Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 23 : Le tango se danse à trois

2498 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/12/2023 17:39

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 9, autour de 07:48 (au moment du coup de point de Ben à Klaus).


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1er avril 2019, 07:24


J'ai l'impression qu'il a fallu une éternité à Pogo pour détacher cette foutue aiguille de mon bras. Pour me coller un sparadrap dont je n'avais pas besoin, et pour réinterroger Grace au sujet de mon cas. Mon groupe sanguin, mes antécédents, et je comprends pourquoi. Ce qui me perturbe, c'est de me demander comment elle sait tout ça.


Dès que je l'ai pu, j'ai fui la salle médicale, et je crois même que je me suis téléportée deux fois. Parce que je ne peux pas supporter de rester sur cette conversation avec Klaus et surtout parce que je sais que ça ne va pas. J'ai vraiment pas envie qu'il fasse une connerie. La seule chose qui me rassure, c'est que Ben est avec lui.


Une nouvelle fois, les affiches des postures de combat défilent le long du couloir. A force, elles font tellement partie du décor qu'on ne les regarde même pas. Depuis le bout du couloir, je vois que la chambre de Klaus est allumée, et je l'entends pester, argumenter. J'imagine que Ben est en train d'en prendre pour son grade à son tour. *Crac !* J'apparais à la porte, tandis que Klaus, en posture défiante et moqueuse, se penche vers son frère en exultant sarcastiquement : "JE DECONNE ! AH AH AH !"


Combien de cachetons a-t-il dans la bouche ? Deux ? Trois ? Mes yeux s'écarquillent. Il n'est quand même pas en train de faire ça ? Je sens mon sang ne faire qu'un tour, un long frisson remonter mon échine. Et je crois que toute la volonté de Ben converge avec moi. Tout va très vite alors, trop vite pour que je comprenne. En une fraction de seconde, le coup part, les comprimés volent, la mâchoire de Klaus l'entraîne dans la direction opposée à celle dont vient de s'abattre le poing de Ben.


Quoi ?


Ma tête, celle de Ben, celle de Klaus, n'affichent plus que la même expression. La plus littérale surprise, abasourdie d'incompréhension, tandis que Klaus râle, plus sous le coup de la surprise que de la douleur.


"Aow".

Il regarde Ben de haut en bas, toujours une main sur son menton.

"Attends, c'est moi ou tu viens de te la jouer comme Patrick Swayze ? Comment t'as fait ça ?"

Et Ben, complètement perdu, bredouille :

"Je... j'ai... j'ai rien fait. C'était toi, je crois..."

Il écarquille se yeux de fantôme.

"Ou alors..."

Tous les deux me regardent, et Klaus s'agite, comme pour nous presser.

"Faites un effort", dit-il, "rembobinez ce qui s'est passé".


Mais je réalise soudain : est-ce que je viens d'entendre Ben ? Je réalise que si ses cordes vocales sont en ce moment matérielles, alors on peut l'entendre, tout aussi bien que moi. Je regarde Klaus, Klaus regarde Ben, Ben me regarde...


"Je t'ai filé un pain", souffle Ben, tandis que j'ajoute :

"J'ai voulu qu'il te donne un pain. J'avoue".


Je n'en suis pas bien fière, mais c'était objectivement la seule option rapide. Et Klaus cligne trois fois des yeux, massant encore sa mâchoire quelque peu.


"Moi j'étais juste là, je suppose".

"C'est faux, Ben a raison".


Je viens d'énoncer ceci avec une ferme résolution. Il me regarde, parce que je crois qu'au fil de cette semaine, il a commencé à comprendre que je percevais de plus en plus les convections de l'énergie spectrale.


"Tu permettais sa présence, mais... je te jure que tu as commencé à le matérialiser toi".


Il me regarde avec une face décomposée. Et de façon invraisemblable, la seule parole qui lui vient est :


"J'ai commencé à le matérialiser, et toi t'as gentiment fini pour qu'il me fracasse ?"


En vérité, Ben aussi s'est fait mal, car je le vois secouer sa main. Mal ? Un fantôme ? Au même moment que nous, je crois qu'il commence à réaliser ce qu'un retour à la matérialité peut impliquer.


"Mais enfin, Klaus",dis-je, "tu te rends quand même compte de ce que ça signifie ?"

Il glousse.

"Qu'on doit se mettre rapidement à la poterie ?"

"Qu'il y a moyen de le refaire ! Qu'il y a moyen de matérialiser Ben ici !"


Étrangement, aucune réponse n'accueille ma parole enthousiaste, du côté de celui un jour désigné sous le nom de Numéro six. A l'inverse : c'est un silence confus et une peur trouble, que je peux voir monter à sa posture à présent nette et claire. Il regarde son poing, il l'ouvre et le referme. Et alors, dans un mouvement d'énergie spectrale, il se dissipe et s'en va.


"Quoi", je bredouille. "Qu'est-ce que j'ai dit ?"

