Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 18 : Les liens qui comptent

2776 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/11/2023 14:36

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 7, quelque part entre 35:40 et la fin de l'épisode. TW : harcèlement scolaire.


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29 mars 2019, 18:02 (... à nouveau)


C'est un sentiment étrange, celui de faire un truc pour la dernière fois avant la fin du monde: est-ce que je vous ai déjà dit ça ? C'est idiot, mais j'ai encore pensé à ça en sortant la poubelle de la boutique, ce soir, celle qui ne passe qu'une fois par semaine. Je suis toujours anxieuse face à ce qui est au devant de nous, mais peut-être que le nom brandi ce matin par Cinq m'a soulagée. Je n'ai pas sorti la boîte de Valium de ma poche de la journée. Peut-être qu'après-tout, je n'en prendrai pas. Harold Jenkins. Rodrigo, en tout cas, n'en a jamais entendu parler.


En revenant à Hargreeves Mansion, je me suis téléportée directement au travers de la porte du 'Salon des enfants' donnant sur la rue, mon organisme implorant pour une rasade de café. Peut-être que ce besoin d'en boire à nouveau est une expression ferme de ma décision de ne finalement pas étouffer mes pouvoirs. Je sais que la caféine les rendra plus alertes, plus efficaces, plus endurants. Tout ce que Cinq recherche sans cesse, en somme. S'il devait un jour s'en passer, sans doute faudrait-il lui aussi l'attacher.


A peine entrée, je l'ai vue. D'abord sans trouver ça anormal, tant la forme en corolle de sa robe années cinquante est ancrée pour moi dans le décor de cette salle à manger. Puis m'est revenu le souvenir de sa forme inerte dans la galerie, de son avant-bras béant, de ses yeux fixes et vides de machines arrêtée. Grace, immobile, me sourit, l'éponge avec laquelle elle nettoyait la table de bois suspendue de façon robotiquement trop stable pour sembler humaine. Je cligne des yeux, devinant que seul Pogo a pu la réactiver.


"Tu cherches Klaus, mon ange", dit-elle dans un grand sourire. "Il a dit qu'il rejoignait Luther dehors. Ils doivent être en train de jouer".


J'arque un sourcil. Ma première pensée va à son sevrage, et à la sale tête qu'il affichait ce matin. Je ne sais pas s'il aura finalement été attaché, mais s'il est 'parti jouer' avec Luther, alors j'imagine que tout est sous contrôle. Luther est fiable et responsable aujourd'hui, et - si ça ne va pas - il saura le ramener. Ma seconde pensée va au fait que Grace semble... m'avoir reconnue, chose qu'elle n'avait jamais fait.


"Est-ce qu'il y a quelqu'un à la Maison ?"


Tout me semble bien silencieux, une fois de plus, en dehors du bruit de son éponge qui gratte la table.


"Pogo est là, ne t'inquiète pas. Et notre cher Numéro Cinq se repose dans son lit, il a vraiment eu une mauvaise journée. Je suis sûre qu'il se portera comme un charme demain matin au petit déjeuner".


Cinq ? Se reposer ? Dans son lit ? Une mauvaise journée ? Absolument rien ne va, dans cette phrase, et je suspecte que le problème est plus sérieux qu'il n'y paraît. Ce matin, il titubait comme rarement, mais j'ai peut-être trop l'habitude de Klaus pour m'être sur le moment inquiétée. Grace cesse de gratter la table et penche fixement sa tête de côté en me fixant de ses yeux bleus mécaniques.


"Marine, tu va sûrement vouloir du café".

Bigre. Elle été fichtrement bien reprogrammée.

"Heu je... oui, merci.

"Mais de rien ma chérie, je vais le faire bien serré, comme tu l'adores".


Tandis qu'elle pose son éponge et tape des mains joyeusement, je la regarde virevolter jusqu'à la machine à café et entamer un nouveau paquet que j'ai moi-même acheté. Je me demande ce qu'elle sait finalement de moi, et à quel point sa remise en fonction l'a changée. Alors je risque, tout en m'asseyant à la longue tablée :


"Vous connaissez mon nom maintenant..."


