Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 7, à la suite de la scène du chapitre 18.
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29 mars 2019, 18:36
C'est un sentiment doux-amer que m'a laissé ce café nocturne en compagnie de Grace. Est-il possible de sentir un robot nostalgique et résigné ? Peut-être que c'est de l'anthropomorphisme. Peut-être que je lui prête les sentiments que mon cerveau à moi est programmé pour supposer. Et en tout cas une chose m'a marquée : l'évocation de Cinq, au repos dans sa chambre pour avoir passé une "mauvaise journée".
Qu'une chose soit bien claire : les mots "Cinq" et "repos" ne font même pas partie du même dictionnaire. Les seuls temps morts que je lui ai jamais vus sont ceux qui lui permettent de descendre l'équivalent d'une pinte de café pour mieux repartir. Nerveux, affuté, toujours en mouvement. Alors je ne vois qu'une option pour qu'il ait dû tenir le lit : qu'il soit physiquement diminué, et ô Ciel, comme il doit enrager.
Il ne dort pas, même si la lumière de sa chambre est éteinte à l'exception des abat-jours à la lumière ambrée, ceux qu'il m'avait fait rallumer. Tandis que j'approche après m'être téléportée au palier, je le vois tourner entre ses doigts l'oeil de verre, puis le reposer. Comme je le disais : il ne sait pas s'arrêter.
"Je sais ce que tu vas dire", me dit-il en m'ayant entendue arriver.
A ses mouvements douloureux, je devine que le problème se situe quelque part à droite, sous ses côtes. Et effectivement, il y a là un pansement parfaitement appliqué par les doigts de Grace, déjà à nouveau quelque peu teinté.
"Que je n'te visualisais pas du tout en pyjama ?"
Il a l'air subitement tellement humain, tellement involontairement humble. Mais il laisse filer un souffle exaspéré.
"C'est Grace qui m'a mis ça. J'ai trop dormi, je déteste ça".
C'est bien ce qu'il me semblait. Cinq dort toujours en uniforme ces jours-ci, au cas où il faudrait agir vite et être prêt. Je m'appuie sur le montant de la porte, les bras croisés. Assis sur son lit, je vois le moteur qui semble toujours le pousser vers l'avant se heurter à la douloureuse réalité. Il peste, et ça me tire un sourire en coin.
"Cette blessure, tu l'avais déjà ce matin ? C'est la Commission ?"
"C'était en quelque sorte le prix à payer".
Au dessus du lit, les équations qu'il écrivait l'autre jour semblent inertes, à présent qu'il a obtenu le nom qu'il cherchait. Peut-être en avisant mon langage corporel, il semble en tout cas en revenir aux lois élémentaires de l'hospitalité et me fait signe de venir m'asseoir n'importe où.
"Est-ce que quelqu'un a trouvé quelque chose au sujet de ce type ?", dis-je en choisissant le tabouret.
Harold Jenkins. Un nom somme toute banal, comme le bottin doit en avoir une bonne poignée. Mais je devine tout de suite que le questionnement est arrêté.
"Ça a pris dix minutes : il a un casier. Allison l'a reconnu : c'est le type que Viktor voit en ce moment sans arrêt".
Deux phrases, simples et brutes, presque sommaires, mais qui en disent en réalité aussi long que dix épisodes d'une série télé. Tout est tellement synthétique, par la voix de Cinq. Mais je reste légèrement bouche-bée.
"Son élève violoniste ? Celui du gros bouquet ?"
Mon expression interloquée le frappe. Si j'étais un robot, on verrait presque mes rouages fonctionner.
"Viktor m'a semblé pas mal accroché. Et il est passé ce matin avec lui juste avant ton arrivée... Un type comme ça ? Responsable d'une apocalypse ? Il ne paye vraiment pas de mine. Il l'air aussi inoffensif qu'un..."
Mes sourcils se froncent d'un coup.
"... qu'un moucheron".
Cinq pose sur moi un regard entendu tout en se dandinant sur son lit, mais regrettant aussitôt et portant sa main à son côté. Mon regard traine sur sa table de nuit, et je fais un signe du menton.
"L'oeil serait à lui, alors ? Il m'avait l'air de les avoir au complet, ce matin. Tu me diras, maintenant les prothèses sont vraiment réalistes..."
"Ça fait partie des inconnues", souffle Cinq. "Mais en deux jours, un sacré nombre de paramètres peuvent changer".