Mais Klaus me répond seulement :

"Viens, on va célébrer ça".


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Au dessus des arbres d'Argyle Park, le soleil se lève, un peu terne, derrière une masse de nuages qui pourrait faire en un instant tomber la pluie. Toutefois il est beau, ce ciel. Peut-être parce que c'est le dernier lever du jour, avant l'échéance annoncée.


Est-ce que nous avons reparlé de notre embrouille du matin ? Absolument pas. Comme la dernière fois, nous aurions simplement fait comme si ça n'existait pas. Mais cette fois, à la différence de toutes les autres, j'ai envie de m'excuser. Peut-être aussi pour l'endroit où nous sommes à présent.


"Je n'en reviens pas que la vieille cabane des jardiniers ait été détruite", dis-je en laissant mes yeux se perdre dans le bosquet, à l'endroit où elle était.


A l'orée du grand bois, celui qui étend sa longue allée jusqu'aux quartiers Nord de The City, en un havre urbain de verdure et de calme. La barraque à gaufres est toujours là, heureusement, nous attendons simplement qu'elle daigne ouvrir, en cette heure matinale.


"Comme quoi, il n'y a pas besoin d'une apocalypse pour laisser des choses derrière soi".


Klaus a habité dans cette cabane désaffectée deux ans, de mémoire. Entre des moments où il trouvait de meilleurs points de chute. Des canapés, des plumards, des halls, des caves. Et l'hiver, la désintox ou la garde à vue. Parce que - en plus d'avoir chaud - on y mangeait gratis. Vous seriez tentés d'en pleurer, peut-être, mais en réalité, c'étaient de bonnes années. Parce que ce sont celles où il a commencé à grimper à l'escalier de secours derrière l'immeuble de Granny, et parce que moi je suis venu ici un nombre incalculable de fois. Et la voilà détruite, cette cahutte de tôles, alors qu'on imaginait qu'elle ne le serait jamais.


Klaus en fixe l'emplacement en serrant quelque peu ses doigts dans sa paume, celle qui dit 'Goodbye'. Comme s'il essayait de la revoir, ou d'y voir autre chose. Je me rappelle de son "coup sur la tête", je me souviens de l'endroit où il avait dit se trouver. Ici, dans un local de coiffeur-barbier. A l'intérieur du cabanon du château d'eau du camp d'Ap Bia. Je ne le questionnerai pas, mais ça me fait sourire. Le mélange affectif que je devine dans son inconscient me fait amplement pardonner son absence de deux jours - ou dix mois.


Il avise le panneau tout proche, tandis que la dame aux gaufres enclenche sa machine à sodas.

"Tiens, les vélos sont interdits", souffle-t-il, pensif et amusé à la fois.

"On dirait bien que Quelqu'un se sent vraiment au dessus de tout ça".


Nous ne sommes déjà plus les seuls, à cette heure-là. Bientôt, une marée de joggueurs du matin envahira le sous-bois. La dame aux gaufres ouvre enfin son petit comptoir, dans une odeur incroyable de pâte en train de cuire. Elle installe la confiture, le beurre de cacahuètes, le chocolat. Tout a commencé ici, en vérité, et il n'y a vraiment aucune comparaison possible avec les gaufres surgelées. Je prends la mienne nature : il n'y a besoin de rien d'autre. Klaus, sans étonnement, la recouvre de tout ce qui y tient. Et je lui passe un billet pour payer, dans un geste mille fois répété, en sachant que - comme toujours - il gardera la monnaie pour s'acheter un burrito.


"Il avait quoi, Ben", je demande tandis que nous partons dans l'allée.

Klaus mord dans sa gaufre, et il secoue la tête, comme s'il ne pensait plus prononcer ces mots-là.

"Il a peur d'avoir mal. Enfin. Ça, c'est que lui reprochait Papa".

Il soupire.

"L'Horreur, lorsqu'il la libère... C'était une souffrance innommable à chaque fois".


Tout ce que je sais de ça, c'est un vieux comic book aux wc qui me l'a appris, de ceux que Luther laisse trainer parfois. J'ai vu les tentacules percer sa poitrine, et de les voir dessinés sur le papier glacé n'a pas vraiment adouci l'image mentale que j'en avais. La violence de ce que cette créature d'un autre plan faisait, sur lui et sur ses cibles. J'ai vu beaucoup de douleurs psychologiques associées à nos pouvoirs. Et je comprends que Ben - lui - devait gérer en plus celle de sa chair.


Je ne sais pas de quoi il est mort, je ne connais que l'épitaphe inscrit sur la statue, à présent en miette dans la remise : "Que les ténèbres en toi trouvent la paix dans la lumière". Ce jour a déjà connu son lot de peine, je ne demanderai pas. Et de toute façon, Klaus a déjà le nez en l'air, vers l'immeuble de The City Broadcasts, qui culmine à quelques 200 mètres de haut au dessus des premiers arbres du bois.


