Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 22 : Ce qu'on ne peut pas invoquer

2950 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/12/2023 13:34

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 9, autour de 06:10 (entre le moment où Pogo demande d'attacher Diego, et le moment où Klaus cherche de la drogue dans sa chambre).


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1er avril 2019, 06:44


Jamais la campagne entourant The City ne m'a paru aussi obscure et immense. Au travers des vitres d'Hermes, elle m'a semblé défiler, défiler, sans fin. Nous sommes arrivés aussi vite que nous ayons pu, dans la nuit noire. Au bout des forces que la Rolls pouvait donner, tout autant que moi pour la propulser. Je n'ai pas pu aider Cinq à téléporter Allison dans la maison, il a fallu la porter.


Il semble que nous ayons agi assez vite pour que Grace puisse intervenir à temps. Avec des gestes rapides, précis, sans que jamais sa main de robot ne se mette à trembler, même en intervenant sur celle qui était programmée pour être sa propre fille. Ce n'est qu'en la regardant ainsi manier le fil à suture que j'ai vraiment compris ce qu'elle est.


Grace est une mère misérable, avec le minimum affectif programmé, qui est tout ce qu'elle a à offrir. Sa conversation met immanquablement chacun face à lui-même, mais elle ne sait rien donner, en dehors de ces voies toutes tracées. En revanche, elle est un prodige de mécanique, une machine à protéger, nourrir, soigner. D'où vient la technologie qui est la sienne ? Certainement pas de la réserve de la quincaillerie de Rodrigo. J'ignore de quelle manière Reginald Hargreeves l'a conçue, et avec quoi. Personne, ici, ne semble se poser les mêmes questions que moi.


Le pauvre Diego, totalement dans les vapes, a fourni la première poche de sang pour transfuser sa soeur. Il est tellement ironique que Diego vire de l'oeil quand il voit son propre sang, lui qui joue sans arrêt avec des objets tranchants. Même une aiguille a suffi à le faire partir dans les pommes, et ceci me fait sourire.


Klaus a insisté pour fournir la seconde poche, affirmant qu'il était clean. Le martelant même, à son échelle : je crois bien qu'il l'a dit deux fois. Grace n'est pas programmée pour prendre parti, et Pogo n'a rien voulu céder. Le Valium a été jugé loin, plus de 24h derrière moi : alors c'est de moi-même que j'ai donné mon bras.


La salle médicale d'Hargreeves Mansion est immense, proportionnellement à ce à quoi elle a servi cette semaine, et j'ai maintenant beaucoup de temps pour la contempler. Elle est remplie de matériel compliqué, de machines dont j'ignore la fonction. De chariots, prévoyant de pouvoir soigner jusqu'à six personnes en même temps. Dans un autre temps, elle a possiblement tourné à plein régime, et je ne veux pas savoir comment. Je préfère ignorer à quoi ressemblaient ici les retours de missions. Mais la façon dont presque tous ont quitté les lieux - dès qu'ils l'ont pu - en dit long sur les souvenirs qui pèsent sur les dalles de ce carrelage.


Seul Klaus est resté. J'ai cru un moment que c'était pour me tenir compagnie, ou parce qu'il supporte mieux que tout le monde de voir cette aiguille dans mon bras. Mais il n'en est rien, je le devine, car sa posture ramassée sur son tabouret ne trompe pas. En dix ans de lui, je la connais, cette attitude, même si elle est rare. Il rumine. Il ressasse. Et ce qu'il a à dire, il va bien falloir qu'il finisse par le cracher.


J'ai essayé d'attendre pour voir s'il le ferait de lui-même. Mais je préfère ne pas attendre que Pogo revienne, pour figurativement crever cet abcès. Je reste immobile, mon bras immobilisé par le prélèvement de sang, essayant de capter le regard qu'il ne m'adresse pas. Après ce que j'ai vu ce soir, je ne suis pas sûre d'être prête pour ce qui va suivre. Mais que puis-je faire d'autre ? Alors je lui demande, un peu malgré moi :


"Klaus, qu'est-ce qui ne va pas ?"


D'abord, j'ai l'impression qu'il ne va rien me dire, qu'il va continuer à fixer cette machine à sa gauche, qui me semble être une assistance respiratoire. Mais finalement, après avoir lourdement soupiré, il finit par faire pivoter son tabouret.


"J'en ai ras le bol, je crois".


