Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 16 : De l'autre côté du miroir

3919 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/11/2023 14:22

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 5, autour de 55:00 (au même moment que la scène finale de l'épisode entre Viktor et Leonard). TW : drogue, addiction, mutilation.


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28 mars 2019, 19:55


Dans le bol de l'entrée, je laisse tomber mes clés qui s'entrechoquent avec celles de ma grand-mère. Il y a là une pile de prospectus, une facture médicale qui n'était pas là avant-hier, et un mot de la copro concernant la rénovation de l'escalier. Depuis le salon, les dialogues du drama vietnamien que regarde Granny dans son fauteuil se font entendre de façon étouffée. Je jette un oeil à Klaus qui me suit de peu et referme la porte derrière lui. J'espère que je n'ai pas fait une erreur en l'amenant ici.


Ce soir, je suis rentrée à Hargreeves Mansion au moment où Luther garait la vieille bagnole Hermes de Reginald, Diego et Klaus à son bord. J'ai tout de suite compris que ça avait chauffé, en voyant le bras de Diego, mais tous les trois avaient aussi l'air d'avoir passé 'du bon temps' et étaient encore passablement sous adrénaline. J'ai su qu'ils avaient arnaqué les hommes de main de la Commission. J'ai su que Cinq était parti pour le précieux rendez-vous qu'il espérait. J'en ressens un certain espoir. Mais surtout, aussi étrange qu'ait été cette 'sortie en famille', je suis contente que Klaus ait eu l'occasion de penser un peu à autre chose.


Proportionnellement, il a l'air fonctionnel, même si tout lui revient cycliquement dans la face quand il est trop laissé seul à penser ou que son alcoolémie descend dangereusement bas. Cette phrase pourrait sembler contradictoire, mais c'est bien de ça qu'il s'agit. Il a carburé à la vodka toute la journée, entre autres, et ça se sent franchement. Quand la nuit approche, tout semble toujours pire, toutefois, alors j'ai pensé que le sortir à nouveau de sa piaule serait une bonne idée. En plus, il y a quelque chose ici que je dois récupérer.


Je lui jette un oeil tandis qu'il retire ses pompes. Il a l'habitude, même si on s'est toujours débrouillés pour qu'il vienne à des moments où Granny n'était pas là. Ma grand-mère est - comment le dire élégamment - l'une de ces vieilles dames qui a beaucoup vécu et n'a plus vraiment de raison de retenir son franc-parler. Elle a 'un jugement très sûr', comme on dit. Et la seule fois où elle a réellement croisé Klaus en dix ans, elle l'a fichu dehors rien que pour le look et l'odeur. Il était plus ou moins sans abris, à l'époque, soit. Mais elle aurait quand même pu y aller avec un peu plus de respect.


"Ça va aller, la télé et la bouffe ?".


Je préfère demander directement : il est encore temps de faire demi-tour dans l'escalier. Je ne sais pas si entendre du vietnamien est vraiment ce qu'il faut à Klaus, ni baigner dans les odeurs de cuisine de Granny, somme-toute assez 'fusion food', mais avec malgré tout une dominante sévère de citronnelle et de coriandre. Mais il acquiesce avec un large geste de la main. Peut-être même que ça lui fait paradoxalement du bien.


"C'est la première fois que j'ai envie de manger", dit-il avec un sorte de soupir désorienté. "Et ça fait 51 ans que j'ai rien avalé".

"On va voir ce qu'il y a".


L'entrée de l'appartement donne sur le salon, où Granny vient de tourner la tête en nous entendant parler, la cuisine, et enfin le couloir desservant les deux chambres et la salle de bain. Rien à voir avec l'excentricité cossue d'Hargreeves Mansion, sans conteste, mais un petit confort modeste et somme-toute chaleureux. A l'époque, nous vivions ici avec ma mère. C'était serré, mais bien des gens vivent avec beaucoup moins. L'entrée comme le salon sont surtout chargés de boîtes, de rouleaux et de matériel de couture : Granny a confectionné des vêtements toute sa vie, et n'a jamais vraiment débarrassé son atelier quand l'arthrose a empêché ses mains de travailler.


"Bạch Liên ?"

Depuis le salon, la vieille dame interjette ceci sans même tourner la tête de sa télé.

"Tu ne dors pas à cet horrible manoir ce soir ?"

"Bonsoir Granny..."

Non, parce qu'on aurait quand même pu commencer par là, quand même.

"On y retournera plus tard. Ou demain matin. On va pas te déranger".


En entendant l'usage du "on", elle tourne les yeux et avise Klaus de haut en bas. Surtout en bas : visiblement, retirer les chaussures est important, sur son plancher.


"Oh. C'est lequel des mômes Hargreeves, celui-là ?"


Sa surprise est évidente. Sans doute parce que je n'invite jamais personne quand elle est là.


"C'est Klaus".

"Klaus, c'est quel numéro, ça ?"


