Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 10, autour de 15:30 (quand l'employée du bowling intervient), puis autour de 17:30 (après qu'Allison soit partie, en colère, Klaus ayant dit que Luther était "plus agréable avant d'avoir couché avec une fille").
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1er avril 2019, 20h14.
Je déteste le bowling. Une fois que la boule de bowling est lancée, il n'y a plus guère à faire que de la regarder : le score, dès ce moment, est en réalité déjà déterminé. Je hais le boucan dans ces salles, la lumière des néons, l'odeur des allées mal ventilées, des moquettes, des hot-dogs à bas coût. Les anniversaires stupides comme ceux que le groupe d'à côté s'apprête à fêter. Les boules qui mettent des plombes à revenir, et le système de scores auquel je ne comprends rien. Je n'aime déjà pas y aller d'habitude et je ne joue jamais, mais - ce soir - ça me semble plus absurde encore. En plus, ça fait bien quinze minutes que plus personne n'est en train de jouer.
Nous sommes tous sonnés, mais moi encore plus. Si l'entrainement que les Hargreeves ont reçu se voit dans un domaine, c'est avant tout dans leur capacité à ne pas se laisser terrasser par les péripéties, même les plus funestes. Même lorsque la réalisation du fait que leur frère s'apprête à provoquer une apocalypse vient de les frapper. Mais pourquoi Luther a-t-il choisi le Super Star Lanes Bowling pour se rassembler ? Pour réfléchir hors des décombres de Hargreeves Mansion ? A ce sujet, Klaus a pu m'éclairer.
A moins d'une minute de Rainshade Square, cette salle aujourd'hui plutôt vintage a historiquement été le seul endroit "de convivialité" où ils étaient autorisés à aller "en famille". Parce que les caméras de surveillance étaient directement connectées au système de sécurité de l'Academy et permettaient de garder un oeil jusque sur les scores. Le tout sans doute avec un planning annuel soigneusement établi, pour réinjecter régulièrement à la fratrie un peu d'endorphines liées à une activité en apparence futile. Un jeu de compétition, en réalité. Mais ce soir, le but n'a jamais été réellement de se confronter.
Assise par terre contre la table de bar sur laquelle Ben est perché, je pense à Grace, je pense à Pogo, et l'impression d'avoir manqué une marche me saisit à nouveau. Je tente de la chasser, car moi aussi je refuse de me sentir incapacitée. Et tandis que Klaus ouvre le journal sur le récital qu'était supposé donner ce soir Viktor au théâtre Icarus, je lorgne sur l'employée du Bolwing, que je vois approcher avec la mine de celle qui a une mauvaise nouvelle à annoncer.
"Bonjour", dit-elle avec un sourire gêné, et je remarque son nom, sur son badge. Ironie du sort : elle s'appelle 'Midge'.
"Désolée de vous interrompre... Mon patron dit que si vous ne jouez pas, vous devez vous en aller".
Elle n'est en réalité que l'émissaire du cerbère chauve à la location des chaussures, qui tape une paire de façon un peu véhémente sur le comptoir, parce que Diego a refusé d'en mettre pour ne pas risquer de mycose.
"C'est à qui de jouer ?", demande-t-il, et je lève les yeux vers l'écran.
Le troisième carreau était en cours, et même si je n'aime vraiment pas ce jeu, je dois avouer que le bowling en dit plus long sur les gens que ce que je croyais.
Diego, justement, est tout à fait moyen, pour quelqu'un dont le pouvoir repose sur la manipulation des trajectoires. Peut-être parce qu'il rechigne à mettre ses doigts dans les trous immondes des boules collectives. Mais plus vraisemblablement - et c'est une bonne surprise - parce qu'il est honnête, quand il joue. Cinq, dont le nom à été écrit en chiffre par l'opératrice, s'en tire de façon moyenne, tout comme Luther, qui est même finalement plutôt nul. Allison culmine à 48 en trois carreaux, ce n'est même pas la peine d'en parler. Et vous ne vous étonnerez pas de savoir qu'avec sa coordination des mouvements lamentable, Klaus racle le fond des scores avec seulement 2 points mais que - dignement - il refuse qu'on lui lève les bumpers.
