Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, entre l'épisode 7 et l'épisode 8.
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29 mars 2019, 22:14
Est-ce qu'un plafond est capable de tourner ? Couchée sur le lit de la chambre de Diego, le creux de mon bras sur mes yeux, j'attends. Qu'est-ce que j'attends, d'ailleurs ? Ma tête me semble vide. J'ai dormi, par intermittence, mais je me sens surtout affreusement somnolente. Hors de fonction, et pas seulement pour ce qui est des pouvoirs. Ironie du sort : le Valium ne marche même pas tellement pour diminuer mon anxiété.
Quelque part, je suis contente de l'avoir pris, ce soir. Par un alignement des astres que je n'ai pas compris, Luther est rentré : sans Klaus, mais fichtrement bien accompagné. Je l'ai vu passer dans le couloir avec une fille portant une veste blanche sans manches encore plus poilue que lui. Un genre de yéti cyberpunk, bien maquillée et manucurée. Avec une belle voix, très expressive, qui monte facilement dans les aigus. Sachez, à toute fin utile, que vous enfoncer la tête sous les couvertures ne vous empêchera absolument jamais d'entendre des gens s'époumoner, même à l'autre bout du couloir. J'aurais dû rentrer chez moi, mais maintenant je suis trop sonnée pour le faire. Je ne peux même plus me téléporter, et je me sens comme s'il me manquant un pied ou un bras. Même descendre prendre un café me semble totalement hors de portée, dans cette immense baraque.
Je me tourne d'un côté, de l'autre, tandis que l'atmosphère sonore monte crescendo. Est-ce que c'est à ça que ressemble l'enfer ? Probablement. J'écrase mon oreiller sur ma tête, en vain. Et soudain, au travers de ma torpeur médicamenteuse se fracassant contre ces envolées, j'entends un craquement léger sur le bois du plancher.
"Je rêve, ou quelqu'un est en train de faire des squats dans le champ de concombres ?"
Mon Dieu. C'est comme si Klaus venait de faire fondre ce qui restait de mon cerveau. Je prends une grande inspiration, d'air chaud sous l'oreiller. Et j'implore malgré moi :
"J't'en supplie, fait les arrêter".
Au bruit du plancher, je sais qu'il est ressorti dans le couloir pour écouter.
"Klaus..." dis-je en craignant qu'il m'ait pris au mot, mais heureusement il revient, tandis que j'extirpe ma face du coussin.
"Luther", glousse-t-il, c'est tellement invraisemblable de le voir... défoncé..."
Il vient d'aviser ma tête et je le sens m'analyser.
"T'as pas fait ça quand même", souffle-t-il.
La boîte de Valium est sur la table de nuit, alors le mystère est mince.
"Putain, Rin, on était d'accord pour dire qu'il n'y en avait pas besoin".
Je fait rouler ma tête, la soulevant péniblement pour remettre le coussin en dessous.
"Je préfère ne rien pouvoir faire, Klaus. Cinq a changé d'avis, il m'a convaincue. Au moins on est sûrs que je ne suis ni le poney ni le moustique. Que je ne vais pas faire péter l'équivalent d'une Tsar bomba à cause d'un collectionneur taré avec un oeil de verre".
Il s'exaspère, avec une mine trop sérieuse par rapport au fond sonore endiablé.
"T'entends ce que tu racontes ? Ça n'a ni queue ni tête, on dirait une hallu d'ayahuasca, la gerbe en moins".
En fait ça a plus de sens que ce qu'il croît, mais je n'ai pas le tonus pour contre-argumenter. Toute l'énergie que j'ai, je l'utilise pour me mettre assise, ma tête allant se caler le mur. La brique fait caisse de résonance avec les sons : c'était une mauvaise idée.
"En vrai, je me sens vraiment mal", dis-je très bas, comme un aveu. "J'aurais dû prendre la moitié".
"Tu fais le poids d'un berger allemand. Tu m'aurais attendu, je t'aurais au moins appris à doser".
Je soupire. D'un coup, il n'y a plus de bruit du tout, à l'autre bout du couloir. Tiens, est-ce que ça serait terminé ? Klaus s’assoit au bord du lit, retirant ses pompes et les envoyant valser plus loin contre la pile de magazines de lucha libre. Il n'a jamais supporté les chaussures. Les fringues pas tellement non plus, d'ailleurs, mais il se fait violence. Je le regarde, sans doute trop longuement, songeant qu'il y a définitivement quelque chose de différent chez lui aussi.
"T'as l'air clean", lui dis-je, à titre de constat, en le détaillant de la pointe des cheveux au marcel 'coucher de soleil californien'.
