Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 25 : Une folie manoeuvrable

2976 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/12/2023 12:07

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 9, autour de 18:00 (juste après que Klaus ait dit à Cinq qu'il était addict à l'apocalypse, et juste avant qu'il descende des margarita avec Dolores).


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1er avril 2019, 11:21


On dirait que finalement, un brin de soleil semble émerger de la pluie. Klaus est reparti de chez Granny en embaumant le benjoin, et moi je suis restée plus longtemps dans ses canapés. Pour parler encore un peu, pour la questionner sur sa vie. Elle n'a pas compris pourquoi je l'ai embrassée en repartant enfin de chez elle. Mais moi, ça m'a fait énormément de bien de l'avoir fait.


Je n'ai trouvé personne à Hargreeves Mansion en repassant prendre des affaires, à l'exception de Luther, toujours au chevet d'Allison. Klaus, Cinq et Diego sont sortis. Et maintenant que je regarde le café couler, je me demande quoi faire de mes heures, moi aussi. Aujourd'hui est le jour de la fin du monde, et je suis supposée travailler, cet après midi. Klaus a le numéro de téléphone de la boutique : un appel, et l'espace-temps ne comprendra même pas comment je l'ai traversé. Je n'ai plus peur, depuis ce matin. Plus du tout. Et à partir du noir nectar, je me remplit un mug tout entier.


*Crac !*

Cette fois, ce n'est pas mon propre déplacement qu'accompagne le déchirement de l'air de la salle à manger. Je me retourne, tout en sachant très bien qui vient d'arriver à la longue tablée. Cinq semble de retour, et il a un air étrange : vraiment, je ne sais pas le déchiffrer. Il a le dos courbé, la mine à la fois satisfaite et fermée, le mouvement agité. Et je le regarde simplement installer sur une chaise le demi-mannequin chauve qu'il trimballe partout, vêtu d'un chemisier à pois.


*Crac !*

Il se téléporte à la machine à café et prend deux tasses qu'il remplit sans plus de formalités.

*Crack!*

Sa main saisit le sucrier sur l'étagère du milieu.

*Crack!*

Il revient à son mannequin, qu'il sert avec une forme de délicate attention. Il sucre son café à elle, mais pas le sien. Puis il s’assoit, et daigne enfin me regarder.


"Jenkins est mort", me dit-il brusquement, beaucoup trop pour que je ne manque pas d'en verser mon café.


J'écarquille les yeux, plantée sur mes pieds. Quoi ? Est-ce que je viens bien d'entendre ce qu'il a prononcé ?


"Le moucheron ? Vraiment ? C'est toi qui l'a tué ?"

"Non", souffle-t-il, "justement. C'est bien ça qui m'inquiète. Et alors-même que la Commission essayait de le protéger".


Bon sang, c'est une conversation abrupte, pour une fin de matinée, mais j'essaye de rassembler dans ma tête les morceaux de mes pensées. Je m'approche de la table, et j'appuie ma tasse sur le dossier de la chaise la plus proche, comme pour la stabiliser au cas où une autre surprise viendrait me faire flancher.


"Tu sais ce que je pense des mesures radicales, mais de ton point de vue... ça devrait être une bonne nouvelle, ce n'est pas ce que tu voulais ?"


Cinq se dandine sur sa chaise, ses doigts jouant sur la anse de son mug.


"Il n'était pas prévu que quelqu'un d'autre que moi veuille le tuer".


Ah. J'avoue que je me sens un peu mal à l'aise autour de ces considérations assassines, mais je vois chez Cinq une forme de désir du travail bien fait, prouvant aussi qu'il abhorre l'idée de déléguer quoi que ce soit. Mais au final, cette fois, le résultat est bel et bien celui qu'il espérait.


"Peut-être que qu'il a été tué par quelqu'un qui voulait aussi empêcher l'apocalypse".


En prononçant ces mots, j'en réalise la portée, et c'est un trait d'euphorie pur et simple qui remonte à travers moi. Est-ce que l'apocalypse est vraiment enrayée ? La machine à café crache un trait de vapeur, l'ampoule de la lampe vibre, et le grille pain fait sauter dans le vide des toasts qui n'existent pas.


"Cinq ! L'apocalypse n'a pas lieu, alors ? Mais c'est..."


Ma voix est peut-être un peu trop extatique. Je n'en trouve même pas les mots : je ne sais pas s'il s'en rend compte, mais depuis une semaine, moi je ne respire pas.


"Pourquoi... pourquoi tu n'es pas plus content que ça ?"


