Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 28 : S-A-T-U-R-D-A-Y night

2366 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/01/2024 13:44

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 10, autour de 25:48 (juste avant que Luther demande où est Cinq, au Bowling).


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1er avril 2019, 20h56


"Et bien évidemment, ça n'a pas marché".


Avec un geste de la main, Klaus mime la trajectoire de la boule de bowling lancée un peu plus tôt à Ben, ayant manqué d'entrer en collision avec la tête bien coiffée de Cinq. Dans le bruit d'un strike à la piste de l'anniversaire du jeune Kenny, j'appuie mon coude sur le bar du Super Star Lanes Bowling et laisse mon menton reposer sur ma main. J'ai visiblement manqué un grand moment, aussi comique que regrettable pour Klaus.


"Est-ce que vous y étiez arrivés à... à la maison?"

Il me peine réellement de formuler ainsi cette question, et Klaus secoue la tête alors que Ben acquiesce.

"Une fois... quand Ben a sauvé les miches de Diego".


Il a l'air déçu car il a l'impression de ne pas l'avoir fait exprès, mais en réalité il devrait ressentir tout l'inverse. Et je vois bien que Ben, à côté, est d'accord avec moi, même si je ne l'entends pas. J'étais au travail, cet après-midi : impossible de voir dans ce succès la moindre contribution de ma part, cette fois.


"Klaus, c'est génial", lui dis-je, mais il hausse les épaules avec frustration.

"C'est tout à l'heure que j'avais besoin que ça marche... pour qu'ils me croient. Enfin, une deuxième fois, sinon Diego serait maintenant aussi plat qu'un pancake".


Son moral est clairement très moyen, ce soir, ce qui peut aisément se comprendre. Et je suis agréablement surprise de voir qu'il n'envisage même pas de toucher à une goutte des bouteilles d'alcool empilées par delà le comptoir. En revanche, il a clairement toujours autant de mal à admettre ses propres avancées. Il s'affale un peu sur sa chaise de bar tandis qu'à "notre" piste, Allison joue son tour.


"Là, je passe encore pour un canard boiteux en mal de considération, désespéré de justifier son existence".


Ben lui dit quelque chose que je ne peux pas entendre sans le matérialiser, mais à la tête de Klaus, je comprends qu'il vient de lui laisser entendre que - factuellement - c'est bien ce qu'il est.


"J'ai vraiment faim", soupire-t-il comme si c'était le fond du problème. "En plus j'ai la monnaie des gaufres de ce matin, mais ici rien n'est bon, même le pop-corn a goût de vieux polystyrène".


Ce qui est inquiétant, c'est qu'il sache quel goût a le vieux polystyrène. Je le regarde, puis Ben, me demandant s'il serait opportun de reprendre la démonstration là où elle a échoué, et que j'intervienne pour donner un coup de main pour le matérialiser. Non. Au fond de moi, je pense qu'il ne faut pas faire ça : ce dont Klaus a besoin, c'est d'y parvenir par lui-même et surtout pas d'un énième sentiment d'imposture. Et de toute façon, Luther est allé téléphoner au théâtre Icarus pour savoir si le concert de Viktor était maintenu.


"C'est ton tour Klaus", lance Diego, et machinalement, juste parce que c'est toujours notre sésame pour pouvoir rester, Klaus nous laisse pour aller attraper sa boule rose préférée.


Nous le regardons tous les deux s'éloigner vers la piste, et tandis qu'il vise encore une fois directement dans la gouttière, je dis à Ben comme si je me parlais moi aussi à moi même :


"Pour le moment, il n'y arrive que quand l'adrénaline est élevée, hein ?"


Ben acquiesce en silence. C'est toujours sous le coup de l'une ou l'autre émotion que s'installent les évolutions de nos pouvoirs, et l'inconscient de Klaus semble particulièrement sensible aux situations d'urgence et de danger. Je me demande si son vécu du Vietnam a quelque chose à voir là dedans. Mais tandis que Luther revient vers le groupe d'un pas affirmé, nous nous retournons tous les deux, attendant l'un comme l'autre de savoir ce qui sera décidé. Il semble que le concert ait bien lieu, et puisque tel est le cas, il va probablement falloir rapidement accorder les violons, sans aucun jeu de mots.