C'était d'ailleurs son tour, mais avec un juron face à la dénommée Midge, Luther envoie une boule à travers les pistes, la faisant rebondir comme un vulgaire ballon, et obtenant un strike pour une autre équipe par le plus parfait des hasards. Je soupire. Et vu que moi je ne joue carrément pas, je me lève et je me dirige un peu péniblement vers les wc. Je n'ai pas envie d'avoir à me rendre invisible. Et de toute façon, j'ai besoin d'un peu de silence pour me recentrer.
On dit souvent que les sanitaires sont un bon indicateur de la qualité d'un établissement et - croyez moi - Super Star Lanes doit être très bas dans le classement de Lonely Planet. Heureusement, il y a quand même l'eau courante, et je me passe un peu d'onde claire sur le visage, histoire de démêler mes pensées.
A présent, il n'y a plus de doute quant au fait que l'apocalypse peut encore arriver. Qu'elle ~va~ arriver. Et que Viktor est presque certainement celui qui va la déclencher. Cette situation est bien pire que toute celles que j'avais pu imaginer : parce que la fin du monde est née à l'intérieur-même de noyau de ceux supposés l'empêcher, parce que je comprends très bien la souffrance qui va la faire arriver, parce que ce déroulement me semble presque la juste conclusion de la ligne de destin que Reginald Hargreeves a tracée. Je ne peux pas me décider. A-t-il voulu l'empêcher, ou l'a-t-il au contraire provoquée ? Je passe encore de l'eau sur mon visage. Probablement, je ne le saurai jamais.
Ce qui me peine le plus ? C'est ce que Klaus m'a dit pendant que nous courrions vers ce refuge absurde. Que Viktor avait cherché de l'aide à Hargreeves Mansion, et que la réponse de Luther avait été de l'enfermer, de n'écouter personne, pas même Allison, qui était la première concernée. Viktor était possiblement sur le point d'imploser, mais peut-être qu'un acte de compassion au lieu d'un énième soubresaut d'égo aurait permis de tout enrayer. Je gronde intérieurement. Je regrette d'avoir dit à Luther que je trouvais qu'il avait changé.
J'ai senti la puissance de Viktor partout autour de moi, dans le hall en train de s'effondrer et jusque dans mes propres fibres nerveuses. Son pouvoir sonique résonnant avec l'énergie du mien. Me faisant immédiatement comprendre que je ne pourrais même pas imaginer une seconde essayer de l'endiguer. Il est semblable aux milliards de tonnes d'eau d'un barrage brisé, déferlant au bas d'une vallée. Au stade où j'en suis dans la maîtrise de mes propres aptitudes, je ne pourrais que me faire emporter. Est-ce qu'Hargreeves aurait eu raison de vouloir tous nous faire accélérer ?
Je relève la tête, en me regardant dans le miroir écaillé, et je me demande si Viktor va vraiment aller jouer au théâtre Icarus ce soir. C'était si important pour lui. Oui. Probablement, si on le cherche, c'est là qu'on va le trouver. J'éteins l'eau, je prend une misérable serviette jetable à la texture de papier calque. Et tandis que j'essaye maladroitement de me sécher, dans le miroir, je vois une silhouette familière entrer dans les wc. Allison a l'air furax, au dessus du pansement qui barre son cou, et de son attitude encore courbée par la douleur qui ne l'a pas quittée. Furax ? Le mot est faible. Elle fulmine, sans être capable de s'exprimer. A l'extérieur des sanitaires des dames, j'entends Luther l'appeler. Elle l'ignore royalement, et s'appuie contre le lavabo à côté de celui où je suis installée. Je la regarde, elle me regarde.
"Il y a un problème ?"
