Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 26 : La dernière complainte de l'Académie

3231 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/12/2023 17:13

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 10, entre 05:20 et 08:40 (au début de l'effondrement d'Hargreeves Mansion).


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1er avril 2019, 19h33.


Je m'étonnerais toujours de la façon dont mon cerveau évacue vite l'anxiété. Il n'a fallu qu'une seule phrase de Cinq pour que je mette l'apocalypse derrière moi, pour que s'envole la chape de pierre qui pesait sur ma poitrine constamment depuis une semaine, pour que je me remette à faire des projets pour dans un jour, une semaine ou un mois. Je me sens stupide d'avoir cru que je pouvais être la cause de la fin du monde. Et je ne peux m'empêcher de me demander si - finalement - il a été à un seul moment certain qu'elle ait lieu.


J'ai été agréable avec Rodrigo, aujourd'hui, je n'ai pas rechigné à réapprovisionner le rayon du matériel de plomberie, et j'ai réussi à vendre dix flotteurs de chasse d'eau pour la rénovation d'un jardin d'enfants. Klaus n'a pas appelé. J'imagine qu'il a passé du temps à s'entraîner à matérialiser Ben, et cette seule pensée me donne envie de chantonner : cette fois ci gratuitement, sans aucun fantôme à chasser. J'espère sincèrement qu'ils y seront arrivés.


C'est avec le coeur particulièrement léger que je suis montée dans le bus du retour vers Hargreeves Mansion, ce soir, avec pour objectif de récupérer mes affaires et de rentrer chez moi pour de bon. Cette semaine m'aura probablement changée, peut-être en bien, d'ailleurs. J'en viendrais presque à remercier Reginald Hargreeves de s'être décidé à calancher.


A présent que le bus roule dans les avenues rectilignes de The City, je regarde les gens, en ce début de nuit. Ceux qui passent seuls vers leur destination, ceux qui se tiennent le bras, ceux qui trainent des enfants. On ne les regarde même pas, d'ordinaire, mais ces vies dépendent en réalité de toutes les autres, et des générations avant elles. Sans doute, ce monde n'est pas parfait, mais il existe dans un équilibre instable et beau, qui va pouvoir continuer.


Le bus tourne en direction du Nord, et la circulation se fait plus dense, comme bien souvent à cette heure. Les lumières rouges des feux arrières des voitures s'égrainent au travers des vitres, et le chauffeur s'exaspère de la conduite de certains. Pour une fois, je ne suis pressée par rien, je n'ai pas envie de pousser son moteur. Il m'est presque égal que ça commence à bouchonner. Je peux prendre mon temps, car il n'est plus compté.


Je sors mon Walkman, j'enclenche la piste là où je l'avais laissée. Le rythme hors-norme de Solsbury Hill remplit mes oreilles, semblant ne jamais vouloir s'arrêter. Des paroles inspirées, appelant à embrasser le changement. Je regarde un groupe de gens traverser un peu en hâte, juste devant le bus, et le conducteur continue de pester. La centrale des transports vient de lui envoyer par radio un ordre de déviation, et je fais taire un instant Peter Gabriel pour l'écouter énoncer quels arrêts ne seront pas desservis.


"Bibliothèque publique d'Argyle, Argyle Park, Rainshade Square et Septième avenue".


Je fronce les sourcils. Ces quatre arrêts sont ceux qui font littéralement le tour d'Hargreeves Mansion. D'un coup, j'éteins la bande, je fourre mes écouteurs dans ma poche et je me lève en direction du chauffeur, lui demandant l'autorisation de descendre, même s'il n'est pas à une desserte. Étant donné l'arrêt complet du trafic, il me laisse le faire, et je fais attention à ce qu'aucun scooter n'arrive en traître, le temps de rejoindre le trottoir humide. La nuit est opaque sous un ciel clair, mais il y a une drôle d'odeur, dans l'air. Quelque chose d'inhabituel. De la poussière, peut-être, du gaz. Autour de moi, les gens marchent massivement en sens inverse à présent.


*Crac !*

Je viens de gagner deux cents mètres, et je tourne au coin de l'annexe de la Banque Centrale, en pressant le pas. L'air vibre à mes oreilles d'une façon qui me fait plisser les yeux. Plus loin, une partie de l'éclairage urbain semble ne plus fonctionner. Ce n'est pas grave, la nuit est claire, et la Lune est pleine. Je m'en tape de toute façon de ne pas bien y voir : dans ce quartier, je pourrais maintenant me téléporter les yeux fermés.