Un petit silence gênant passe entre le salon et l'entrée, au cours duquel je me débarrasse moi-même de toutes mes affaires. Et heureusement, Klaus juge lui-même bon de lui répondre avec une politesse très franchement insoupçonnée, surtout à ce degré d'alcoolémie :


"Numéro quatre. Bonsoir madame Hoang. Jolie robe de chambre".


Granny ne dit rien pendant plusieurs secondes, comme si elle essayait de démêler quelque chose dans sa tête. Puis, en retournant les yeux vers sa télé, elle énonce comme si ses mots remontaient de très loin :


"Numéro quatre. 1,83 à 18 ans. Dernier uniforme d'hiver livré en octobre 2007".


Je regarde Klaus autant qu'il me regarde : je n'étais absolument pas au courant de ça.


"C'est toi qui cousait les uniformes, Granny ?"


Elle ne répond pas, mais elle se doute que nous avons tous deux compris. Il y a peu, j'aurais sans doute été abasourdie de la nouvelle, mais depuis ma conversation avec Pogo, j'ai bien compris que l'ingérence de Reginald Hargreeves dans la vie de ma famille venait en éclairer bien des aspects. Il lui a donné du travail, en quelque sorte. Et lui a sans doute permis de décoller, car Granny a confectionné les costumes pour une large partie du gratin de The City. Tiens, rétrospectivement, je me demande si le costume bleu strié de blanc que Klaus avait piqué l'autre jour à son père n'était pas de son fait. Son drama se termine, enchaînant directement avec le générique vintage d'un autre épisode. Elle jette de nouveau un oeil à Klaus.


"C'est toi, le toxico hanté. Mes condoléances pour ton père".

Mon agacement reprend, alors qu'il avait failli se tasser.

"La première fois que tu as oublié de l'herbe dans la poche d'une veste à repriser, tu devais avoir moins de quatorze ans".


Je sens que par vêtements interposés, Granny en a toujours su beaucoup. Je pense qu'elle a aussi su quels uniformes elle avait cessé de confectionner. Ceux de Cinq, puis de Ben. Je n'avais pas réalisé à quel point ces livraisons vestimentaires pouvaient en dire long. Mais là, tout de suite, je pense qu'il va falloir couper court à cette conversation.


"On va aller manger un morceau à la cuisine".


Granny fait un petit geste de la main, comme pour nous inciter à décamper, et j'avoue que je ne demande pas mon reste. En moins de cinq secondes, nous passons dans la cuisine dont le rideau de perles de bois bruisse derrière nous.


"Wow", souffle Klaus tandis que j'allume le néon sans avoir recours à l'interrupteur, ce qu'il remarque sans rien dire. "Elle n'a vraiment pas changé. La vache, 'toxico hanté'. En même temps, c'est synthétique".


Je soupire en attrapant du pain puis en ouvrant le vieux frigo vert céladon.


"Elle est directe. Faut le prendre dans le bon sens : elle sait bien que t'es mon toxico hanté préféré".


Klaus risque un vague sourire tandis que je sors du giò lụa, des mandarines et des bières Hà Nôi. C'est de loin ce qui sera le plus pratique pour n'avoir aucune vaisselle.


"Tiens", dit-il, amusé. "Et c'est qui, celui que t'aimes le moins ?"

Je lui adresse un regard en coin.

"J'en sais rien. Beetlejuice".


Nous laissons tous deux filer un souffle de rire. Le premier, depuis ce qui me semble une éternité. Punaise. Ça me rassure tellement de voir qu'il peut encore plaisanter, même s'il le fait avec une expression plus lointaine et peinée, tout en contemplant l'étiquette de sa bière.


"Retiens-toi de tout commentaire", souffle-t-il.

"Hein ?"

"Pas toi, Ben".

"Oh, ok".


J'ai l'habitude de ça. Je souris, en me demandant si Ben a fait partie du voyage, lui aussi. C'est dans des situations comme celle-ci qu'il me désole le plus de ne pas pouvoir lui parler directement. Un couteau, une planche à découper : je tranche le pâté de porc vietnamien en quarts de tranches, sans tellement essayer de rendre ça joli. Je déclenche le réchauffage de la machine à café, sans même aller la toucher, et Klaus ouvre finalement sa bière.


"C'est nouveau, ça, hein ?", me dit-il. "Tu peux actionner les trucs électriques comme un mage steampunk".

Je ne peux qu’acquiescer.

"C'est d'aujourd'hui".


J'ai bien conscience d'avoir été violentée par cette journée, moi aussi, et je ne m'étonne pas d'avoir déclenché cette nouvelle aptitude dans ce contexte, au final. Pour l'intangibilité comme pour les sauts dans l'espace, ça avait déjà été dans des moments affreux. Même défoncé, Klaus n'est pas stupide : comme dirait Cinq, il sait très bien quelle en est la chaîne de causalité. Une étape importante de ma ligne de vie dépend maintenant d'une balle, tirée il y a un demi-siècle sur un autre continent.


