi aussi au dessus de la pluie de balles, sur l'un des balcons vides. A gauche face à la scène, par delà les ferronneries ouvragées aux têtes de Bacchus et motifs de raisins. Là, je porte ma main et mon regard à mon mollet, quelque peu tremblante, arrachant la partie lacérée de mon pantalon pour évaluer les dégâts. La balle n'est pas dedans, elle m'a toutefois bien entaillée. Alors je presse sur ma plaie, pour arrêter ce foutu sang.


"Fait chier".


Je l'avais dit à Luther, que l’élément de surprise était ce qui pouvait me faire défaut face aux balles, toute capable d'immatérialité que je sois. Ils sont arrivés dans mon dos tandis que je remontais la foule. J'aurais dû garder ma position... je les aurais vus... Où donc était Klaus ? Va-t-il seulement bien ? Face au nombre des assaillants, arrivés de toutes directions, notre pauvre capacité de faire le guet était de toute façon dérisoire... Et je peste, contre la balustrade, dans les détonations qui s'élèvent partout, par dessus les lamentations musicales solitaires de Viktor que l'orchestre est en train d'abandonner.


Je me force à bouger pour avoir en vue la salle, la douleur tenue à distance par l'adrénaline et l'urgence d'agir, de ne pas rester ainsi écroulée. Les tireurs sont aux autres balcons, au parterre, leurs yeux rouges brillant dans la faible lumière du théâtre. J'entrevois Cinq apparaître et se cacher aussitôt, entre les rangées de beaux sièges rouges relevés au dessus de nombreux sacs et atours abandonnés. Allison. Luther. Diego, qui lance des couteaux au ras du sol, dans une tentative désespérée. Je ferme les yeux un instant, comme pour me recentrer, continuant de comprimer mon mollet. Je sens l'énergie de ces centaines de foutues balles, jusque dans les canons des fusils d'assaut. Et comme au bowling, je rouvre mes paupières pour tenter d'enrayer, de dévier, de saboter. Une goutte d'eau dans un l'océan hostile des salves de tirs. Mais il m'est impossible de ne pas essayer. Jusqu'au bout. Tout comme Viktor joue toujours, avec des gestes de plus en plus amples et résolus. Ils sont si nombreux. Toujours plus nombreux...


"Eh, les mecs, y'a Cha-cha ! Y'a Cha-Cha, elle-"


Klaus vient de débouler dans la salle par l'entrée latérale dégagée à l'instant par Diego : en sautant par dessus la rampe, Ben sur ses talons. Témérairement, pour tout dire, et rapidement ramené de son insouciance par un tireur, qui se précipite dans l'allée dans le but clair de le flinguer à bout portant. Je le vois en contrebas, s'infiltrer dans une rangée de sièges. Je lâche la pression sur mon mollet, je m'apprête à me téléporter en bas... mais Cinq me prend de cours. *Crac !* Il est sur le dos de l'enfoiré mitrailleur, le faisant tourner sur lui-même et canarder son propre camp. J'en exulterais presque, mais la douleur me rattrape : je comprime à nouveau ma blessure, tandis que les notes de Viktor soulèvent l'énergie autour des mouvements amples de son archer.


A quel point la situation est-elle désespérée ? Cette pensée me traverse. Toutefois, quelque chose me pousse à me hisser sur la balustrade et écarquiller les yeux. Je viens d'entrevoir Klaus et Ben se mettre d'accord. Ben se placer devant lui. Et tandis que Klaus échoue une première fois à le matérialiser...


*Rat-a-tat-a-tat-a-tat*


Cette fois c'est moi qui suis visée, par les tireurs des balcons d'en face, et même si je suis encore intangible - par instinct - je me téléporte sur la corbeille d'à côté. Klaus repère immédiatement la déchirure de lumière bleue qui accompagne ma téléportation. Il les a toujours captées. Je le regarde en bas... il me fixe une dernière fois. Et tandis que les salves de balles reprennent de plus belle, il se courbe entre les sièges, dans un effort de concentration incontestablement inédit. Bien sûr, je comprend ce qu'ils sont en train de faire, et Ben - lui - me lance un mouvement résolu du menton. Mais j'en frémis. J'en tremble, car je sais à présent quelle douleur il ressentira si...


Je ne sais pas ce qui arrête en premier la fusillade. L'immense énergie spectrale déployée au dessus du velours rouge des fauteuils, les cris de Ben déchirant les mélodieux arpèges de Viktor, ou les rugissements d'outre-monde de l'Horreur dont les quatre tentacules sont libérés dans l'instant. Sa souffrance est immense, et je comprends maintenant ce que m'avait dit Klaus : que Ben avait été le seul face à tant de douleur physique, en plus de celle - plus pernicieuse et diffuse, infligée aux esprits de chacun. Il souffre, mais il ne cèdera pas, et la première cible à laquelle s'attaque l'Horreur est directement celle des tireurs des balcons : ceux qui venaient de concentrer leurs efforts sur moi.