Je ne comprends pas cette mine, ces tics nerveux qui le parcourent, la façon dont il regarde son mannequin comme si - elle - le comprenait et pas moi.


"Dolores", lui dit-il. "Je sais que tu n'aimes pas mes équations. Mais est-ce que tu crois qu'on lui explique ce qui arriverait si on tuait le moucheron... mais ~juste après~ qu’il ait tapé dans l’œil du cheval ?"

J'arque un sourcil.

"Quoi ?"

"tu te ferait écraser quand même, désolé de te dire ça".


Je crois que je commence à en avoir marre des insectes et des canassons. Marre des tergiversations funestes. Marre de l'apocalypse, surtout si le principal facteur vient d'en être éliminé. Klaus a raison, j'ai toujours eu de foutus espoirs et une forme d'optimisme. Je ne sais même pas comment Cinq me les a fait oublier. Et cette fois, je suis décidée à garder son négativisme à distance.


"Oui", dis-je un peu sarcastiquement, "et s'il y avait un deuxième moucheron, voire toute une nuée ? On peut toujours imaginer pire, hein, Cinq".

"Tu oublies le cavalier. Dolores, rappelle-lui pour le cavalier".


Je soupire. Vraiment, il n'a pas eu d'autre horizon que la fin du monde depuis trop longtemps, et semble ne pas pouvoir s'en détacher.


"Cinq", lui dis-je plus calmement, "tu te rends quand même compte que c'est un mannequin ?"


Avec une rapidité relevant presque encore de l'instantané, il me fixe de ses petits yeux bleus, comme s'ils allaient me transpercer. J'ai conscience que ma question est très directe, presque brusque, et que personne n'a certainement encore osé la lui poser en ces termes, depuis son arrivée. Mais c'est ainsi : il n'y a qu'à passer dix minutes avec Granny pour réaliser d'où me vient cette 'sincérité'.


Je ne saurais dire si son air est triste ou heureux, lorsqu'il regarde à nouveau celle qu'il a par deux fois nommée 'Dolores'. Et elle, le regarde fixement tout simplement parce qu'elle a été moulée comme ça, de la même façon qu'un horloge cassée donne l'heure correcte, deux fois dans la journée.


"Son nom est Dolores", réaffirme-t-il, comme si ce patronyme avait le pouvoir de lui donner la vie qu'elle n'a pas.


Un affect ironique mais touchant, de la part de celui qui a lui-même refusé de recevoir un prénom de la part de sa mère, qui est elle-même un robot. Je bois un trait de café. Parfois, j'ai l'impression que les Hargreeves me rendront dingue, ce qui est peut-être déjà le cas.


"Tu y es vraiment attaché, hein ?"


Lentement, je m’assois sur la chaise qui lui fait face, et je fais glisser ma tasse juste devant moi. A la façon dont il plisse les yeux, je vois qu'il n'aime pas parler de ça. Mais surtout, qu'il y a plus. Nettement plus que l'entichement douteux d'un jeune vieillard pour un être de résine. Il ne dit d'abord rien, il regarde dans son café, puis - par la forme de confiance qu'il a fini par m'accorder cette semaine - il finit par concéder :


"Dolores m'a tout simplement sauvé".


Je penche la tête, attentive, car je sais qu'il va expliquer.


"Je l'ai récupérée dans les décombres du grand magasin des Gimbel Brothers. Elle ne m'a jamais abandonné, et pourtant il s'est écoulé trente ans".


Je fronce les sourcils. Ainsi, après l'apocalypse, ce mannequin est la seule "présence humanoïde" à laquelle Cinq ait eu accès. Je ne peux qu'imaginer ce que c'est. Je vois déjà la solitude et la souffrance de gens pourtant en apparence très "entourés". Je ne peux imaginer clairement ce que c'est que d'être seul, au sens le plus pur et terrible du terme : le dernier humain au milieu des décombres d'un monde effondré. Et Cinq pose sa main sur son épaule froide et rigide.


"Elle a toujours regardé d'un oeil critique la façon que j'avais de me perdre dans les bouquins de physique de la bibliothèque d'Argyle, ceux qui avaient été sauvés. Parce que j'y passais trop de temps. Trop de temps à calculer. Mais elle savait pourquoi je le faisais. Elle désapprouve aussi la gnôle, mais elle m'a aussi toujours laissé picoler".


Je souris. Dolores est bien la preuve que Cinq a une conscience, derrière son épaisse couche d'obsession.


"Tu l'aimes vraiment, n'est-ce pas ?"


