Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 17 : L'antichambre de l'au-delà

4979 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/11/2023 08:32

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 6, quelque part autour de 50:00 sans doute (pendant que Cinq termine ses actions à la Commission, juste avant l'invocation de Dave et le retour en arrière temporel). TW : Sevrage de drogues - entrave - violence physique.


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29 mars 2019, 18:02


C'est un sentiment étrange, celui de faire un truc pour la dernière fois avant la fin du monde. Attack of the Killer Tomatoes n'avait clairement pas la même saveur, hier soir. C'est comme si le cerveau n'était pas câblé pour se représenter l'imminence de l'apocalypse, comme si on ne pouvait pas imprimer ça. Et pourtant c'est là, sur la conscience. Et on sait - au fond - où on veut être à ce moment-là.


Certains se consument de venger un proche, comme Diego, d'autres d'en revoir, comme Klaus ou Allison. Moi je laisse couler, maintenant, mais avec ce noeud au ventre et à la gorge, celui qui ne part pas. Je n'ai encore rien pris, je ne sais pas combien de temps ça tiendra. Chaque minute me montre que je ne commets rien de terrible, mais l'échéance théorique, inexorable, fait de plus en plus trembler mes doigts.


Et puis il y a ceux qui essayent encore de lutter. Cinq, bien sûr, où qu'il soit en ce moment, mais Luther est aussi de ceux-là. Sans trop de fondement, d'ailleurs : juste parce qu'il a l'impression débile que c'est son rôle, je crois. Il veut être 'Numéro Un' jusqu'au bout, s'accrocher à la seule justification de son existence qu'il voit. Son leadership est une illusion pathétique. Mais ce n'est pas à moi de commenter ça.


Ce matin, il a de nouveau convoqué une petite réunion familiale au salon, et je me suis incrustée discrètement avant de partir au boulot : invisible près du porte-manteau. Il a essayé de fédérer tout le monde dans le vide, comme il n'a aucune idée d'où il va. En invoquant la sacro-sainte force de frappe de l'Umbrella Academy, ce qui a fait rouler des yeux exaspérés à sa maigre assistance. Personne ne l'a vraiment écouté. Le seul point marquant qu'il a avancé, c'est la certitude que tout le monde allait y passer. Tout le monde. Et même si je ne me faisais guère d'illusion sur ça, j'en ai quand même renversé un parapluie malgré moi.


J'ai pris le chemin du taf quand Klaus a suivi Diego à l'étage. Il ne lâchait rien, j'étais déjà surprise qu'il ait tenu jusque-là. Il n'avait rien consommé de la nuit, et ça commençait à se voir : sa tête semblait peser une tonne, et j'ai cru plusieurs fois qu'il allait gerber sur les chaussures de Luther. Une chose était claire : si Diego refusait de l'attacher, dans l'heure il replongerait. Je comprends sa démarche maintenant, aussi violente qu'elle soit. Mais je maintiens que je n'aurais pas pu faire ça.


La journée s'est passé sans heurts à la quincaillerie, pour une fois. Bizarrement calmement jusqu'au soir, comme si j'étais détachée de tout, sans même toucher au Valium dont la boite traine à côté de la caisse enregistreuse. Après avoir fermé le rideau roulant sur la vitrine et consigné les comptes des recettes du jour dans le cahier, je fourre la boîte de médicaments dans ma poche et éteins les plafonniers en portant simplement mon attention sur eux.


Je sais que je vais repasser à Hargreeves Mansion. Comme Klaus a mentionné le grenier hier, j'ai pensé toute la journée à ce que j'y trouverais. Je me doute que Diego se sera contrefiché de voir comment il gérait la descente : moi non. Comme quoi, on a finalement des compétences complémentaires. Je sais que ça va être difficile, j'ai passé neuf heures à me préparer à l'idée. Mais toute incapable que je suis d'attacher Klaus, ne pas interférer maintenant que le plus gros est fait : ça, je le peux.

*Crac !*

Je me téléporte à l'arrêt de bus. L'air est froid. Dans ma poche, les cachetons de Valium me murmurent que demain je ne ferai peut-être plus ça.