"Vachement clean".
"Comme un sou neuf. Je sais pas si ça va durer".
J'aurais imaginé que son sevrage prendrait deux jours et qu'il faudrait effectivement l'attacher. Mais en dix ans, je ne l'ai jamais vu avoir un regard aussi fixe que ça. Quand je pense que c'est moi qui ai du mal à faire la mise au point. Mais il a l'air lui-même étonné.
"J'ai eu comme... un hard reboot".
Un 'hard reboot' ? Soit c'est du jargon de salle de shoot, soit une de ces comparaisons qui lui sortent du cerveau sans que j'ai toujours les références. L'essentiel, c'est qu'il ai traversé ça. Et même si mon esprit est embué, je penche la tête en avant, avant de risquer :
"Tu as pu invoquer Dave ?"
Klaus secoue la tête, le regard dans le vague du couloir silencieux. Triste, mais plus pour ce qu'il s'apprête à dire que pour la question que j'ai osé poser.
"Non. Je ne sais pas. Je crois que..."
Il cligne des yeux.
"Si jamais c'était pour le voir mourir à nouveau, je ne pourrais pas le supporter. Je ne suis plus si certain que ça soit une bonne idée".
Le Valium étouffe la peine que j'aurais dû voir monter, et je déteste ça. S'il y a vraiment quelque chose dont je n'ai pas envie de me passer, plus encore que de toute téléportation ou invisibilité, c'est bien de l'empathie. Je repense à ma conversation avec Grace. Je commence vraiment à regretter ce que je me suis fait. Mais Klaus reste en suspend, et la façon qu'il a de courber l'échine, je sais qu'il a un morceau à cracher.
"J'ai vu quelqu'un d'autre", dit-il.
Dans le silence qui règne maintenant sur le couloir, la respiration qu'il prend m'interpelle.
"Qui ?"
"Je crois bien que j'ai conjuré... mon cher et dévoué Papa".
Mes sourcils se soulèvent légèrement.
"Tu 'crois bien' ?"
Il soulève sa paume 'Hello' dans un geste d'impuissance.
"J'en sais rien, j'en sais vraiment rien. C'était pas comme Ben, qui apparaît ici. C'était... dans le grand bois d'Argyle Park, tu sais. Dans un local de coiffeur-barbier, à l'intérieur du cabanon du château d'eau, au camp d'Ap Bia".
Ap Bia ? Dong Ap Bia ? C'est au Vietnam, cette montagne-là. Au camp ? Un barbier ? Dans le bois d'Argyle, à côté ? J'écarquille les yeux.
"Et c'est toi qui me parle d'hallus d'ayahuasca ? Mon vieux, tu t'es pris un coup sur la tête ou quoi ?"
"Oui. Comment tu sais ça ?"
Mes épaules en tombent : même clean, je continue à avoir du mal à le suivre. Je suis vraiment trop dans le coton pour ça. Mais quelque chose me dit que je ferais mieux d'écouter. Et je fais le focus sur ses joues :
"Tu t'es rasé sur les côtés ?"
Il m'adresse un regard éloquent, et malgré ma somnolence, je comprends que ce n'est pas lui qui s'est rasé d'aussi près.
"Oh".
Je regarde au plancher, commençant à réaliser que c'est vraiment arrivé. Et qu'il s'est possiblement vraiment cogné. Bon sang, maintenant on entend Luther ronfler.
"Pourquoi ton père était chez un coiffeur barbier ?"
Il semble que Klaus y a déjà pensé.
"Il y allait souvent, tu sais, pour sa... moustache. Argyle Park et surtout le château d'eau, en revanche... ce sont ~mes~ endroits préférés. Il y avait des portraits d'hommes sur le mur du barbier - comme toujours dans les salons - mais c'étaient... lui, Luther, Diego, Cinq, Ben... Et Dave, à la place où j'aurais dû être moi. Y'avait toi aussi, sur l'étiquette de la mousse à raser".
J'arque un sourcil. Mes tentatives de comprendre où il était échouent, mais je vois que ce sont des gens qui ont eu un impact sur Klaus, dans ces portraits. Dans le bon comme dans le mauvais sens. Il a dit qu'il avait aimé Dave plus que lui-même. Soyons francs, il ne s'aime pas beaucoup, le challenge est mince. Mais c'est une raison suffisante pour qu'il le remplace dans la galerie masculine exposée. Je ne sais pas trop quoi penser de la mousse à raser. Mon seul étonnement est que son père y ait figuré, mais finalement rien n'est jamais complètement en noir et blanc : terriblement mais incontestablement, il a compté.