Il vient de dire ça très calmement, mais mon pressentiment est mauvais. Ce calme n'est que le reflet de cet entre-deux, où il prend le temps de contempler sa propre colère.


"De quoi ?"

Je ne lève pas la voix. Allison repose non loin, même si je sais qu'elle ne nous entend pas.

"De cette semaine ? Moi aussi, je t'avoue, je-"

"Non. J'en ai marre d'être ignoré".


Je reste immobile sur mon siège, détachant mes yeux d'Allison sur le brancard. Lentement, mon pressentiment est en train de devenir aussi tangible que ma matière. Klaus n'a pas l'habitude d'exprimer le fond de ses sentiments négatifs, en général, il préfère les noyer. Est-ce que la sobriété, cette fois, est en train de le pousser à extérioriser ?


"Tu veux dire..."

"J'essaye de filer un coup de main, et même en étant aussi sobre qu'un chameau, Pogo continue de me traiter comme si j'étais radioactif".

Je déglutis, vérifiant que le vieux chimpanzé n'est pas là.

"Il n'est pas au courant, j'imagine que-"

"Mais ça n'est pas que lui, Rin. Personne ne m'accorde le moindre putain de crédit".


Je baisse les yeux sur le sol. En vérité, ça a toujours été comme ça, partout où il est passé, mais Klaus était sans doute trop défoncé pour vraiment s'en trouver affecté. Le problème, c'est qu'il vient comme d'ouvrir les yeux pour la première fois en quinze ans.


Ce matin, j'ai entendu Cinq éclipser les informations que Klaus a rapporté de sa conjuration de Reginald Hargreeves, en attribuant les révélations à Pogo. Je savais que ça resterait sur sa conscience. Luther n'écoute pas grand monde, Allison n'en a pas grand chose à faire de quiconque en dehors de sa personne, c'est malheureusement ce que je crois. J'ignore pourquoi elle s'est investie dans Viktor comme ça cette semaine. Je crains que sa soit pour soulager sa propre conscience. Mais Klaus n'en a pas fini.


"Même quand je dis des trucs vrais, on considère d'abord que ça sort de mon cerveau dérangé. Même quand j'essaye d'être le plus sérieux possible. J'ai l'impression que quoi que je fasse, ça ne pourra plus jamais changer".


Il a raison. Je l'ai vu essayer d'être sérieux avec ses frères et soeurs, j'ignore pourquoi - avec eux - ça sonne faux. Ce n'est pas le cas, quand il me parle à moi. Mais leur dynamique est fermement installée, et j'ignore aussi ce qu'il faudrait pour la remodeler.


"Aucun d'entre eux n'en a rien à faire de moi".


Je pense que c'est faux. Diego est - de loin - celui qui se préoccupe le plus de Klaus. Même si - parfois - son naturel impétueux revient au galop. Et surtout...


"Ben", lui dis-je.


Je tourne la tête vers la pile de caissons de stérilisation sur laquelle il est assis, près du défibrillateur. Son énergie spectrale vibrante à mes yeux, sur les boiseries des murs incrustées de planches anatomiques. Je peux presque y deviner les contours de son visage, et je réalise que c'est la première fois. Klaus n'est pas stupide, il a très bien compris que maintenant moi aussi je le 'vois', ou son énergie en tout cas.


"Ben est très loin d'en avoir rien à faire de toi".

Klaus secoue la tête.

"Ben ne vient que quand il veut. Et il se casse aussi quand il veut".

Je soupire.

"Personne ne peut rester en permanence avec toi. Cette semaine, tu m'as demandée de rester mais je ne peux pas faire ça tout le temps non plus. J'aurais pû aussi bien ne pas être là".

Il fronce les sourcils.

"Hé, moi aussi j'étais là quand ta mère est morte".

Je me ferme immédiatement à ces mots. Mais c'est vrai. Il était même le seul à avoir été là. A sa façon.

"Tu as dormi pendant deux semaines dans le hall d'entrée de l'immeuble".

Même la famille du cinquième se plaignait de l'odeur de weed.

"Il n'empêche que j'étais là".

"Oui. Et je n'oublie pas. Je n'oublie pas ça non plus".


Il passe une main sur ses yeux.

"Tu sais très bien que tout est pire quand je suis seul avec moi-même. C'est d'autant plus dur de les voir s'en foutre".