*Crac !*

Je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres de la ruelle arrière, qui longe le côté d'Hargreeves Mansion en dessous des chambrées. Ce qui m'inquiète à présent est le bruit, sourd, faisant vibrer le bitume du sol, semblable à celui d'un chantier de démolition. La poussière dans l'air est plus présente que jamais. Et mon coeur bat maintenant à en résonner dans mes tempes.


*Crac !*

A peine réapparue près de la benne à ordures où Klaus a tant cherché, je me fige et je recule par réflexe, les yeux écarquillés. Mon regard remonte l'escalier de sécurité incendie, qui tremble comme s'il allait se décrocher. La lumière fonctionne même si elle grésille : la chambre de Klaus est allumée, celle de Luther aussi. J'ignore ce qui se passe au delà de la façade, mais à la façon dont la poussière s'élève, je crains qu'une partie de l'autre côté de la maison se soit effondrée. Mon souffle est court, mes jambes tremblantes, mes pensées sidérées.


Je n'ai pas le temps de penser : ni à la remise en cause de l'apocalypse, ni au soulagement que j'avais ressenti et qui s'est douloureusement envolé. Je souffre de voir ces fissures, comme si je souhaitais les empêcher de s'ouvrir sur cette bâtisse à laquelle je ne devrais pas être spécialement attachée. Mais je le suis, ou plutôt à ceux pour qui et par qui elle existe. La lumière de la salle de bain clignote, et son plafond semble ployer en déchirant mon coeur. Est-ce qu'ils ont tous pu sortir ? Putain, est-ce que Klaus est encore là-dedans ? Un pincement de sourcils, c'est tout ce qu'il me faut pour me rendre immatérielle. À présent peu importe le chaos, peu importe la pierre, le crépit, le métal et le bois.


*Crac !*

En un battement de paupières, je suis à la porte de la chambre de Klaus, qui est vide, comme l'ensemble du couloir. Sur les murs, les écritures qu'il a laissées s'effritent, les unes après les autres, sur son matelas, sur le tapis, sur le narguilé renversé. Ses mots disparaissent, toutes les pensées qu'il a un jour extériorisées là : "Les années passées sans un mot, maintenant dans l'encre qui ne tardera pas à s'effacer", "Tout doit être réduit en poussière pour repartir à zéro". Et justement, la poussière, les emporte, les emporte, alors que je recule. Le rideau de perles de l'entrée vient de tomber près de la bibliothèque, et je sors dans le couloir, abandonnant mes affaires au chaos de revues et de jeux de fléchettes qu'est devenue la chambre 33.


*Crac !*

Je réapparais dans la galerie des trophées. Pour une raison que j'ignore, le couloir des chambres dont je viens de revenir explose, chambre après chambre. Un morceau du plafond se détache, et mes bras protègent ma tête par réflexe, même si je ne le sens pas. Il passe à travers moi, s'écrase sur le sol, littéralement à travers mes pieds, et je regarde autour de moi, sans croire ce que je suis vraiment en train de regarder.


J'ai du mal à amettre que j'ai eu cette conversation avec Pogo ici-même, quelques jours en arrière. Je peux presque revoir sa posture dans ce fauteuil, et son dos douloureux sous ses manières incompréhensiblement british. Huit jours passés ici me reviennent, et je reste sans bouger, mon regard cherchant partout toute trace de quiconque serait resté.


Soudain, le verre des vitrines explose de lui même, comme sous le coup d'un son aigu. Mes mains protègent de nouveau par réflexe mon visage débris de verre qui ne pourront pas me blesser, mais au travers de l'opacité de l'air, j'entrevois Klaus au bout de la galerie, filer avec Diego, avec Ben, en direction d'une fenêtre et du frêle escalier de métal qui descend dans l'une des venelles de briques séparant autrefois les différents bâtiments.


*Crac !*

En voulant les rejoindre, je réapparais sur le pallier principal du Grand Escalier au milieu de la poussière, alors qu'il semble n'en avoir plus que pour quelques instants avant de s'effondrer. Désorientée, ne sachant même plus de quel côté me tourner. Je ne pourrai plus guère me téléporter qu'une fois, peut-être deux, car j'ai traversé de longues distances. Une large portion du sol s'effondre de la galerie non loin, et je tremble, où je suis, car je vois le ciel nocturne à travers ce qui était autrefois la verrière au style mauresque, que j'ai si souvent jugée trop chargée. Je dois au moins rejoindre le niveau inférieur. J'essaye de me concentrer...