"Tu te souviens comme il crevait d'envie de monter là haut pour voir l'océan ? Il paraît qu'on le voit vraiment".


Ben adore l'océan. A la différence de Klaus : je n'ai jamais trop compris pourquoi. Une fois, il a dit que c'était dégueulasse, à cause de ce que les poissons font dedans. Mais lui aussi a toujours eu envie de monter là haut, je le sais : c'était une forme de but inatteignable, quand il pionçait ici en bas.


"On pourrait y aller, maintenant", lui dis-je en mordant moi aussi dans ma gaufre, et Klaus tourne la tête vers moi.

"Ça ne fait pas un peu loin ?"

"Jusqu'à l'antenne radio ?"

J'évalue la distance, tout en mâchant.

"J'en sais rien, ça me semble faisable".

Sa mine est sceptique et extatique à la fois.

"On pourra redescendre ?"

J'hausse les épaules.

"Au pire si je suis crevée, on attend un peu. Eh oh, ils sont passés où tes foutus rêves, à toi ?"


Il rit derrière sa gaufre tandis que j'attrape son bras.


"Je voulais te dire, Klaus... t'avais raison, ce matin".

"Ah ?"

Son expression se fait surprise, et fourbement intéressée. Je soupire, parce que je n'ai pas l'habitude de dire ça.

"Je suis désolée que le ton soit monté".

Il hausse les épaules avec un quart de sourire, et me fait exécuter un petit pas.

"T'es pardonnée. Et le tango, ça se danse à deux, va".


Je ris doucement : ce sera assez, pour les excuses, et c'est très bien comme ça. Je lance un regard vers la dame aux gaufres, un autre vers le sous-bois, et puis je fixe la plateforme, tout là haut, là où le métal est peint de rouge et de blanc. Je la visualise, je m'en imprègne, je resserre ma prise. *Crac !* Dans un trait de lumière bleue, nous ne sommes plus là.


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D'un coup, c'est le vent qui nous fouette, tandis que le bruit du métal sonne sous nos semelles. Klaus part d'un grand rire, attrape la balustrade : the City s'étend, immense, à quelques cent mètres en bas.


"Dément", souffle-t-il, tandis que de l'autre côté de l'antenne, nous rejoint Ben, toujours les mains dans ses poches.


On voit effectivement l'océan, loin, par delà les lacs et les bois. Les quartiers résidentiels, dans le le lointain, se faisant rapidement dévorer par les gratte-ciels qui surplombent le port de l'estuaire.


"On voit la maison", dit Klaus, "l'observatoire blanc, là bas".


De là haut, on peut se rendre compte de l'emprise au sol d'Hargreeves Mansion, et les limites des différents bâtiments qui en composent les nombreuses ailes. Je remonte le quartier des yeux, refaisant le trajet du bus aux accents de bossa. Jusque chez ma grand-mère. Granny doit être encore en train de regarder un drama.


"Et le Musée... et la banque... bon sang, ce qu'on en a passé, du temps là bas..."


Pas toujours de bonne grâce, et pas toujours pour le meilleur résultat. Dans la lumière du matin, tout semble d'un gris bleuté, peut-être parce que la bruine se met à tomber. Je crois que Ben la sent sur sa peau : il en a l'air étonné. Il prend appui sur l'épaule de Klaus et hisse plus haut, sur l'antenne. Je les regarde tous les deux, puis de nouveau en bas.


"Les gars, il va falloir vous entraîner à la matérialité quand je ne suis pas là..."


Mon sourire est amusé. Peut-être que maintenant, le tango se dansera à trois. Tous, nous restons silencieux. Les yeux sur les avenues, les clochers, les pignons et les toits. Toutes ces vies qui s'agitent en silence, sans avoir idée de quoi que ce soit. The City a le poul encore battant, mais c'est peut-être un au-revoir.


Nous ne disons rien. Mais nous le savons tous les trois.


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Notes :


Enfin, Ben va prendre la place qui lui revient de droit. Etait-ce prévisible ? Très certainement ! Et la coopération fait toujours accomplir ce que l'individu seul ne peut pas. Le tort de Reginald Hargreeves aura été de ne pas comprendre qu'on ne peut pas forcer ça.


Loin de moi l'idée de retirer à Klaus son mérite pour matérialiser Ben. C'est un coup de pouce que Rin lui donne, rien de plus, vous verrez que très vite, il n'en aura plus besoin.


Lorsque Ben cogne Klaus, je n'ai pas choisi la traduction faisant référence à Chuck Norris, car celle mentionnant Patrick Swayze est tellement plus pertinente. Je ne comprends pas bien ce choix de traduction, en français !


Le commentaire au sujet des cyclistes est une blague relative à l'apparition divine, dans la scène du coiffeur barbier, où Dieu est incarné par une petite fille à vélo, dans ce bois. C'est une ligne de dialogue difficile à comprendre si on a pas vu la série, mais j'imagine que vous l'avez vue, si vous êtes encore là.

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