Je le sais. Que lorsqu'il n'est pas seul, les fantômes ne se manifestent pas. Mais il ne peut pas toujours chercher une solution extérieure à ses problèmes, humaines ou chimique. Toujours dépendre de qui ou quoi que ce soit.


"Je ne sais pas quoi te dire, Klaus. Peut-être qu'on ne suffit pas, oui. Peut-être que toute une communauté ne serait toujours pas assez".


La vérité, c'est que je me sens dépassée par ce qu'il porte avec lui. Et cette semaine, j'ai vraiment pris conscience de ce que ça lui faisait à lui.


"Je fais vraiment ce que je peux pour t'aider".

"Pour m'aider..."

Son regard est plus sombre que jamais, contrastant avec son t-shirt arc-en-ciel.

"Tu sais ce qui m'aiderait, là ?"


Malheureusement je sens que ce n'est pas une vraie question, et que je ne vais pas aimer ce qui suivra.


"Ce qui m'aiderait, ça serait d'aller repêcher ta merde de Valium dans la ruelle, et de tout m'envoyer".


Je m'en doutais. Et mon esprit est blanc de justification, dans l'instant où il me dit ça. Je sais que c'est rhétorique, je sais que la boîte s'est dissoute depuis un moment dans l'eau de la pluie. Mais l'entendre me dire ça remue mon estomac d'une façon dont il se doute. Je pense qu'il l'a tout à fait exprès. Parce que je l'ai déjà trouvé, il y a quelques années, ayant vraiment fait ça. Et il ajoute :


"Parce que toi non plus, tu ne m'écoutes pas".


J'ai compris. J'ai compris où il voulait en venir depuis le début. Le problème n'est pas seulement Pogo ou ses frères et soeur, et je le vois à la façon amère qu'il a de me regarder. Je sais ce qui va se passer, et je sens un frisson remonter le long de mon échine. J'aurais dû le sentir dès la première fois où il ne m'a pas laissée parler. Le Valium. Depuis tout à l'heure, il s'agit de ça.


"Klaus, je sais que tu me l'avais dit".

"Deux fois".


Il l'avait évoqué, qu'on risquerait d'avoir besoin de moi, et que je risquerais de ne pas pouvoir pas aider. J'en ai été proche. Les événements lui ont entièrement et parfaitement donné raison.


"Klaus, je..."

"Tu as préféré écouter les changements d'avis de Cinq plutôt que moi. Tu le connais depuis une semaine, et tu l'as écouté lui".


Il n'est pas agressif. Il est juste froidement triste et frustré, du fait que j'ai tenu compte des statistiques de son frère, déconnectées des sentiments humains et des imprévus de la réalité.


"J'ai pris une mauvaise décision, ok", lui dis-je. "Mais j'ai quand même écouté ce que tu avais à dire. Je ne voulais prendre aucun risque. Ce n'était pas au sujet de lui faire confiance à lui ou à toi, c'était pour m'assurer de ne pas devenir un danger".


Je le sais, qu'il pense que je n'en ai jamais été un et que je ne le serai jamais. Mais mon anxiété dépasse ma rationalité. Il croise les bras, comme il ne le fait jamais.


"Et bein t'as vu : c'était le Valium, le danger. Toi non plus tu ne m'as pas accord" autant de crédit que ça".


Il se tient droit, sur son tabouret. Sans vaciller. La posture de Ben, plus visible à mes yeux que jamais dans ses méandres d'énergie, me semble silencieuse et peinée.


"Klaus...", ma voix est presque une supplique, tandis que l'aiguille fait mal, dans mon bras. "Il y a encore une semaine, tu piquais des trucs dans le bureau de ton père pour les revendre et financer ta dope. Tu trainais à poil dans le salon. Tu parlais à la lampe du salon - pas toi, Ben : la lampe pour de bon. Tu planais totalement à neuf heures du mat. Moi je les vois, tes progrès, laisse aux autre le temps de les intégrer..."


"Ce n'est pas une semaine, c'est dix mois".

"Dix moi pour toi, et d'ailleurs, si on veut aller par là..."


Il plisse les yeux, soudainement conscient que - moi aussi - je m'apprête à lui balancer une douloureuse vérité. Et je le regarde faiblement, tandis que la poche de mon sang se remplit près de moi.


"Tu n'avais pas du tout prévu de revenir, hein ? Dis-le moi".