C'est un fait. Rien que la journée d'aujourd'hui me semble figée dans l'éternité. Mais je vois surtout la mine de Cinq se fermer, avec cette expression sérieuse et noire comme il est capable d'en afficher.
"C'est un tordu malsain, et il a effectivement un problème avec les yeux des gens. On est allés faire un tour chez lui avec Allison et Diego. Tu n'imagines même pas ce qu'on y a trouvé".
Je plisse les yeux par anticipation en rentrant quelque peu ma tête dans mes épaules.
"Pas un truc gore, quand même..."
"Non. Mais le genre de choses qu'on fait juste avant d'en venir à ça".
Cinq se recouche contre son oreiller, appuyé sur la tête de lit. La position assise le replie trop sur son giron blessé et lui est pénible, malgré tous ses effort pour l'ignorer. Il me fixe, puis m'interroge comme s'il s'adressait en réalité à lui-même :
"Si tu avais une collection complète de tous les comics et toutes les figurines de l'Umbrella Academy - qui doit bien valoir aujourd'hui dans les trente-mille dollars - pour quelle raison tu en brûlerais méthodiquement tous les yeux ?"
Un brin d'effroi remonte mon échine. On est loin de l'apocalypse, mais effectivement, ça glace le sang. Et ce ne sont pas exactement des inconnus que ce barjot suggère d'énucléer. Mais puisque Cinq me demande de me glisser dans les méandres mentaux d'un dangereux psychopathe...
"J'imagine que... que je le ferai car j'aurais eu une raison de vous détester".
Est-ce qu'un bref instant, je viens de penser à ce que Luther m'a fait ? Honteusement oui. Même si j'ai aujourd'hui une forme de sympathie affligée pour lui, mon inconscient, lui, ne se remettra sûrement jamais des erreurs du passé. Mais j'écarte ces pensées pour n'en garder que l'essentiel :
"Vous lui avez fait quelque chose, à ce type ? Au moment des missions ?"
Cinq secoue la tête.
"Pas directement en tout cas : Diego a vérifié aux 'archives des sorties de terrain', aucune trace d'un Jenkins. C'est toujours le problème, les enchaînements de causalité : si on a coffré son père, son oncle, ça pourrait être n'importe quoi".
Je ne dis rien. J'espère juste apparaître de façon anonyme dans ces archives-là. J'hausse les épaules. De toute façon, il n'y a plus guère besoin d'enquêter.
"Le plus efficace serait maintenant d'aller directement le confronter à tout ça... Mais j'ai la trouille pour Viktor. Imagine qu'il soit encore avec lui, en ce moment ?"
Se faire avoir naïvement par un taré, ça fait partie des trucs qu'on est en droit de redouter. Si ce malade en a après les Hargreeves, qui sait ce qu'il pourrait lui faire ? Viktor est littéralement un chou à la crème, amoureux qui plus est, et ça me glace d'autant plus le sang.
"Aller tirer Viktor de là fait partie des actions à prioriser, et ce d'autant qu'il n'a pas de pouvoir pour se protéger. Allison et Diego sont sur le coup en ce moment-même. Fichtre, ça me rend dingue de ne pas pouvoir y aller".
'Fichtre'... Qui-donc dit encore 'fichtre' ? Toutefois, je me trouve quelque peu rassurée, et je fixe Cinq, pleinement consciente d'un autre fait :
"C'est perturbant de penser que l'apocalypse puisse être provoquée par quelqu'un de si 'proche' de la famille. Et dans presque deux jours maintenant. J'ai du mal... à croire à une coïncidence".
"C'est exactement mon avis", acquiesce Cinq à mi-voix, et je penche ma tête sur le côté.
"Qu'est-ce qui serait assez énorme pour provoquer une apocalypse, Cinq ? Je veux dire : de l'ampleur de ce que tu as vu".
Après tout, il n'y a que lui qui sache. Luther est persuadé que ça a un rapport avec la Lune, mais ça me semble reposer sur un délire personnel de persécution lié au fait que son père l'y ait exilé. Je sais que ma question va replonger Cinq dans des souvenirs qu'il préfèrerait évincer. Mais le temps file vite, maintenant, et comme dans cette conversation, je suis finalement bel et bien 'un autre lui' - d'égal à égal enfin - alors autant laisser nos cerveaux turbiner.
"Je l'ignore. J'ai pensé à l'explosion d'une Tsar bomba, mais..."