Mon avis ? Diego a raison lorsqu'il affirme "qu'aller au théâtre Icarus est un lieu, pas un plan". Mais même si Luther n'a objectivement encore rien d'intelligent à livrer, lui, fait du mauvais esprit et n'a absolument pas l'intention de l'aider à trouver une façon pertinente d'intervenir. Il a juste l'intention de laisser Luther s'embourber et échouer, ce qui me semble particulièrement improductif et dangereux dans la situation présente. Ces querelles de Numéros Un et Deux me fatiguent, et pour tout dire je...


C'est un réflexe primaire, celui sursauter lorsqu'on entend la première détonation d'une salve de tirs. Ce qui l'est moins, c'est la réaction subséquente : celle de se baisser et de se mettre à couvert ou non, celle qui montre à quel point on a déjà eu à gérer ou pas ce genre de situations. Il faut moins d'une seconde à l'ensemble des Hargreeves pour se trouver au bas de la table haute en bout de piste, et encore moins à Ben pour disparaître là où il sait aller. Partout autour, la famille de Kenny, les employés de Super Star Lanes, les bowlers affolés, tous courent dans tous les sens, sans vraiment savoir où aller.


Mon propre sang ne fait qu'un tour - au bar je suis la plus exposée - et je vais au plus efficace dans mon cas. Intangible, invisible, je n'ai même pas de mouvement atavique pour me protéger tant les balles sont rapides. Sans doute, plus d'une demie douzaine seraient déjà passées à travers moi. Alors seulement, je tourne les yeux vers les masses mouvantes qui sont entrées dans la souplesse de pas soigneusement étouffés. Silencieux comme des chats, précis comme des lasers : des tireurs d'élite en masques à gaz, dont les yeux rouges brillent d'une aura surréaliste, dans ce vieux bowling miteux.


Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Aucun doute à ce sujet. Ils sont une force de frappe démesurée, destinée à empêcher une poignée d'honnêtes gens d'aller "assister au concert" de Viktor Hargreeves. En reculant, j'entends Klaus plaisanter quant au fait qu'ils soient venus faire l'animation de l'anniversaire de Kenny. J'en aurais presque souri, si Luther - lui - ne venait pas de rectifier sans avoir capté un seul instant qu'il s'agissait d'une boutade. Mais déjà, Diego propulse l'un de ses couteaux sur l'un des assaillants, qui s'effondre sur les platines de la salle de bowling. Des lumières noires remplacent les néons blafards en un instant, tandis que s'élèvent les premières notes ectopiques du "Saturday Night" des Bay City Rollers. Et la suite... n'est plus que chaos, sur fond sonore du haut des charts de 1973.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Un autre couteau file. Et aussi stupide que ce soit, je me demande comment fera Diego pour les récupérer.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Les tirs des mitraillettes criblent l'intégralité de la salle, au milieu des explosions de paquets de pop-corn et de machines à boules de gomme. Combien sont ces types ? Il me semble en venir toujours plus.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Luther se bat en balançant les boules de bowling sur les tireurs, les unes après les autres. Je vois passer d'autres balles, un autre couteau, et l'intégralité d'un gâteau d'anniversaire.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Je monte sur la table de bar. Après tout, moi je ne crains rien : ils ne me voient même pas et leurs balles passent simplement à travers moi.


'Gonna keep on dancing to the rock and roll, on Saturday night, Saturday night.'


L'énergie déployée par la propulsion de leurs balles aux canons de leurs mitraillettes est si forte qu'il ne me faut presque rien pour les détourner de leurs trajectoires. Une à la fois, de façon dérisoire. Mais en le faisant, je découvre qu'en même temps qu'il lance ses couteaux, c'est exactement ce que fait aussi Diego. Je le réalise à nos dépends, au moment où nous nous occupons du même tireur : nos deux actions entrant en contradictions, et la balle manquant de peu Allison.


'Dancin' to the rhythm, in our heart and soul, on Saturday night, Saturday night.'


En agissant sur l'énergie à l'intérieur de sa mécanique, j'arrive à enrayer l'arme de l'une de ces absurdes fourmis humaines pro-apocalylipse. Je m'apprête à le faire sur la mitraillette d'un second, mais je vois l'un de ses collègues, approcher avec - en joue - le côté de la table où Klaus et Allison se sont barricadés.


'I-I-I-I just can't wait, I-I-I-I gotta date'.


*Crack!* En un battement de paupières, je suis derrière lui, mon cerveau faisant défiler à la vitesse de l'éclair les options qui se posent à moi. Je réalise qu'immatérielle, je pourrais aisément aller jusqu'à plonger mon poing dans sa poitrine et y serrer son foutu coeur jusqu'à l'infarctus. Que je pourrais peut-être bloquer les influx d'énergie électrique de son cerveau, et le faire s'écrouler là. Ma poitrine à moi se serre à cette idée, et j'ai peur de moi-même. Mais je n'ai pas le temps de tergiverser sur le monstre que je pourrais être. Pas le temps du tout. Il avance. Il avance, en joue, et même si j'enrayais son arme maintenant, il est à portée de coups.