Le paquet de café dans sa main, Grace pivote pour me regarder.


"Oh il faut me tutoyer, mon ange, ça serait ridicule".

Elle rit en dévoilant ses dents parfaites.

"Bien sûr que je connais ton nom, mais qu'est-ce que tu racontes.

Sa voix artificiellement humaine est attentionnée mais ferme.

"Et ta date de naissance, la taille de tes vêtements, ton casier judiciaire, ton orientation sexuelle, ton parcours médic-"

"C'est flippant, Grace".


Plus que flippant. Et sur certains points, elle a l'air d'avoir même une vision plus claire que moi. Elle pointe un index dans ma direction, comme si elle allait me faire la morale.


"Tu sais que je n'aime pas que tu m'appelles Grace, ma chérie. Ce n'est pas ce qu'on fait avec sa maman".


Mes sourcils se pincent, et je déglutis avec peine tandis qu'elle se pare de nouveau d'un immense sourire et se retourne pour doser les cuillères de café. Ainsi c'est comme ça ? Sa reprogrammation a pris en compte ma personne comme comptant parmi ses enfants ? Je reste figée, à la regarder manipuler le percolateur. Il y a maintenant neuf ans que je n'ai pas prononcé le mot 'Maman'. Et je ne pense pas pouvoir le faire avec elle, jamais. Elle aura probablement à me gronder jusqu'à la fin des temps. Pendant moins de trois jours encore, donc.


Pendant qu'elle remet de l'eau dans le réservoir, je me demande l'étendue des données qui lui ont été ajoutées. C'est sans doute l'occasion de creuser. L'air de rien, je pose mon menton dans ma main. Et je choisis de l'interroger factuellement, avec un maximum de mots clés.


"Qu'est-ce que sir Reginald avait prévu, pour mon pouvoir et pour moi ?"


Elle ne se retourne pas et enclenche le bouton qui fera couler le café. Elle ne m'a pas reprise quant à la façon dont je l'ai appelé, sans doute parce que ses propres enfants n'ont jamais tari de noms d'oiseaux pour le désigner.


"Je comprends que tu sois triste", répond-elle, sans doute parce que j'ai tourné ma phrase au passé.

"Il fondait beaucoup d'espoirs sur toi comme sur tes frères et soeurs pour garantir un futur souhaitable à ce monde".


Bon sang, ce que ça me met mal à l'aise de me faire inclure dans le lot des Hargreeves par le simple jeu d'une mise à jour de données. Même si - malgré-moi - j'ai fini par me sentir un peu chez moi ici, rien ne remplace une histoire de vie. Il est toutefois vain de la corriger. Et surtout, je sens qu'elle vient de me servir une réponse standard, paramétrée pour être délivrée pour toute question du genre de celle que je viens de poser. Alors je tente autre chose.


"Pourquoi m'a-t-il laissée être élevée par ma mère ?"

Je me reprends, voyant tout de suite que son algorithme est prévu pour déclencher de la peine à ces mots.

"Ma mère biologique, je veux dire ma mère biologique".


Bon sang, c'est délicat de ne pas froisser les certitudes d'un robot. Pogo me l'a dit : je devais grandir dans un environnement 'le moins affecté possible', mais je souhaiterais comprendre cette parole, je le souhaiterais vraiment. Et le plus étonnant, c'est que Grace se met à rire, comme si c'était évident.


"Enfin, mon ange, tu vois bien comme tes frères et soeurs se querellent sans cesse, ça aurait été pareil avec toi".

Je cligne des yeux en silence, dans le bruit du café qui coule. Et comme je ne dis rien, elle ajoute.

"Alors que regarde comme tu leur fais du bien cette semaine, depuis ton arrivée, samedi soir à 08:32. Ce sont des liens qui comptent".


Est-ce qu'Hargreeves avait prévu ça ? Que je finirais par entrer dans le paysage, avec mon foutu intérêt empathique pour les gens ? Est-ce qu'il avait délibérément choisi de me tenir éloignée des missions, des drames, des traumatismes qu'il savait qu'il allait infliger ? Et Grace rit encore.


"Tu es si résiliente. Tu sais bien que toi, tu peux tout réparer".