La Maison me semble entièrement vide, quand je referme la porte principale derrière moi. L'énorme lustre est toujours au sol. De toute façon, à quoi bon le réparer ? Le grand escalier, le couloir, l'escalier vert, tout me semble mille fois plus long à traverser, dans ce silence pesant. Je ne souhaite pas sauter à travers l'espace, j'ai besoin de faire le chemin. Et lorsque je pose le pied sur le dernier palier, l'angle de vue ne laisse directement plus de place à l'anticipation.


Klaus est écrasé au sol, sa chaise s'étant renversée. Ses yeux sont creux, on dirait qu'il a transpiré toute l'eau de son corps. Pour être tombé comme ça, il a du traverser une phase sacrément agitée. Le vertige de la descente en crash est rude, mais il a l'air conscient, tandis que j'approche pour me figer à un mètre de distance.


Comme hier, je peux sentir que Ben est là même si je ne le vois bien sûr pas, tout comme je sens maintenant les ampoules allumées jusque dans mes terminaisons nerveuses. Je sens que ça a quelque chose à voir avec l'énergie, même si j'ignore encore quoi. Mais après tout, les fantômes en sont aussi faits.


"T'es venue", constate Klaus depuis le sol. "Tu vas me détacher ?"


Je ne dis rien, et un râle de frustration douloureuse lui vient quand il comprend que je ne le ferai pas. Que je vais même rester à distance, parce qu'il a sans doute besoin d'en passer par là.


"Tu veux que je te redresse ?"

C'est tout ce que je proposerai. Et après avoir considéré cette éventualité, il décline sombrement.

"Je ne tiendrais plus ma tête, de toute façon".


C'est clairement vrai. La seule chose qui lui donne encore une forme, c'est le fait d'être ligoté. Diego a sacrément bien fait son job avec cette corde bleue. A ce stade, on peut vraiment parler de professionnalisme, je crois.


"Comment tu t'en sors ?"

"Nickel. Vraiment nickel".


Le tableau de lui au sol, et moi debout, aurait presque de quoi faire rire. On sait tous les deux que c'est faux, en tout cas. Du coup, sa réponse est aussi peu importante que ne l'était ma question, et je la remplace par la seule interrogation qui ait vraiment un intérêt :


"Tu n'as pas encore pu l'invoquer ? Dave".

Sa tête bouge vaguement en signe de négation et il souffle :

"J'ai l'impression d'être en sevrage depuis des jours, comme dans encore une de ces foutues distorsions du temps".

"T'es allé vraiment trop loin pour renoncer maintenant", lui dis-je, et je concède :

"Moi je trouve ça super courageux".


C'est un sentiment honnête. Et un compliment qu'il n'a pas tellement l'habitude d'entendre, surtout la face contre le plancher. Mais je sens toute de suite que l'expression de gratitude qu'il s'apprêtait à afficher tourne court, rapidement remplacée par un plissement des yeux et un trait d'effroi que je ne connais que trop. Le sevrage a ouvert une large porte. Et - pour reprendre ses mots - 'les enfoirés convaincants', ces spectres qui se consument d'être écoutés, se massent une fois de plus aux portes de sa conscience.


J'ignore combien ils sont, j'ignore ce qu'ils lui disent, mais je regarde autour de moi en même temps que Klaus serre ses paupières, sans voir ce que je peux pourtant sentir. Ils sont partout, la présence diffuse de Ben se confondant avec eux. Malgré moi, je recule d'un pas, et - lentement - je me laisse tomber à genoux dans la poussière du grenier. Je ne sens que des bribes d'énergie, et pourtant, je sens cette agression, cette violence. Je réalise que personne ne peut vraiment comprendre ce que vit Klaus, à chaque fois qu'ils lui font ça. Je comprends maintenant pourquoi Klaus a essayé deux fois de mettre fin à ses jours, même si ça a échoué.


Sa tête tape au plancher, comme s'il voulait s'assommer. Et je ne veux pas, qui le voudrait ? Au diable, le mètre de distance. Ma main tente d'enrayer son mouvement en le maintenant au sol, mais il déploie une force que je ne peux pas endiguer. Je recule encore, j'essayer de respirer, tandis que l'invisible autour ne cesse de convulser. Je sais ce qu'il faudrait tenter, je l'ai déjà fait.


Et alors, péniblement, je me mets une fois de plus à chanter.