Je viens de lui demande ça spontanément, parce que c'est ce que j'aurais fait d'ordinaire, si elle avait été capable de me parler. Et elle soupire de rage, douloureuse et frustrée. Je la vois fouiller à sa poche, tirer son carnet, et en quelques gestes rapides, elle me trace une réponse claire, nette et imparable :
[Luther est un con]
J'arque un sourcil. Voilà qui vient de fort bien résumer ma pensée, pour une personne diminuée dans ses capacités d'élocution. Et je reste plantée là, clignant des yeux, dans l'aura de tempête qu'elle semble elle-même déployer.
"Je... Klaus m'a dit, oui. Qu'il avait enfermé Viktor. Que sinon tout ça ne serait peut être pas..."
Mais je la vois encore griffonner furieusement, et me brandir :
[Il a couché défoncé]
Je reste encore plus interdite fasse à la main tremblante de rage qui maintient son carnet sous mon nez. Quoi ? C'est ~ça~ qui lui fait péter les plombs de cette façon ? Elle n'a vraiment jamais eu à récupérer Klaus à 2h du matin ou quoi ? Je cligne des yeux trois fois. Et comme ça m'étonnerait que Luther lui ait craché le morceau, je devine aisément qui a mis les pieds dans le plat.
"J'avoue, c'était acoustiquement un enfer", lui dis-je, même si au fond de moi, je suis sérieusement agacée. Et je vois ses yeux littéralement sortir de sa tête, quand elle comprend que moi aussi j'ai été témoin de ça. C'est fou, finalement, tout ce qui passe dans les expressions des gens sans avoir besoin de la voix.
"Je pense que c'était un mauvais jour...", lui dis-je. "On en a tous eu cette semaine..."
Bon sang, ce que ça m'agace de le défendre, mais c'était objectivement sûrement vrai. J'ai cru comprendre qu'il avait retrouvé toute une 'correspondance' avec leur père, même pas décachetée, et qu'il avait eu le sentiment d'avoir été envoyé sur la Lune juste pour débarrasser le plancher. Pour une fois, j'admets parfaitement comprendre que Reginald Hargreeves ait fait ça. Allison le sait sûrement, et je plisse un oeil, me demandant pourquoi - vraiment - ça l'affecte tellement.
"C'était pathétique, mais finalement assez marrant", lui dis-je avec une forme de gentillesse, pour voir ce que mes mots provoquent en elle.
Et je vois que - loin de la dérider - les pensées qui lui viennent seraient plutôt sur le point de la faire pleurer. Un instant, je me demande si elle ressent une forme de trahison dans ce que Luther a fait, et s'il y a une chose dont je suis sûre, c'est qu'en cet instant j'en sais déjà assez. Malgré tout, j'éprouve un peu de pitié pour elle, pour les sentiments conflictuels que je vois se bousculer. Je suis assez mal placée pour juger des situations affectives et sexuelles des gens. Et à l'instant-même où je m'apprête à lui dire quelque chose d'encourageant et sympathique, elle m'écrit :
[C'était la faute de Klaus]
Sans un point d'interrogation, juste comme ça. Comme une assertion évidente, juste parce que Alcool, Drogue, Klaus et Sexe se trouvent être dans l'ordre alphabétique de l'univers. Et je suis désolée, mais cette fois c'est bien à moi que ça fait péter les plombs, tout autant qu'au sèche-main électrique à côté de nous, qui se met à vociférer tout son air en faisant voler les débris de papier toilette éparpillés sur le vieux linoléum gondolé.
"Tu parles du Klaus qui a essayé de le dissuader ?", lui dis-je froidement. "De celui qui l'a cherché pendant des heures dans tous les coins glauques de la ville, alors qu'il vomissait ses tripes sous le coup de son propre sevrage ? Ou de celui qui s'est fait fracasser la tête en essayant de le tirer d'un mauvais pas ?"
Mes yeux sont ardents, parce que c'en est assez : moi aussi j'en ai marre qu'on le traite comme ça. Et si la fin du monde est dans deux heures, alors je n'ai absolument aucun problème à dire à Allison ce que je pense de ses préjugés et de son nombrilisme, s'il le faut. Elle n'écrit rien, mais je vois qu'elle hésite, alors je fixe son crayon.