Les mots me brûlent, mais moi aussi j'ai ruminé, à un point que peut-être il n'imagine pas.

"Tu ne serais pas revenu, si... Si Dave n'avait pas été..."


Putain. Ce que je peux détester mon incapacité à fermer ma gueule, parfois. Lentement, Klaus se lève de son tabouret, et je vois l'énergie de Ben descendre de la pile de caissons, comme pour essayer de l'empêcher de faire quoi que ce soit. Ou moi.


"C'est ça que tu crois ?", souffle-t-il. "Que je m'en foutais ?"

Je ne peux pas bouger, je tiens toujours mon bras, mais mes yeux sont ardents. Son expression, son attitude, les fleurs de lotus. Je ferais mieux de me taire. Mais malgré ça, je ne peux pas m'empêcher de demander :

"Tu t’apprêtais à faire quoi ?"


Le silence est lourd, jusque sur les paupières fermées d'Allison. J'espère de tout mon coeur qu'elle n'entend pas. Klaus tremble, et je vois qu'il va désespérément essayer de désamorcer la conversation.


"Peut-être que j'avais peur d'utiliser de nouveau cette foutue mallette et de me retrouver comme un con au milieu de l'ère des dinosaures".


C'est probablement vrai. Mais je ne suis pas stupide : je sais bien que ce n'est pas la seule raison. Je le fixe, et je n'ai même pas besoin d'insister pour qu'il soupire et cherche à nouveau ses mots, son infinie tristesse revenue.


"Peut-être que je savais que tu serais toujours là quand je finirais par rentrer. Je crois que j'ai juste... saisi l'opportunité de vivre l'inattendu".


C'est quelque chose que j'ai dit, chez Viktor. Que quoi qu'il arrive, on finirait toujours sur le même canapé. Mais cette fois, ça me laisse une amertume que je ne suis pas certaine de bien cerner. Et Klaus plisse les yeux douloureusement.


"Il était tellement jeune. Tellement plein de rêves, même au milieu de cette guerre de merde. Avec tellement d'espoirs. Toi ils sont où, tes putains d'espoirs, maintenant, Rin ? Tu crois même que tu pourrais provoquer la fin du monde !"


Cette parole vient de pousser mon souffle à s'arrêter. Je le sais, que la vie m'a rendue sérieuse, et que cette semaine encore plus. Les derniers moments où nous avons ri me semblent maintenant se perdre dans la nuit des temps. Il expire d'un coup, comme s'il avait besoin de se vider de tout ça. Et il ajoute, plus triste que jamais :


"Je voudrais te ramener, mais finalement il semble que je sois encore moins capable de t'invoquer".


Je ne peux même plus lui parler, mais je comprends ce qu'il me dit. Il vient de me frapper au coeur, sans même me regarder. Je voudrais que ça change. Je voudrais faire le chemin inverse. Qu'on puisse se parler comme avant. Mais combien d'heures reste-t-il à ce monde ? Je demeure immobile, alors que par la porte du fond, j'entends le pas de Pogo qui revient pour récupérer la poche de sang et transfuser de nouveau Allison.


"Maître Klaus", lui dit-il sans avoir réellement compris ce dont il s'agissait. "Ce n'est pas du tout le moment pour des enfantillages".


Klaus souffle avec un rire étouffé. De sarcasme, de tristesse, de désillusion. Il reste à trembler de rage, un court instant. Il serre les dents, il hésite. Et finalement, en partant vers la porte sans même se retourner, il lance en arrière, à travers la silhouette éthérée de Ben qui cherche vainement à l'arrêter :


"C'était vraiment une connerie de rester sobre".


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Notes :


Ce chapitre remet à zéro ce qui menaçait d’exploser. Comme pendant beaucoup d'engueulades, il n'est pas facile de distinguer si qui que ce soit à tort. Peut-être personne, peut-être les deux. Mais je pense que le sentiment de Klaus doit être écouté.


Je souhaitais également qu'à un moment donné, Klaus développe les raisons qui vont le pousser à l'écran à vouloir recommencer à se droguer. Je ne trouve pas ce fil logique si développé à l'écran, j'espère maintenant qu'il l'est.


Peut-être sentez-vous que quelque chose se passe au sujet de Ben, à mesure que Rin laisse s'installer sa maîtrise de l'énergie... Bientôt, d'autres choses s'apprêtent à changer.

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