J'ignore si ma mélodie est trop faible, j'ignore si la sobriété de Klaus est trop avancée. Mais - cette fois - les fantômes n'en ont que faire de me voir fredonner. On dirait qu'ils se rient de moi : rien ne change, même si je continue. La corde qui retient Klaus crisse tant sa crispation est forte, au point qu'il pourrait finir par le blesser. Pourtant, il ne lutte toutefois pas vraiment, plus incapable que jamais de leur échapper.


Chanter est vain, totalement vain. Je recule à nouveau en glissant sur les lattes inégales, et j'enfouis mes yeux dans mes bras croisés. Je souhaiterais que ça s'arrête, je voudrais leur crier de s'en aller. Mais le réflexe qui me vient est autre, tout autre, et ce n'est plus celui de fredonner : je tente... de les éteindre, cette fois. Comme je l'aurais fait avec les néons de la boutique, ou la machine à café. Ils sont de l'énergie ? Soit. Moi je n'ai plus besoin d'interrupteurs.


Ce qui se passe alors est indistinct, pour moi, mais je suis presque sûre d'en avoir décontenancé un. D'avoir fait vaciller un équilibre que leur assemblée tenait pour acquis. Une pichenette, c'est ce que je leur ai fait. Mais ils s'offensent, en chaîne, et rebroussent chemin pour un temps. Un sursis dans leurs revendications, mais finalement je ne veux rien de plus. Qu'ils s'en aillent, même juste un peu.


D'un coup, le calme revient sur le grenier. Statique. Lourd. Même la présence de Ben s'en est allée avec le flot, et je reste assise là, exténuée. Klaus a toujours le front vissé au bois du plancher, mais ses yeux scrutent les miens comme s'il essayait de comprendre ce que j'ai fait.


"Mais qu'est-ce qu'ils veulent, à la fin !", dis-je avec une force que je n'aurais pas souhaitée.


Bien sûr, il ne me répond pas. Mais je suis en colère, maintenant, parce que je réalise ce qu'il vit. Pourtant, Klaus, lui, se relâche, possiblement plus épuisé que jamais.


"Tu m'as dit qu'ils voulaient être entendus, qu'ils criaient ton nom. Mais qu'est-ce qu'ils attendent vraiment de toi ?


Son regard est dans le vague du bric-à-brac du grenier, comme à distance de la réalité.


"Ils... attendent... je ne sais pas..."

Faire sortir ces mots lui coûte autant que de respirer.

"Je suis leur seule interface, ils considèrent qu'ils n'ont pas le choix..."

"Le choix de demander quoi ?"

"Ils veulent qu'on leur rende justice. Ou avoir une chance de revenir. De finir ce qu'ils devaient accomplir. Comme si je pouvais parler pour eux. Comme si je pouvais... les ramener".

Il ne bouge plus, moi non plus. Et je répète :

"Les ramener..."

"Ils sont morts, qu'est-ce que je suis censé faire ! Ils n'écoutent pas. Ils n'écoutent jamais. Et ils reviennent, ils reviennent..."


Un moment, je ne dis plus rien, mes mains sans forces sur mes chevilles. Je sais que le moment est venu de lui dire, de lui parler. J'aurais dû le faire depuis longtemps, et je n'ai jamais pu. Si je ne le fais pas maintenant, probablement, je ne le ferai jamais. Mais j'en tremble, et mon silence attire le peu d'attention qui lui reste encore, au milieu du bourdonnement de sa tête.


"Rin, qu'est-ce que t'as ?"


Je le regarde, là par terre. Et j'aimerais qu'il se rappelle. Pour ne pas avoir à lui dire. Ne pas avoir à le raconter.


"Klaus, tu ne te souviens vraiment pas de notre première rencontre ?"


C'est tout ce que je réussis à bredouiller, et il semble interloqué.


"Si... mais si. Qu'est-ce que tu racontes".

"C'était où ?"

"En garde-à-vue... dans les cellules de détention provisoire de..."

"Non. Non, avant ça".

"Quoi, comment ça, 'avant' ?"


J'ai du mal à croire que je vais évoquer ça. Mais c'est trop tard pour renoncer. Je prends une immense inspiration, dans l'air sec du grenier.


"Je... tu sais combien je faisais de conneries, à l'époque".