*Crac !*

Autour de moi, c'est le hall d'entrée qui gronde à présent. Le lustre, au sol, se noie maintenant dans un chaos de gravats. Je reste un long moment interdite. J'ai toujours considéré Hargreeves Mansion comme une forme de créature, qui a grandi, décennie après décennie, comme un organisme tentaculaire engloutissant le quartier. Un être de brique et dorures, dévoué à son bâtisseur, ayant à la fois pour mission de maltraiter et de protéger. Le seul endroit que - envers et contre tout - Klaus ait jamais considéré comme un foyer. Et sous mes yeux, ce monstre se meurt à son tour, des fissures béantes rongeant les colonnades à la verticale dans un tonnerre insensé.


A l'étage, le reste de la galerie s'effondre, et avec elle tout le pan du mur qu'elle supportait. Hargreeves Mansion semble pleurer toutes ses larmes de briques, de métal, de verre, du cuivre des trophées. Vers le bas. Encore et encore. Mais je me fige, car je viens de percevoir autre chose que le seul son de cet effondrement. L'air, partout autour... vient de changer.


Une vibration, comme je l'avais déjà sentie au loin lorsque je marchais dans la rue, sans vraiment y prêter attention. Mais à présent, je la perçois de façon nette, puissante, proche : une onde sonore terrible, hors du spectre audible, d'une puissance qui fait gronder l'énergie partout. En toute pierre, en toute poutrelle, et possiblement dans les chairs pour quiconque ne serait pas intangible. J'en tremble, mes yeux rivés sur l'endroit dont ces variations se propagent, et alors...


Je le vois.


Il n'est pas plus grand que moi. Viktor, dans sa chemise bleue. J'en prends vraiment conscience au moment où il tourne à la porte du salon de réception, s'effondrant derrière lui. Les canapés, les vitrines, tout part en poussière. Nos yeux se croisent, mais je ne sais pas s'il me voit, même si je suis bien visible. Une poutre passe à travers moi, et je ne réagis même pas. Je reste juste là, au milieu du chaos de l'effondrement qui ne m'affecte pas, à regarder dans ses yeux blancs qui ne clignent même plus. Si son visage avait été doux, sensible et triste, il n'exprime plus qu'une indifférence froide et déconnectée. Et je les perçois maintenant autour de lui, ces ondes sonores, alors qu'il les fait vibrer comme le diapason vivant qu'il semble être à présent.


Je comprends, en cet instant. Je comprends que Viktor a toujours eu ce pouvoir, possiblement étouffé par Reginald Hargreeves dont la folie exubérante est en train de présentement s'effriter. Un pouvoir lié aux ondes matérielles du son, elles mêmes capables de mobiliser l'énergie, de la même façon que moi, je courbe l'espace-temps secondairement. Un pouvoir immense, bien au delà de son violon. Un pouvoir qu'il n'a jamais eu l'occasion d'apprendre à juguler, tout autant que ses émotions, étouffées par les anxiolytiques. Cinq m'avait dit que la question n'avait jamais été la nature de nos pouvoirs, mais dans quelle mesure nous sommes capables de les contrôler. De ~nous~ contrôler, en réalité. En en ce sens, Reginald Hargreeves a littéralement abandonné Viktor, après l'avoir adopté.


J'ouvre les yeux plus grands, tandis que l'intégralité du salon vient de laisser la place à un amoncellement de briques, de bois et de verre, le ciel immense au dessus venant répandre la lumière de la Lune sur le marbre qui n'aurait jamais dû y voir le vent le s'infiltrer.


Harold Jenkins est mort. J'ignore ce qu'il lui a fait, j'ignore de quelle façon il l'a manipulé, mais je vois ce que ce traumatisme a réveillé. Ceci, et possiblement la façon dont tous l'ont traité : ses frères et soeurs, sans aucun doute d'une façon pire encore que celle dont ils ont traité Klaus. Je l'ai parfois perçu cette semaine, et il me peine de pouvoir en témoigner. J'ai vu sa fragilité, je l'ai vu se médicamenter, je l'ai vu sourire gentiment. Mais sous ses allures timides et tremblantes, Viktor était sans doute tout simplement prêt à imploser.


Je ne crois pas qu'il ait délibérément l'intention de faire du mal : il n'est plus qu'instinct, et ce qui s'exprime autour de lui n'est que l'expression sans filtre de ses émotions. Il avance maintenant au travers du hall sans me regarder, d'un pas lent et détaché, comme s'il allait simplement sortir pour prendre son taxi, comme tant d'autres fois par le passé. Sauf qu'autour de nous, tout tombe dans un chaos de gravats et éclats de verre, dans la terrible ondulatoire qu'il engendre. Il disparaît en direction de la porte principale ornée des vitraux aux parapluies explosés, alors même que l'extérieur et l'intérieur se confondent sous une Lune impassible.