Son sourire est radieux, tandis qu'elle me verse une rasade du café fraîchement coulé. Je ne sais pas si je peux 'tout réparer', mais il serait absurde de nier que j'essaie. Grace soupire nostalgiquement, tout en posant devant moi la tasse aux armes du Parapluie.


"Tout était vraiment prévu, alors".


Je m'étonne de prononcer ceci avec autant de calme. Bien plus que face à Pogo. Et Grace prend mon constat comme un immense compliment.


"Il avait toujours tellement de coups d'avance, comme il va nous manquer. Mais je reste là pour veiller sur toi, ne t'inquiète pas".


Visiblement, sa fonctionnalité de protectrice aimante est de nouveau enclenchée. Je remercie pour la tasse fumante, bien plus troublée par cette conversation que ce que j'aurais imaginé en m'asseyant. Depuis presque dix ans, je n'ai que Granny, dans toute sa rudesse, même si elle veille maladroitement sur moi. Je me sens dérangée d'être à ce point perturbée par l'affection d'un robot, quand l'humaine qui est ma seule famille est à ce point rêche avec moi. Je comprends mieux Diego, et toute la difficulté de poser une limite à ce qui est algorithmique ou pas. Je soupire.


"Klaus m'a dit que vous.. que tu leur a donné leurs noms".


Le système de Grace semble s'adapter souplement à ce tournant dans la conversation, et elle pose la cafetière devant moi sur le dessous de plat.


"Oui, quel bon souvenir. C'était la semaine du 4 novembre 2002".


Grace sort des petits gâteaux aux amandes qu'elle dispose dans une assiette avant de les déposer devant moi. Novembre 2002. Comme moi, ils venaient tous d'avoir treize ans. Aux réactions de Klaus qui ne se réfère presque jamais aux numéros qu'ils portaient jusqu'alors, je devine que cette étape a été importante dans sa vie, et dans une forme de construction identitaire, quelque part. Il est presque impossible de se représenter ce qu'est de grandir sans avoir un nom. Je prends une première gorgée de café, même s'il est encore brûlant.


"Est-ce que tu en as décidé, ou est-ce que sir Reginald t'a demandé de le faire ?"


Je n'utilise pas le mot "programmé", car je ne suis pas sûre que les lois de la robotique lui permettent d'avoir conscience de ça.


"Bien sûr qu'il m'a demandé de le faire", me répond-elle calmement. "Mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas mis tout mon coeur à les choisir".


Il m'est si difficile de penser que son expression touchée n'est que le résultat de sa mécanique.


"En fonction des endroits et contextes qui les avaient vu naître, j'ai essayé de calculer comment ils auraient pu être plausiblement nommés. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de prendre en compte leurs caractères. C'était si difficile pour Klaus, tu peux imaginer !"


Je ris doucement, parce que c'est vrai. Je n'en connais qu'un, en dehors du père Noël, ce qui en soit lui va comme un gant. Mais mon sourire retombe, et je demande :


"Pourquoi a-t-il finalement décidé de les nommer ?"


Grace pose ses mains parfaites sur le dossier de la chaise qui me fait face.


"Voyons, ils ne pouvaient plus rester seulement des numéros".


Je relève les yeux de mon mug, consciente qu'on me sert à nouveau une jolie réponse bien rédigée. En réalité, je me doute parfaitement de la raison. A leurs treize ans et aux portes de l'adolescence, Hargreeves devait déjà avoir une conscience assez nette du fait qu'il avait passablement merdé.


"Il a pris conscience qu'il était en train de les bousiller ?"


"Jamais de la vie !"

Malheureusement, Grace a sans doute raison, dans toute l'ironie de son interjection. Jamais il n'a pris conscience de ça, non. Et elle ajoute, pétillante :

"Il a voulu en faire une équipe. C'est ce qu'est aussi une famille, non ?"


Des noms pour devenir une famille, comme des tatouages pour devenir une équipe. Je ne comprends pas comment il pouvait espérer que ça marcherait. Un telle déconnexion des réalités humaines me dépasse.


"Cinq n'a pas de nom, n'est-ce pas ?"