Voler. Espionner. Falsifier. En utilisant sans honte les pouvoirs que je taisais le reste du temps. Je n'en suis pas fière, mais je mettais à profit ce que je savais faire de mieux : m'introduire, me cacher, agir sans que personne ne le devine. Non, finalement ce n'était pas ce que je savais 'faire de mieux' : c'était la seule chose que je savais faire. J'avais déjà arrêté le lycée. Je serre les dents.


"Ma mère m'a dit cent fois qu'elle n'avait pas besoin que je 'contribue' au loyer. Mais je le faisais pour avoir la seule garantie qu'elle ne me foutrait pas dehors".


Klaus peut comprendre ça. tous autant que nous sommes, malgré nos affres et nos défaillances, n'avons jamais eu de cesse que de nous faire aimer.


"Où tu veux en venir ?"


Il s'en décroche presque le cou, pour pouvoir me regarder, et j'ai du mal à soutenir sa posture interrogative, ainsi ligoté.


"A seize ans, moi je me faisais payer pour les pires missions. Et toi... toi on t'envoyait... intercepter les gens comme moi".


Cette parole fait passer un trait d'inquiétude dans ses yeux creusés. Et avant qu'il ne m'interrompe, je lui dis assez bas :


"Ce jour-là, j'avais pour mission de détruire... des documents. A l'Hôtel de Ville de The City. Je ne sais plus lesquels, ni pour qui. Je suppose qu'il s'agissait d'une affaire politique, peut-être en lien avec cet immense complexe immobilier qui n'a jamais vu le jour, tu sais".


Je soupire.


"J'avais récupéré les dossiers aux archives, j'étais dans l'antichambre, où se trouvait la déchiqueteuse à papier. J'avais à peine eu le temps de commencer. Je ne sais pas comment j'ai été repérée. A quel moment vous avez été appelés. Je me souviens surtout de l'alarme, quand elle a sonné".

"Non... c'est quand même pas vrai..."


Klaus déglutit avec peine. Je vois que mes mots cognent son cerveau, bien plus que quand il est complètement défoncé. Lui parler à ce degré de sobriété est anormal pour moi, même s'il est tellement épuisé qu'il semble sur le point de défaillir.


"J'ai enfoncé ma capuche, je crois que j'ai voulu rejoindre la porte de l'escalier pour partir, mais Allison est entrée. Elle devait avoir une bonne longueur de distance".

"Souvent la première, Allison. Souvent..."


Sa voix n'est qu'un murmure ténu sur la poussière.


"Elle a eu le temps de me lancer une Rumeur, à peine face à face avec moi. Voulant que... je ne puisse sortir de cette pièce que les menottes aux mains".


Il ferme les yeux, comme si d'imaginer ça retournait son estomac déjà malmené.


"J’ai essayé de me téléporter en dehors de l’antichambre dans l’escalier. Je n’y suis pas arrivée. Aucun doute quant au fait que ses Rumeurs fonctionnent bien".


Et ce n’est pas le seul domaine dans lequel Allison excellait.


"Elle a essayé de me donner un coup, je ne sais pas par quel miracle j’ai esquivé. Et la fraction de seconde que j’ai passé dans son dos, je l’ai utilisée pour me rendre invisible. L’un d’entre vous a crié dans le couloir que les documents devaient absolument être préservés. Et puis vous êtes tous arrivés".


Je secoue la tête, l'impuissance ressentie à ce moment me revenant, intacte.


"Luther, Diego, toi... et Ben qui était encore là. J’étais seule, vous étiez cinq. J'étais bloquée dans cette antichambre, plus personne ne me voyait..."


Je crois me souvenir qu'Allison a demandé en criant où j’étais. Elle n’a pas compris : elle ne le pouvait pas. Peut être qu’elle pensait que sa Rumeur avait échoué. Je passe ma main sur mes yeux.


"Je suis retournée à la déchiqueteuse, j’ai voulu continuer le travail le temps que vous vous interrogiez. Aller le plus loin possible. Ma mère... son cancer venait d’être diagnostiqué. On avait besoin de cette thune, enfin je le croyais. Je voulais détruire un maximum de documents, dans l’espoir qu’on me paierait quand même assez".


"Je me souviens de la déchiqueteuse", souffle soudain Klaus. "Je me souviens du bruit qui ronflait".