"Je déteste déjà la symbolique des rêves", lui dis-je. "Alors la symbolique des coups sur la tête..."
Il se tourne pour me fixer.
"Tu connais le rasoir d'Ockham ?"
Un simple mouvement du menton me permet d'avouer que non. La vérité, c'est que j'ai bien moins lu que Klaus, dans ma vie. Basiquement, en désintox, il ne fait que ça, bouquiner. Et il lit des trucs que personne d'autre ne choisit jamais dans la bibliothèque collective. Marlowe, Sartre, Beckett, et la collection complète des romans 'Mon petit poney'. Croyez-le ou pas, son niveau de culture générale est loin d'être mauvais. Il prend une inspiration.
"Le rasoir symbolise le fait d'éliminer toutes les explications non nécessaires. Et c'est... c'est exactement ce que Papa a fait. Il est allé droit au but. Honnête comme jamais".
"Vous avez discuté ?"
"Enfin. c'est surtout lui qui a parlé".
Je ne dis rien, je cligne de mes paupières trop lourdes, car je sais qu'il va continuer.
"Je suis toujours une putain de honte, hein, ça, ça ne change pas même sous le rasoir d'Ockham. Avec cette façon délicate de le développer, tu sais ?"
Il lève les yeux vers le plafond, s'apprêtant à incarner ce qu'il va dire.
"Oh, Klaus, toutes les attentes que j'ai à ton sujet. Tu es ma plus grande déception. Tu ne fais qu'empoisonner ton potentiel, tu as les chocottes dans le noir, tu ne grattes que la surface. Oh s'il savait où j'ai envie de le gratter".
Mon avis, c'est que tout ça est vrai. Factuel. Essentiel, et effectivement rasé de près. Il y a juste plusieurs façons de l'exprimer. Mes mains se posent sans forces sur mes chevilles, parce que je devrais saisir l'occasion de parler à Klaus. De lui dire ce que moi je sais de ce qu'il est capable de faire et qu'il ignore. J'aurais dû le faire depuis longtemps, et je n'ai jamais pu. Si je ne le fais pas maintenant, probablement, je ne le ferai jamais... mais j'en tremble, et mon silence en soi attire son attention.
"Rin, qu'est-ce que t'as ?"
Mes dents se serrent, et les mots ne s'alignent pas dans mon cerveau. Je n'y arriverai pas. Je ne suis déjà pas capable de tenir assise sans osciller.
"Rien. Rien du tout. Il t'a dit quoi d'autre ?"
Klaus regarde ses genoux, sans plus bouger non plus.
"Il était au courant, pour l'Apocalypse. Depuis toujours je crois. Il a dit que toutes les saloperies qu'il avait faites était destiné à nous préparer pour ça".
D'un coup, il rit doucement, comme il le fait parfois nerveusement.
"T'as vu comme on est prêts ? C'est inouï. Vraiment, quel succès".
Son rire retombe aussitôt.
"Il voulait nous rassembler. Tous. Il a bien insisté sur ~tous~. Il savait qu'on ne serait jamais venus - et toi non plus - à moins de... à moins... A moins de..."
"De devoir l'enterrer".
C'est factuellement ce qui a ramené tout le monde sous le même toit, y compris Viktor, et y compris moi. Les yeux de Klaus captent les miens. C'est juste d'une évidence amèrement implacable. Si - comme le dit Pogo - les plans de Reginald Hargreeves étaient autosuffisants une fois lancés, alors se suicider était un mouvement de pion comme un autre, en effet. Mais mes mots sont affutés à présent eux aussi :
"Alors il savait aussi que la première apocalypse nous tuerait ?"
Celle que Cinq a vue. Celle qu'on veut justement éviter. Klaus n'avait pas fait le chemin jusque-là. Mais malgré le Valium, moi je sens bien la colère monter.
"Il savait qu'il faudrait que Cinq nous mette en terre de ses mains une première fois pour revenir l'empêcher ?"
Je sais que Cinq ne le sortira jamais de sa tête. Klaus laisse filer un souffle de sarcasme.
"Oh allez, juste un petit trauma individuel... Enfin, qui es-tu pour juger que sauver le monde devrait passer après ?"
La douleur, dans sa voix, est juste impossible à mesurer. Je me laisse retomber sur mon coussin. C'est quand même plus facile, quand je suis allongée.
"Tu sais quoi ?", lui dis-je.
Dans mon dos, je sens que Klaus a tourné la tête vers moi.