Haut, plus haut que la hauteur de la mezzanine, les tentacules de la créature s'élèvent dans des mugissements qui se confondent avec les cris de Ben. Ils se déroulent, se dressent, implacables et terribles, comme les appendices d'un Grand Ancien. *Slash !* Ils s'abattent une première fois, et tout le théâtre en vibre. : ils sont matériels, plus que jamais. Préhensiles, ils saisissent, balayent, lacèrent, écrasent. Et les scrupules que j'avais pu avoir à l'idée de provoquer un infarctus à ses connards me semblent bien dérisoires, quand je vois l'Horreur déployée par Ben arracher l'un des tireurs en deux.


Klaus a les yeux dans le vide, je ne sais pas s'il me regarde ou s'il fixe à travers moi. Et une chose est sûre, elle est même certaine.


~Il n'a absolument pas besoin de moi~.


Il a juste besoin de savoir que je serai en renfort s'il le faut. Alors je reste ainsi, relâchant progressivement la compression sur ma jambe, à contempler ce qui semble sidérer les autres, infiniment plus que moi. Car moi, je n'ai jamais eu de doute, non. Et je souris au milieu du chaos, des trilles de violon et du sang. Je sais que Klaus est même capable d'infiniment plus que ça.


L'un des salopards encore debout dans le fond de l'orchestre tire de nouveau, vers Ben. Ou vers Klaus, je ne sais pas. Et peu importe, car je dévie ses balles, avec toute la rage que je possède encore : les unes après les autres vers le haut, en salve, autant que je le peux. Jusqu'à ce que le tentacule de l'Horreur arrache le tireur au sol, par la taille, et l'envoie se disloquer contre le mur soutenant la mezzanine. C'est à présent au tour de tous ceux du parterre de connaître le même sort que ceux des balcons. Un par un, dans les rugissements de ténèbres et l'énergie spectrale, claire à mes sens, à m'en aveugler. Jusqu'au dernier. Et alors, d'un coup, Ben rétracte les bractées invraisemblables qu'il avait déployées, et le son du théâtre redevient le son pur du violon.


J'en éclate de rire, perchée dans mes hauteurs, et je regrette immédiatement ceci, la douleur me rattrapant. Mais c'est plus fort que moi. *Crac !* En un battement de paupières, je suis assise sur le tapis de l'allée, au milieu des débris d'os, de chair et de métal. Souriante face à la fin du monde, tandis que Klaus adresse à ses frères et soeurs qui ne le remercieront même pas :


"C'est qui, le guetteur, maintenant ?"


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Notes :


Je crois que je suis en train de prendre goût aux scènes d'action, je n'éprouve plus la moindre difficulté en les écrivant.


J'ai fait le choix de ne pas chercher à expliquer pourquoi Klaus n'avait pas entendu les quelques 350 personnes de la salle se déverser en hurlant hors du théâtre Icarus (qui sont plus difficiles à manquer que des tireurs d'élite en approche furtive). Si vous vous posez la question, sachez malgré tout que c'était à cause du bruit du broyeur à coriandre (qu'il n'avait pas demandé).


Vous remarquerez que la seule à pouvoir se rendre immatérielle face aux balles se fait malgré tout toucher. Les amateurs "d'effet papillon" (ou alternativement de la "chute des moineaux" auront remarqué la chaîne de causalité. Celle qui mène du nom 'Omega' à l'anxiété ; d'un comprimé de Valium à la rancoeur de Klaus de ne pas être écouté ; de cette amertume au coup de poing d'un frère, puis à une gaufre pour le célébrer... ; et enfin de la monnaie gardée dans une poche à un burrito acheté face au théâtre... et une alerte non donnée.


Une morale de ce chapitre réside dans la subtilité de ce qu'est la coopération. Parfois, il s'agit juste de ne rien faire, et de montrer qu'on croît en les autres, sans se supplanter à eux, ou sans apporter une aide non sollicitée. Juste assurer leurs arrières. Il m'a semblé que c'était la seule option qui devait être, pour Rin envers Klaus. Mais vous verrez très bientôt qu'il y aura une autre raison de danser le tango à trois.


Enfin, vous noterez que - oui - Rin s'apprête à partir vers le début des années 60... avec un t-shirt Led Zeppelin (qui ne sera formé qu'en 1968). Mes amis, il ne reste qu'un chapitre à cette saison 1. Les dernières notes seront bientôt jouées.

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