"Celui des sirènes des flic, dehors, aussi", j'ajoute, amère. "Elles arrivaient pour cueillir leur cadeau invisible. Et Luther... Luther aussi voulait que son boulot soit fait. Il a encore crié qu'il fallait préserver les papiers, il vous hurlait tous dessus, d'ailleurs, quand moi je continuais de broyer..."


Les sourcils de Klaus se pincent,tandis qu'il rassemble les maigres souvenirs qu'il a de ce jour. Une mission parmi tant d'autres, sans doute. Bien malgré moi, mes yeux se chargent de larmes que je retiens de toutes mes forces. J'ai eu du mal à croiser Luther, cette semaine : beaucoup de mal au début. Je me suis habituée, mais j'aurais aussi bien pu ne jamais y arriver.


"Mener à bien ces foutues missions le tenait vraiment à cœur, hein ?"

Klaus cligne des yeux.

"Tu ne peux même pas imaginer".


Et il le faisait à sa manière. Bourrin comme un âne. Mes épaules tombent, tandis que mes larmes s'accumulent.


"Il ne me voyait pas. Il aurait pu simplement marcher et appuyer sur le bouton de la broyeuse. Juste ça. Mais non. A la place il a..."

"Il a jeté dessus une lampe à pied".


Klaus se souvient, maintenant. De la façon dont la lampe en fonte est partie comme si elle avait été une brindille, de la façon dont elle a heurté la broyeuse, arrêtant sur le champ la destruction du papier. De la façon dont les documents ont volé.


"Moi... j'étais derrière", je lâche dans une complainte. "Et dans la surprise, je n'ai pas eu le temps de me rendre intangible. Quelle erreur j'avais fait de ne pas le faire tout de suite".

Je m'en veux, terriblement. même après des années.

"Je ne sais pas sur quoi ma tête a tapé. Je ne saurai jamais, je crois".

"C'était toi..."


Nous nous fixons. Maintenant, au moins, nous savons tous les deux de quoi nous parlons.


"Quand j’ai rouvert les yeux, il n’y avait que toi. Les papiers partout, les sirènes, et les voix des flics et de Luther dans le couloir. Je me souviens avoir lutté pour capter de l’air, comme si ça avait pu ne plus jamais m’arriver. Le vertige, aussi, car mon cerveau avait été embrumé. C'était comme un retour. Comme... 'une remise à zéro'. Klaus, je..."


Mes yeux sont probablement très rouges maintenant.


"Tu es parti. Ce flic m’a passé les menottes. Il m'a emmenée. Aucune charge n’a été retenue contre moi. C'est le commanditaire qui a tout pris. Mais je pense..."

Je ferme les yeux pour pouvoir dire ça.

"Je pense vraiment que Luther m'a tuée, ce jour-là".


Je suis convaincue que - pour moi - cette antichambre a bien manqué être celle de l'au-delà. Un silence passe, au cours duquel je sens la présence diffuse et invisible de Ben revenir dans un coin du grenier. Et Klaus objecte, lui-même tremblant un peu :


"Rin, regarde-toi... tu n'es pas morte du tout. Sinon... les autres ne te verraient pas... Je ne peux pas toucher Ben : toi oui".

C'est une phrase à la Klaus, ça.

"Je sais très bien que je suis en vie. Tu ne comprends pas..."


Je secoue la tête. Je sais à quel point c'est absurde... ou au contraire, pas tant que ça.


"Si je sais quelque chose, c'est que nos pouvoirs s'expriment parfois sans le vouloir. Même si Cinq trouve que je suis aux commandes aujourd'hui, quand j'étais petite et ado, je disparaissais souvent sans le faire exprès".

J'essaye toujours de retenir mes larmes.

"Klaus, je pense que... tu peux faire beaucoup de choses dont tu n'as pas encore idée, comme nous tous, et je... je ne crois pas que tes fantômes t'appellent au hasard, lorsqu'ils te demandent de 'les ramener'".


Face à moi, il est comme bloqué, retournant dans tous les sens mes paroles, et ce dont il se rappelle.


"Je t'ai vue redevenir visible après le choc", dit-il. "Et je t'ai vue partir".

Il serre les mâchoires, ses yeux balayant la poussière.

"Je ne sais pas... je ne sais pas ce que j'ai fait".