Et c'est alors que l'idée me transperce. Douloureuse, évidente, comme s'il ne s'était jamais agit que de ça. De l'apocalypse... Viktor pourrait-il être le cavalier dont Cinq supposait l'existence ? Cette pensée me fait monter une soudaine nausée, mais je n'ai pas le temps de m’appesantir.


Je me retourne : les marches du Grand Escalier sont à leur tour en train de s'effondrer, les unes après les autres, comme un jeu de dominos terrible me rappelant que nous ne les monterons plus jamais. Au dessus de ma tête, tout ce qui reste des étages d'Hargreeves Mansion est en train de collapser. Vers le bas, vers moi. Et je comprends autre chose : ce que Cinq voulait dire quand il disait que mon pouvoir me permettrait "de rester après la fin", même si tout était emporté. Omega pourrait probablement rester là, intangible, immobile et peinée, à laisser le chaos voire une apocalypse passer en attendant simplement que tout soit terminé. Pour rouvrir les yeux au milieu de ces ruines fumantes : seule après la fin, tout comme Cinq l'a été.


Mais moi, je ne le souhaite pas. Je ne le peux pas, viscéralement, et je suis prise d'un élan désespéré pour me sortir de là. Autour de moi, tout n'est plus que poussière, et je ne distingue plus le ciel, ni les limites de la tourmente de débris art-déco qui est en train de tomber sur moi en m'ensevelissant inexorablement. *Crac !* Je me téléporte une dernière fois, dans une direction que je crois être la seule chose que je distingue encore : la présence d'énergie spectrale de Ben, là quelque part par delà le chaos, possiblement dehors. Pas assez loin, sans doute, car je ne rencontre une nouvelle fois que des décombres incohérents, autour, dessus, dessous, et je m'accroupis là où je suis, serrant juste mes genoux en attendant que se stabilisent les blocs et la poussière.


Le tonnerre qui retentit n'est pas celui du ciel. C'est la dernière complainte de l’Académie, dans l'effondrement de ce qui s'était un jour tenu là avec une forme d'oppressante majesté. Progressivement, les blocs de briques et de ciment, les éclats de verre, les écritures de Klaus, les tuyaux de plomberie, les boiseries, les équations de Cinq et le mobilier défoncé... tout semble trouver une nouvelle place, sans ordre, mais à nouveau dans l'immobilité. Je reste là, les yeux ouverts sur les débris qui sont à travers moi, à entendre des voix familières, juste par delà. Diego. Luther. Cinq ?


En tremblant, je me redresse, j'avance, je sors des décombres qui ne m'ont pas effleurée, et je redeviens matérielle tout en laissant la globalité de cette dévastation frapper ma rétine. Il n'y a plus rien, et le reste de The City continue de se dresser, légitimement insensible et intouchée. Je reste sans souffle, sans voix. Des bruits de sirènes et d'hélicoptères au dessus, envahissent tout l'espace sonore, et bientôt des bruits de pas pressés.


"Rin, putain, t'étais là dedans..."


La voix de Klaus vient de me ramener à la réalité, et déjà, il me tire par le bras, tandis que les hélicoptères braquent leurs spots sur les décombres fumants d'Hargreeves Mansion. Je mets ma main au dessus de mes yeux, et je vois les restes de la table du "Salon des enfants", du billard rouge, de la machine à café. Les éclats de la vaisselle, au sol, portant des fragments de parapluie. Et il me tire encore, alors que je peine à détacher mon regard de ce que - lui - a déjà mis derrière lui.


"Merde, dépêche toi !"


Et alors, par instinct, moi aussi, je me mets à courir. A courir, même si je ne sais pas vers quoi.


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Je savais que ça serait une scène triste à écrire, et importante à la fois. Ecrire la première partie où Rin était positive, tout en sachant vers où allait son bus, m'a été particulièrement difficile. La façon dont elle comprend peu à peu qu'il se passe quelque chose d'anormal, notamment.


C'est un adieu à Hargreeves Mansion, dans cette version en tout cas, et je voulais vous le présenter de l'intérieur. Tout comme Hermes, cette grande bâtisse était pour moi un personnage à part entière, qui disparaît à présent avec Grace, avec Pogo, et j'en éprouve une forme de tristesse, car moi aussi je nourrissais pour elle autant de rancoeur que d'affection.


Rin a compris bien des choses au milieu des gravats : au sujet de Viktor, à son sujet à elle. À présent, les événements se précipitent : il me fait presque bizarre d'en être arrivée jusque là.

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