'At the good ol' rock and roll folk show, I've gotta go, saturday night, saturday night!'


*Poc!* dans un bruit mat, je viens de rendre mon coude de nouveau tangible et - d'un coup à l'arrière de son inutile masque à gaz - de l'envoyer roupiller un moment contre le tabouret haut. Sans qu'il l'ait vu venir. Et sans doute, ni lui ni ses petits potes ne comprendront jamais pourquoi. Je me baisse, dans l'angle de la table adjacent à celui où Klaus est caché, revenant à la visibilité un instant pour lui faire signe que tout va bien de mon côté.


'Gonna rock it up, roll it up, do it all, have a ball, saturday night, saturday night!'


Une autre des boules de bowling lancées par Luther vole au dessus de nos têtes, tandis que Klaus constate l'implacable contrainte stratégique qui va s'opposer à toute tentative de se sortir de là. Les tireurs ont soigneusement quadrillé tout accès à la sortie. Et de nouveau, Diego défie Luther, qui semble ne rien savoir faire d'autre que balancer des boulets de canon.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Allison pointe du doigt les pistes, jusqu'à la fosse, par delà les quilles. Là où se nichent le système de requillage et un accès à l'allée technique. Sans même pouvoir parler, elle vient d'être une force de proposition plus grande que Luther, qui reprend toutefois l'idée à voix haute. Elle qui n'avait - objectivement - pas encore servi à grand chose.


"Les pistes !", vocifère Luther. "Allez !"


Je crois que la machine à fumée vient de se déclencher. Ni une ni deux, chacun se lève dans les lumières noires où dansent les reflets colorés de la boule disco. S'élançant le long des pistes glissantes, entre les gouttières maudites par Klaus, au milieu des tirs pleuvant comme une grême de métal.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Et nous courrons, nous courrons, Luther en tête, rapidement rattrapé par Diego. Allison, donnant tout ce qu'elle a malgré la fatigue résiduelle de sa récente opération. Et Klaus, qui se retourne de façon inconsidérée pour voir si je suis bien visible dans son sillage.


"T'es con, avance !", je lui crie au travers de la musique, en prenant le risque de rendre de nouveau ma partie supérieure tangible.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Et il plonge, sans appréhension aucune quant au fait de se faire mal, droit dans les quilles du bout de la piste, où il marque le seul strike qu'il fera probablement de sa vie. A la fosse, je glisse à sa suite, mes ridicules chaussures de bowling en premier, droit dans l'espace étroit menant à l'allée technique. Je me demande comment Luther est passé. Et d'un coup, le bruit des balles se trouve quelque peu étouffé.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Ben est là, au milieu des câbles et de la tuyauterie du backstage décrépit de Super Star Lanes, à nous regarder comme s'il avait attendu avec avidité que nous parvenions à cette échappée. Il a repéré la porte du couloir d'accès d'urgence, par laquelle nous nous exfiltrons. La musique s'estompe dans le lointain, à mesure que le couloir se déroule, jusqu'à l'issue de secours menant hors du bâtiment dans le claquement de nos pas.


'S-A-T-U-R-D-A-Y night!'


Et l'air du soir nous mord, sous la Lune pleine et haute, tandis que nous courrons, courrons dans nos plus beaux atours de bowling, abandonnant derrière nous nos chaussures, à l'exception de Diego.


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Notes :


C'est effectivement dans l'adversité que naissent et grandissent les pouvoirs de cette fine (ou pathétique ?) équipe, et Rin vient d'en faire de nouveau l'expérience, en réalisant au pied du mur ce qu'elle serait capable de faire. Et je pense qu'elle se rend compte qu'elle n'est pas si incapable que ça au "combat".


Il m'a plu de mettre ce chapitre en musique, autant que l'est la scène de la série. Je recommande de lire cette partie en lançant la piste sur votre lecteur préféré... Cette fois, je n'ai pas lutté pour écrire cette scène d'action, et je pense que la bande-son a véritablement aidé !


Nous sommes à présent en route vers le Théâtre Icarus, où l'action s'achèvera pour cette saison... Avec un petit pincement au coeur à cette idée, mais aussi une grande joie !


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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