Je reprends une gorgée de café, et Grace reste parfaitement immobile. Dans ces moments-là, sa perfection trahit sa nature androïde.


"Oh je lui en avait trouvé un si beau", dit-elle. "Quel dommage qu'il soit parti sans l'accepter. Tu le connais, notre Cinq, il aime aller à l'efficacité".


Je ne m'étonne pas qu'il ait refusé d'être nommé. Un numéro, un paramètre dans l'équation de l'univers, sans s'encombrer de sentiments. Mon avis, c'est que ce n'est qu'une apparence, et que Cinq est bien moins détaché de l'affect que ce qu'il veut bien laisser croire. Je souris vaguement, et je ne veux pas savoir ce qu'elle avait choisi pour lui. Pour moi, maintenant, il ne peut être rien d'autre, au point que ce nom ne me semble même plus être un numéro. Comme Claire porte le nom de la lumière et moi celui de l'océan. Et d'ailleurs, je vois Grace me sonder, comme si ses rouages avaient une donnée manquante.


"Pourquoi ne veux tu pas être nommée Marine ?" demande-t-elle comme si elle attendait que je compense ce défaut d'information, et je soupire.


Moi aussi, finalement, j'ai changé de nom à treize ans.


"Je me suis fait emmerder par des mômes au collège. Parce que ça sonnait trop français. Parce que ça ne collait pas avec l'idée qu'ils avaient de mon visage. Parce que ça sonnait trop militaire. Il y avait toujours une raison".


Personne n'est à l'abri de lutter avec son identité, personne. Et si Hargreeves a toujours gardé enfermé ses protégés, c'est peut-être aussi pour tenter de les préserver de tout ce que l'humanité a offrir de pire, surtout au collège. Les harceleurs trouvent toujours le moyen de ne pas se faire prendre. J'ai choisi de devenir invisible et punk à la fois. C'est la solution que je me suis trouvée.


"Tu t'es choisi un nom à toi-même, comme c'est merveilleux !"


Je ne sais pas si ça l'est, mais je souris vaguement.


"J'étais surtout très seule, en vrai".

Et Grace me regarde avec une affection parfaitement simulée.

"Tu ne l'es plus du tout, quel bonheur !"


Et le plus fou, c'est que c'est vrai. Je la regarde longuement, un peu tristement aussi. Cette semaine est l'une des pires de ma vie, et la meilleure à la fois.


"Si la fin du monde était dans trois jours..."

J'y vais avec prudence car je ne sais pas ce qu'elle peut manoeuvrer.

"... où voudrais-tu être, au moment où ça arriverait ?"


Grace ne cligne pas, et sa tête pivote de quelques degrés.


"C'est une question difficile".


Je la vois calculer, comme elle n'a jamais calculé.


"Un instant s'il te plaît".


J'écarquille mes yeux. Consciente de pousser son système à ses limites. Pourtant, enfin, elle se remet en marche, et ses pupilles refont le focus dans mon regard.


"Je voudrais être ici", dit-elle, "à simplement tous vous regarder".


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Notes :


Il y a une parole importante prononcée par Grace, cachée dans cette scène. Quelque chose dont nous reparlerons... à la saison 3. En tout cas, cette réflexion identitaire allait forcément arriver. J'espère l'avoir menée avec le respect robotiquement nécessaire.


Dans les comics, Grace choisit les prénoms par elle-même, tandis que dans la série, il semble qu'elle aide plutôt les enfants à choisir. On entend ces prénoms utilisés très précocement, dans les scènes de flashbacks. J'ai préféré la version où Cinq part juste avant d'avoir accepté d'être nommé, donc un choix effectué en novembre 2002.


A la Comic Con, l'actrice de Grace s'est vue demander comme elle pensait que Grace aurait prénommé Cinq. Elle en a proposé plusieurs, dont Henry, Bernard et Arthur. Possiblement, Cinq aura de fait rejeté l'un d'entre eux.


Je me suis amusée à demander à une IA comment Grace aurait nommé Rin si elle avait dû le faire. Légitimement, j'avais envie qu'un robot décide. Et la réponse a été "Camille".

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