Je le fixe. Parce que je sais très bien ce qui va venir à son esprit maintenant. Je le vois presque se construire dans son cerveau redevenu plus net que jamais.


"Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt ?"

"Je ne sais pas, je..."

"Et Dave ? Pourquoi je n'ai pas pu le ramener ? J'ai essayé, j'ai tellement essayé de faire ça. Je n'étais même pas défoncé..."


Cette fois, je pleure pour de bon, pour la dévastation que cette réalisation lui provoque. Je n'en peux plus de cette semaine, vraiment. Si seulement on pouvait tout recommencer. Mais sèche mes yeux, et dans un sanglot pathétique, je lui réponds :


"Je crois que je sais".

Je renifle, sans savoir s'il va pleurer ou me crier dessus dans sa révolte.

"Je crois savoir pourquoi tu as pu m'empêcher de partir moi et pas lui".


Mes mains tremblent et je déteste ça. Mais lui - à ma différence - ne peut même pas essuyer ses larmes, ses mains étant bloquées dans son dos.


"Je pense que tu as pu le faire par réflexe, parce que tu étais assez détaché pour ça. Je n'étais rien, pour toi".


Klaus était si calme ce jour-là. Ma mort était que le résultat de l'erreur de Luther, une injustice n'ayant rien à voir avec cette dévastation ressentie sur ce champ de bataille. Je vois les yeux de Klaus s'écarquiller, et mes mots le percuter avec toute l'amertume de la réalité, tandis qu'il murmure :


"Je n'ai pas pu le ramener... justement parce que je l'aimais..."


C'en est trop pour moi. Moi aussi je me laisse tomber au sol, ma tête rencontrant le plancher en miroir de la sienne. Je me roule en boule, comme si j'avais trop froid, et il me vient la furieuse envie de ne plus être là.


"C'est de la merde, être humain, je crois".


Cette considération résume toute la fragilité de nos vies, et toutes les raisons pour lesquelles Reginald Hargreeves a toujours eu tant de difficultés à manoeuvrer ses desseins. Je respire. J'essaye de me calmer, et je vois que Klaus aussi, même si l'épuisement commence à l'emporter.


"Rin...", dit-il tandis qu'il part dans la somnolence où le sevrage a décidé de l'emporter. "Si c'était aujourd'hui que Luther te tuait..."

Je renifle à nouveau.

"Je ne pense pas que je pourrais te ramener non plus".


Je comprends la portée de ce qu'il dit, ses mots me frappent même alors que je suis déjà à terre moi aussi. Ses yeux se ferment, il a donné tout ce qu'il pouvait, et je parviens à amorcer un geste pour me redresser. Un geste que je n'ai jamais eu l'intention d'achever. Je le regarde une dernière fois, dans l'inconscience à laquelle il a cédé.


*Crac!*


Sous moi, je sens le carrelage des wc de Hargreeves Mansion, glacé. Et je laisse descendre mes larmes, longtemps. Descendre. Descendre encore... et remonter...


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Un flash gris. La scène repasse en arrière, dans le son du tic-tac d'une horloge.

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29 mars 2019, 08:15 (... une nouvelle fois)


"Oh, oh, oh, minute, papillon", dit Klaus à Luther.


J'avoue qu'il est parti dans les tours, laissant à peine respirer tout le monde au cours de cette absurde réunion pré-apocalyptique. Mon avis, c'est qu'il veut être 'Numéro un' jusqu'au bout, s'accrocher à la seule justification de son existence qu'il voit. Son leadership est une illusion pathétique. Mais ce n'est pas à moi de commenter ça. Je suis silencieuse dans mon invisibilité, près du porte-manteau, contre le parapluie, et c'est très bien comme ça. Et Klaus continue.


"On est tous morts en essayant de se battre, la dernière fois que c'est arrivé. T'as pas oublié ?"

"Klaus a peut-être raison, bizarrement".

Diego joue machinalement avec son couteau.

"Pourquoi on réussirait pas, cette fois ?"


Mais il n'a pas le temps de développer, et je sursaute, comme tous au salon. L'air au-dessus du bar vient de se déchirer d'une fissure de lumière bleue comme je n'en ai jamais produite. Crépitante, large, soudaine : une béance temporelle qui vomit... Cinq, au milieu des verres vides.