Pour la première fois, je vois passer en Cinq bien plus que l'amertume d'années de solitude. Une douleur perçante que je connais pour y avoir été trop récemment confrontée. Cinq avait déjà dit que tout le monde mourrait. Tout le monde. Et il ajoute à présent, les mains croisées sur son pyjama bleu clair, avec des yeux que je sais que je ne verrai pas pleurer :
"... les corps... ~vos corps~... n'étaient pas brûlés".
C'est une chose de le théoriser, c'en est une autre de l'entendre dire, de la bouche de quelqu'un qui l'a vu. D'un coup, je me prends en pleine face l'imminence de ce qui va arriver, bien plus vivement que tout ce que j'ai pu ressasser depuis que Klaus m'a balancé l'éventualité de la fin du monde au dessus d'un sandwich club végé. L'échéance de nos morts à tous se compte en heures, à présent. Et pour la toute première fois, ce n'est plus de l'angoisse mais de la panique, qui me saisit aux tripes.
Mes yeux se posent sur l'uniforme de Cinq, bien plié au pied de son lit. Sur l'écusson de l'Umbrella Academy, cousu par la main-même de ma grand-mère sur le tissu bleu-foncé : le parapluie, l'éclair, le crâne et le masque, avec la pureté héraldique du blanc et le rouge du martyr. 'Ut Malum Pluvia' : 'quand le Mal pleut', funeste devise, avec cette idée que seul le parapluie peut protéger par son abnégation. Mais le peut-il de tout ?
"Qu'as-tu fait... de nous ?"
Sous le coup de cette question, j'ai l'impression que je viens de le frapper à la poitrine, et il sert à présent son poignet avec son autre main, comme s'il allait le briser. Il secoue la tête, ses petits yeux bleus dans le vague de ce traumatisme qui ne le quittera jamais, tandis que les miens rougissent.
"Soyez contents", souffle-t-il.
"Vous êtes les seuls représentants de l'humanité à avoir été inhumés".
Mon estomac se tord, tout autant que mes doigts. Je n'ai même pas de larmes, moi non plus, je n'ai même plus d'air. Je comprends. Je comprends le désir viscéral de Cinq d'éviter ce qu'il va se passer.
"Beaucoup de gens avaient été écrasés par des gravats, absolument tous les bâtiments avaient été effondrés. Les autres étaient juste morts sur pied, là où ils se trouvaient. Soufflés par une déflagration, peut-être. Je l'ignore".
Et il ajoute, plus bas encore, comme un murmure, tandis que dehors, la pluie battante se met à tomber :
"Aucune bombe H ne courberait le métal de cette façon".
Je comprends que c'est quelque chose de nouveau. Quelque chose qui dépasse les connaissances de Cinq alors qu'elles me semblaient infinies. Quelque chose qui semble absurde au regard du potentiel de Jenkins, aussi fou qu'il soit. Quelque chose de bien trop lié aux Hargreeves pour que ça soit fortuit. Quelque chose qui ramène depuis le moucheron jusqu'au cavalier. Ensemble, nos cerveaux remontent le fil logique, comme une pelote que l'on déroulerait. Nous nous regardons, plusieurs secondes, sans rien dire. Les lampes crépitent, fort, trop fort, au point que l'ampoule de celle de droite en vienne à claquer. Et alors je murmure le changement de paradigme qui vient de nous traverser :
"Je vais prendre le Valium".
"Au cas où, tu devrais".
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Notes :
Ce chapitre me permet d'écarter une difficulté que j'ai avec le scénario de la série. En effet, dès le moment où Cinq connaît le nom d'Harold Jenkins, j'ai du mal à envisager que Cinq ne se pose pas de questions sur Viktor. On peut imaginer qu'il est trop certain de son absence de pouvoirs (ou qu'une Rumeur lancée par Allison dans l'enfance l'empêche de l'envisager). Mais finalement, que Rin serve de fausse piste plus évidence occupant son esprit pourrait aussi le justifier.
Je me rends compte qu'une autre info a été survolée par Allison, Diego et Cinq, dans le casier d'Harold : sa date de naissance. Mais j'imagine qu'ils se seraient posés beaucoup de questions, s'ils avaient du réfléchir à ça, et que cette impasse aurait noyé le scénario porté à l'écran sans le faire avancer.
Littéralement, le blason de l'Umbrella Academy résout le mystère. La pluie, est littéralement ce qui se met à tomber quand Viktor laisse ses émotions prendre le dessus. La réponse était là depuis toujours. Hein Régie ? Mais ça, aucun de ses enfants ne peut encore le réaliser.