C'est une question étrange, qui pourrait sembler vouloir le conforter dans sa folie, mais c'est ce que je sens, à la seule façon qu'il a de lisser le tissu troué par balle de son chemisier. Il me semble que cette conséquence de sa solitude est un prix à avoir payé, mais un prix beau et touchant, finalement, un signe de sa propre humanité. Je lui souris. Mais alors, contre toute attente, il me donne un réponse bien loin d'être celle que j'attendais.


"Oui, et je l'ai fait exprès".


Je reste un instant interloquée, au dessus de mon café. Les yeux rivés sur lui, puis sur Dolores, comme si elle allait elle-même m'éclairer.


"Comment ça ?"


Cinq soupire, comme si ce qu'il s'apprêtait à dire allait rompre une forme de sortilège qu'il se serait lui-même envoyé. Comme s'il était à la fin de quelque chose. Et il la regarde, cette fois d'une façon plus détachée.


"Quand je me suis retrouvé seul... après vous avoir enterrés..."

Mes sourcils se pincent. A chaque fois, j'ai plus de mal à entendre ceci.

"... j'ai assez vite compris que j'allais dévisser".


Je ne dis rien, et je veux bien le croire, que Cinq ait réalisé quelle folie l'attendait au tournant des décombres fumants. Combien de temps peut tenir un esprit humain seul, dans ces conditions ? Est-ce que ceci se compte en jours, en mois, en années ? Seul, avec pour seul espoir de revenir en arrière une pile de livres de physique à moitié brûlés, et un pouvoir instable, ne garantissant aucun retour certain à son ancienne réalité ? Il s'appuie sur le dossier de sa chaise, me fixant presque calmement maintenant.


"Je suis allé délibérément la chercher aux Gimbel Brothers. Je l'ai trimballée partout, je n'ai jamais cessé de la regarder. Je savais. Je savais que j'allais finir par l'aimer. J'ai fait en sorte que ça arrive".


Il a presque l'air douloureux, en disant ça, mais à la fois satisfait.


"Parfois, tu sais, une folie manoeuvrable peut permettre de continuer à fonctionner".


J'ouvre les yeux, avec un peu de peine. C'est ainsi ? Plutôt que de sombrer dans la démence de l'éternelle solitude, Cinq a préféré se choisir une folie modérée, qu'il pouvait contrôler ? Elle est ce qui lui a permis de tenir, de fonctionner, et de finalement revenir. Je crois que moi aussi je commence à aimer Dolores. Au final, Cinq n'est vraiment pas si différent de Klaus, dans sa manière de fonctionner. La différence est qu'il le fait en donnant l'impression d'avoir passé trois doctorats, pour justifier ses addictions délibérées.


"Je comprends", lui dis-je, parce que c'est absolument vrai.

"Il doit te sembler incroyable, après toutes ces années à tenir bon, que l'apocalypse soit finalement enrayée".


Et je le vois immédiatement redevenir nerveux, et rajouter un sucre dans la tasse de celle qui est assez littéralement "sa moitié".


"Klaus m'a dit de lâcher prise, mais je ne peux pas me convaincre que c'est vrai".

Je ris doucement. Klaus lui a dit ça ? Alors je vais devoir moi aussi insister.

"Je suis sûre que tu peux te détendre, maintenant. Qu'est-ce qui te permettrait de lâcher du lest pour arrêter d'y penser ?"


Il réfléchit, sans faire semblant, puis il boit une rasade de café.


"Avoir une solution de backup ultime au cas où on se ferait quand même surprendre. Si j'avais ça, alors peut-être que je pourrais penser à autre chose. Peut-être".


Je ris gentiment. Ce n'est sûrement pas ce que Klaus espérait, mais ça ressemble tellement à Cinq. Il lui faut une sorte de ceinture de sécurité, pour pouvoir conduire en toute tranquillité.


"Quel genre de backup ?"


Il réfléchit, il ne dit rien, il me regarde, et soudainement, comme si mon visage venait de lui donner la réponse, je vois les rouages de son cerveau se remettre à tourner. Il prend une grande inspiration, son nez levé comme à chaque fois qu'il a une brillante idée.


"A nous deux, on peut déplacer toute la famille. C'est le seul moyen de créer une courbure assez massive dans l'espace-temps".


Ma main glisse le long de ma tasse, et reste inerte sur le bois de la table. A nous deux ? Comme lorsque nous avons déplacé Allison jusqu'à la voiture ? Mais à travers l'espace-temps ?


"Je... Cinq, tu sais bien que..."