"Nom de Dieu !", s'exclame Allison tandis que Klaus roule à terre et que Diego brandit absurdement son couteau.

"Bordel, je suis encore défoncé, ou est-ce que vous le voyez aussi ?"


Mais Klaus voit bien : moi aussi je le vois. Et Cinq se casse la figure du bar en titubant.


"Cinq ? Où t'étais passé ?"

Luther tente de le relever, et Allison semble s'inquiéter de le voir ainsi incapacité.

"Ça va ?"

"Qui a fait ça ?"

Cinq regarde Luther dont l'immense main le tient par le bras, puis il arrache le café des mains d'Allison et le descend d'un coup.

"C'est pas important".


Je manque de rire, car six ou sept gorgées suffisent à le remettre sur pied. Je comprends ça. Comme je comprends. Cinq se retourne, tous les regards tournés vers lui, et sa tête ne me dit rien de bon.


"Bon", dit-il, "l'apocalypse aura lieu dans trois jours".

Le silence est épais, mais jusque-là, rien d'étonnant.

"La seule chance que le monde a d'en réchapper, eh bien, c'est nous".

"La Umbrella Academy".

Luther. Je lève les yeux au ciel, mais Cinq choisit de lui donner raison.

"Oui, mais avec moi ça change tout. Alors si vous ne vous ressaisissez pas très vite, je peux vous assurer que nous allons droit dans le mur".


Dans ma poche, je fais tourner la boite de Valium. Je n'aime pas entendre ça, je n'aime pas ça du tout, et je vois bien que les autres non plus.


"C'est de la faute de papa si on est inadaptés. Mais est-ce que ça doit nous définir ? Non".


Klaus secoue la tête, et le plus dingue, c'est que moi aussi. J'ai presque envie d'en rire : Cinq est en train de réussir en vingt seconde ce que Luther échoue à faire depuis une semaine.


"Mais pour qu'on ait une chance de survivre jusqu'à la semaine prochaine, je suis revenu avec une piste. Je sais qui est à l'origine de l'apocalypse".


J'ignore s'il parle 'du moucheron ou du cavalier', mais je sens mon fort intérieur se démonter. Comme sombrer, tandis qu'il sort de sa poche un papier bien plié. Un nom, probablement. Un nom que ses équations n'avaient pas pu donner. Le résultat de son précieux rendez-vous, qui semble avoir été concluant. Et à nouveau j'ai peur, je suis même terrifiée. Et si c'était mon nom à moi, cette fois, tracé là-dedans ? Allison saisit le papier et l'ouvre tandis que tous se massent pour y voir.


"Voilà qui nous devons arrêter".


Je crois bien que je vais m'asphyxier, et la seule chose qui me tient debout, c'est le parapluie accroché là.


"Harold Jenkins ?"


La voix d'Allison me ramène tout d'un coup à la réalité. Quoi. Qui ?


"Mais c'est qui, Harold Jenkins", balbutie Diego.

Stupéfaite comme tous, je me rends de nouveau visible et fais trois pas jusqu'à côté de Klaus.

"Oui, c'est qui ?"


Cinq tourne son café vide entre ses doigts, conscient que son effet est à la fois flamboyant et raté.


"J'en sais rien", dit-il. "Mais maintenant on a un moucheron à écraser".


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Notes :


Voilà ce qui Rin n'osait pas dire, depuis le début de cette fic. Voilà aussi pourquoi elle se sentait aussi mal en présence de Luther au début.


Est-ce que ce chapitre sort du canon ? Est-ce que Klaus est réellement capable de ramener d'autres gens que lui à la vie ? Vous aurez la réponse à ceci - de mon point de vue - en saison 2.


Malheureusement, Rin l'a dit : si ce moment dans le grenier n'était pas venu, elle n'aurait sans doute jamais osé lui parler de ça. Quel dommage, n'est-il pas ? Par l'intervention de Cinq... cette conversation n'aura finalement jamais eu lieu !


Vous étiez-vous déjà demandés pourquoi ce parapluie tombait au sol, au moment du titre de l'épisode ? La fin de ce chapitre est aussi la première fois que je reprends brièvement une portion de scène portée à l'écran, car Rin en fait partie. Cette fic est vraiment un exercice amusant, je ne regrette pas de m'être embarquée là-dedans.

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