"Je déteste dire ça, mais tout s'est toujours vraiment déroulé comme il l'a prévu, jusque-là. Alors... peut-être que s'il est aussi convaincu qu'on va l'empêcher, alors c'est qu'on va vraiment y arriver".
Ceci ressemble plus à de la mécanique qu'à de la confiance, mais ça me ramène un brin d'espoir, et j'ai besoin d'en trouver. Klaus passe ses deux mains sur son visage, comme pour se recentrer lui aussi.
"Ma tête fonctionne trop, maintenant que je suis clean", souffle-t-il. "Je vais avoir besoin de m'occuper, pour ne plus penser".
Oui, je vois bien ce qu'il veut dire. Moi au contraire, mes yeux manquent de se fermer.
"Remets-toi au tricot..."
Je viens de murmurer ceci, mais le sommeil et Prince Valium sont en train de m'emporter. Quelques secondes passent, où le temps se suspend, comme si Klaus réfléchissait. Et d'un coup, sans crier gare, avec un sursaut d'une vivacité inédite, je le vois attraper ma boîte de cachets et aller à la fenêtre et la balancer. Je me redresse d'un coup.
"Mais..."
C'est trop tard, j'entends déjà la boîte se fracasser quelque part en bas dans la ruelle, sous la pluie qui continue de battre le bitume depuis le début de soirée. Je reste assise, sans force, consciente qu'il vient de sceller mon propre retour à la sobriété.
"S'il est si certain qu'on va y arriver, alors ça ne va rien changer, non ?"
Je l'ai rarement vu aussi ferme.
"Tu dois te sortir la tête du fion, Rin, et aider".
Je soulève ma main et la laisse lourdement retomber sur le lit.
"Klaus, moi je peux pas suivre Diego ou Luther. Je peux pas aller chopper ce taré de Jenkins. J'suis pas taillée pour le combat : moi je chill sous des plaids et je vends des poires de douches ! Je veux pas y aller".
Il secoue la tête avec bien plus de maîtrise et de vigueur que ce qu'il a jamais fait, et se penche comme s'il allait me sermonner.
"Mais moi je sers encore moins ! Rin. Rin, c'est pas toi, ça. Regarde-toi ! Y'a des fantômes qui ont une meilleure gueule que toi ! Normalement 'Crac !', tu disparais. 'Crac !', tu réapparais... Tu..."
Il cherche des arguments.
"T'es une putain d'étoile filante, tu brilles. Tu peux pas laisser tomber comme ça ! Me laisser tomber comme ça. On était comme Moonshine et Molly, on avait dit".
C'est extrêmement manipulateur et convainquant, quand Klaus se met à citer ses chansons préférées. Si vous saviez ce qu'il écoute. Moi je suis plus Sex Pistols que Rhianna, mais celle-là... Le Moonshine ? C'est un whisky distillé illégalement les nuits de pleine Lune, dont la teneur en éthanol se rapproche plus de celle de l'alcool à brûler. Et cette bonne vieille Molly, même si je ne suis pas certaine que Klaus ait jamais eu accès à une forme aussi pure d'ecstasy. Un tandem brutalement efficace, quand consommé ensemble. Comme à l'époque des égoûts, des bois, des cellules et des lumières nocturnes sur The City. Nous restons silencieux tous les deux.
"Tu vas parler aux autres ?"
Il acquiesce.
"A la première heure. Digling, digling, tout le monde sur le pont. Enfin toi, tu pourras roupiller comme un lérot. Et j'me dis..."
Il se redresse.
"Peut-être que pour une fois ils seront contents de moi".
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Je trouvais intéressant de déjà montrer Klaus citer des chansons, comme il le fera abondamment dans la saison 2 pour inspirer les Enfants du Destin (avez-vous déjà pris le temps d'analyser toutes les références à la drogue dans Diamonds ?). Si ça marche même sur Rin...
Elle a une nouvelle fois essayé de lui parler, et les révélations du chapitre 17 ont presque resurgi. Malheureusement ici... le Valium l'a poussée à renoncer. C'est terrible, de la voir finalement s'arrêter. Peut-être que Klaus ne saura jamais.
Depuis le précédent chapitre, j'ai adopté l'hypothèse que Cinq ait enterré sa fratrie après l'apocalypse. Beaucoup d'idées circulent quant à la raison pour laquelle Klaus n'est pas revenu à la vie après la première apocalypse. Toutes sont assez cool. Mais l'éventualité que Cinq l'ai inhumé avant qu'il ait eu le temps de revenir est à la fois terrible et plausible.
Tout commentaire fera ma journée ! ♡