"Je sais, je sais ce que tu penses du voyage dans le temps, mais - Rin - face à l'apocalypse ? Est-ce que ce n'est pas la seule option à considérer ?"


Je reste la bouche entrouverte, parce qu'il a raison. Je n'aurais plus rien à perdre. Comme Klaus quand il a repris cette mallette pour revenir du Vietnam, sans n'avoir plus rien à faire du temps et du lieu où elle l’emmènerait. En dernier recours... oui. Oui je le ferais.


"A deux... est-ce que ça n'est pas encore plus risqué ?"

Cinq réfléchit en même temps qu'il me parle, et je vois bien que ma question est pertinente.

"Tu as raison, à deux il y a encore plus de chances de se retrouver dispersés. Mais seul, je n'ai purement et simplement aucune chance de pouvoir nous emmener tous : le compromis doit primer".


J'en tremblerais presque, mais Cinq est décidé à me prouver que cette porte de sortie reste une possibilité.


"Tu te rappelles de la façon dont tu as décrit nos sauts quand nous nous sommes rencontrés : verrouiller, déclencher. Je verrouillerais la destination et nous déclencherions ensemble. Il faudrait par contre nous assurer que tout le monde soit en contact, comme au cabanon du lac quand nous avons bougé Allison et Diego".


Nous l'avons déjà fait. C'est juste le facteur temporel qui changerait lourdement. Et je soupire.


"Comment choisir la date d'arrivée ? C'est tellement imprévisible, tu l'as dit toi même... surtout vers le passé".


Cinq pose son doigt sur son menton, les yeux réflexivement fermés.


"Je ne pense pas pouvoir la choisir", souffle-t-il. "Il me faudrait au moins une semaine pour calculer les paramètres. Mais ça n'est pas si important : il faudrait simplement... que ça soit avant notre naissance, sinon un paradoxe arrivera".


Il rouvre les yeux, semblant conscient de quelque chose de plus.


"Je pressens que l'espace temps aura gardé une empreinte de la dernière époque dans laquelle j'ai existé, et qu'il tentera de me réinjecter dans ces eaux-là".

"Quelle année ?"

"C'était 1963".

"Wow".


J'hoche la tête, mes yeux se faisant éloquents. Les années soixante. Kennedy. Le premier homme sur la Lune. La lutte pour les droits civils. Le Vietnam, mon dieu, ~encore~. Woodstock. L'essor nucléaire, et ces foutus Beatles... Et je répète :


"Wow. J'espère vraiment que l'apocalypse, c'est terminé".


Je ne crois pas qu'aucune époque de l'histoire du monde soit pire qu'une autre. Mais au moins, au temps présent, j'avais eu l'occasion de m'habituer. J'essaye de reprendre ma composition, et de me rappeler que ce n'est qu'un plan B, destiné à contrôler à lui aussi son anxiété.


"Bon. C'est un plan de dernier recours, hein ? Pour te permettre de lâcher un peu la rampe. On était d'accord".

Il me regarde fixement, et j'ajoute avant qu'il puisse objecter :

"Maintenant, trouve moi autre chose, pour un réel lâcher prise. Allez. Je veux des vraies idées".

Il secoue la tête, comme s'il rendait les armes, enfin.

"M'adonner à une heure de calcul stochastique quantique, et faire mon lit au carré".

Je soupire.

"Misère, Cinq, quelque chose qui te fasse arrêter de penser ! Qui mette vraiment cette apocalypse derrière toi !"


Il achève son café d'un coup, comme s'il venait de se décider, puis se tient bien droit dans son uniforme, comme s'il venait de revenir une nouvelle fois.


"Boire quelques margarita, même si Dolores désapprouvera..."

Il la regarde, puis me regarde moi.

"Et peut-être lui rendre sa liberté, à l'endroit qui lui revient de droit".


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Notes :


J'ai voulu vous livrer ici mon avis sur ce qu'est Dolores pour Cinq. Il me semble bien simpliste qu'il ait passivement perdu la raison, sous le coup de la solitude. Connaissant Cinq, il me semble très probable qu'il puisse l'avoir calculé.


J'avais en tout cas envie d'insérer ce chapitre ici, pour qu'on comprenne mieux le moment où Cinq va rapporter Dolores au magasin, dans cet épisode.


Nous savons tous comment va se terminer cette saison, ce qui est à la fois plaisant et tragique, c'est de voir les choses inexorablement se dérouler. Nous savons ce qu'il adviendra de ce "plan B". Rin a intérêt à prendre goût aux sixties.

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