"Tu ne crois pas que c'est pire, ce que Luther a fait en enfermant Viktor ? Moi j'te jure que je préfère qu'il utilise son cul plutôt que son cerveau".
Elle écrit quelque chose, et alors même que je me dis que j'y suis allée un peu fort, je lui concède en même temps qu'elle me montre son carnet :
"Pardon"
[Pardon]
Nos mots se croisent, et je crois que c'est bien la première fois que l'une et l'autre nous nous entendons ou lisons dire ça. Et je soupire tandis que le sèche-main se tait. Les débris de papier toilette retombent, presque avec grâce, et je passe ma main sur mes yeux.
"Tu ne crois pas qu'il y a mieux à faire, à peut-être deux heures de la fin du monde ? Tu n'as pas plutôt la voix de ta fille à écouter ?"
Je sais que ces mots vont encore plus la cogner, mais peu importe. Plusieurs fois au cours de cette semaine, elle a refait sa valise, sans jamais parvenir à prendre l'avion qui la ramènerait vers Los Angeles et Claire. Elle ne peut rien dire, mais je vois tout le chemin que font les pensées en elle : le retour à la réalité, au delà de tous ses sentiments d'ado du passé. Je perçois sa posture changer, pour redevenir celle - triste mais plus digne - de la mère qu'elle est.
[Tu rentres chez toi ?], m'écrit-elle, et je regarde au sol. Elle ne peut pas savoir que - d'une certaine façon - mes adieux à Granny sont déjà faits.
"J'ai un rôle à jouer ici, maintenant".
J'ai lutté contre ça, elle le sait. Mais j'ai fait une promesse à Cinq, que je vais garder pour moi. Nous avons un plan B, un ultime recours, qui me semble malheureusement plus d'actualité que jamais. Allison hoche la tête, avec une forme de confiance pour moi que je ne soupçonnais pas. Mes relations avec elle sont d'une extrême ambivalence : je crois qu'elle m'agace autant qu'elle me bouscule. Elle tourne les yeux vers le sèche-main à présent inerte, puis de nouveau vers moi. Et elle me détaille, comme pour m'évaluer une dernière fois ou m'approuver. Son air se fait sérieux, voire grave, et elle écrit à nouveau avant de tourner son carnet vers moi.
[Ne pas tuer Viktor]
De lire ceci me glace le sang. Parce que je réalise que ça fait absolument partie des éventualités qui existent, avant d'être écartées. La réalité crue de ce qui nous attend est là, couchée sur le papier en lettres noires, et je ne peux m'empêcher de la lire et la relire en boucle.
"Bien sûr que non", lui dis-je, presque horrifiée, mais avant que je prononce quoi que ce soit de plus, elle ajoute, sans doute parce qu'elle sait à quel point Viktor pourrait avoir moins de scrupules, dans l'état où il est :
[Fait attention]
Ce qui arrivera ce soir est incertain, mais ce sera forcément un séisme dans nos vies. Je n'ai plus peur, je l'ai dit. La boule est lancée, nous verrons où elle va frapper : possiblement hors des pistes. Maintenant, j'ai presque envie d'en finir une bonne fois pour toute. Allison me fixe tandis que j'acquiesce, et dans un dernier geste, elle écrit une dernière parole qui pourrait bien tout changer :
[La famille compte]
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Notes :
Malgré des préoccupations graves, cette scène compte aussi des moments plus légers. C'est aussi une forme de respiration absurde, comme The Umbrella Academy sait en donner.
Vraiment, le tableau des scores de cette scène du bowling était une mine d'inspiration. Le soin apporté aux détails est toujours aussi appréciable, dans la série, j'avais bien trop envie de l'exploiter.
Il me plaisait beaucoup d'imaginer une "conversation" avec Allison... étant donné qu'elle ne peut pas parler. Et je suis étonnée de tout ce qui a pu en sortir, avec une économie de mots qui était plaisante à manipuler !