"T'as allumé quoi d'autre ?"

Klaus pioche dans le giò lụa tandis que je secoue la tête.

"Des lumières, des feux de signalisation, des machines. J'ai aussi fait redémarrer le bus. Je crois".


Il arque un sourcil. Ceci me fait penser à ce que je dois récupérer, et je le laisse manger pendant que je vais fouiller dans les étagères à côté du frigo.


"Rin..." dit-il tout en mâchant, et je jette un oeil par dessus mon épaule tout en fouillant dans les compléments alimentaires de Granny.


Son attention est tournée vers l'évier vers lequel doit se trouver Ben, comme s'il craignait que ce dernier tente de l'empêcher de parler. Et alors, sorti de nulle part, j'entends résonner sous le néon blafard :


"Est-ce que tu serais d'accord pour m'attacher ?"


La grosse boîte de magnésium m'échappe, entrainant avec elle un tube de vitamine C. Punaise, et moi qui le croyait au trente-sixième dessous ?


"Je t'ai déjà dit non cent fois, Klaus".

"Attends, attends. Bon sang, je le savais qu'il ne fallait pas commencer par ça".


Je tourne la tête, et à sa mine, je vois immédiatement qu'on est loin de ce que j'imaginais. Non, il ne va pas tellement mieux. Et j'arrête de fouiller, à présent aussi inquiète qu'intriguée.


"Te voir faire tout ça, ça me fait réfléchir", me dit-il. "Et il y a un truc que Diego m'a dit ce midi que j'arrête pas de tourner dans ma tête comme un fidget spinner sous ecsta".


Ses doigts miment ce qui se passe à l'intérieur de son cerveau, et ça fait plutôt flipper. Il est sérieux, bigrement sérieux. Je croise les bras attentivement, alors qu'il est déjà en train de s'ouvrir une seconde bière. Clairement, 5,1° ça ne lui semble pas assez.


"Il t'a dit quoi ?"

"Que j'avais du bol...".

Il s'arrête et je penche la tête, parce que - objectivement - je ne vois pas trop en quoi.

"...parce que je pouvais - tu sais - revoir les gens que j'avais perdus".


Il jette un oeil dans la direction de Ben, et je trouve ça étrange : aujourd'hui, c'est comme si je pouvais presque sentir où il est. Je sais à quel point c'est différent, pour lui. Ben est le seul à se manifester, même quand Klaus est ivre mort ou aussi défoncé qu'un pare-choc. On est jamais vraiment entrés dans le détail de la façon dont son pouvoir fonctionne. Parce que la question n'avait jamais été vraiment pertinente. Mais je sens directement que - ce soir - il va en être autrement.


"Tu pourrais", dis-je tandis qu'il boit comme si c'était sa dernière bière à jamais.

"Tu l'as déjà fait... délibérément ?"


Je repense à ce que Cinq m'a dit. Que finalement nos pouvoirs comptaient moins que le contrôle qu'on en avait. Klaus regarde à nouveau l'étiquette de sa bouteille de Hà Nôi.


"Je peux invoquer les empreintes des morts qu'on porte avec nous : toi, moi, n'importe qui. Les morts qui ont... un truc à finir, ou une rancoeur. Ceux qui ont envie de revenir".


Il soupire, et je vais me servir en café.


"Même sans rien faire, certains viennent par eux-mêmes. Ceux qui sont coincés ici et n'ont pas eu leur ticket pour l'au-delà. Et ces enfoirés-là... sont ~ plutôt convaincants~ pour essayer d'être entendus. Mais ça tu sais".


C'est un euphémisme, et l'expression qui me traverse en dit long. Je plisse un oeil, choisissant de poser ma question avec prudence.


"Tu as déjà discuté avec eux, comme avec Ben ?"

Klaus acquiesce, tournant son morceau de pain entre ses doigts.

"Dans le temps, c'était utile pour - tu sais - obtenir des informations. Faire le guet. Pour faciliter le chantage, aussi. Misère, j'aimais bien ça, le chantage, quand même. Mais ta grand-mère a bien compris, à partir de treize ans, je l'ai fait de moins en moins, jusqu'à plus du tout".


Quand je l'ai rencontré, c'était terminé depuis un moment. Il prend une grande inspiration, comme si de dire tout ça lui demandait un effort infini. Je ne suis pas certaine qu'il en ait déjà parlé.


"Je peux me battre un minimum honorable, hein. Mais pour le reste... je servais plus à rien. Aussi utile que..."

"Que les charlottes de douche des motels, je sais".


Klaus soupire.


"Quand les deux potes de Cinq m'ont pris en otage, j'ai animé un petit groupe de parole avec leurs anciennes victimes".

"Sans déconner ?"

"Je te jure. Y'en avait une qui avait été pendue avec son intestin".

"Non je veux dire, sérieusement, tu l'as fait ?"


Il hoche la tête vigoureusement, avec une forme d'espoir, et il semble raccrocher des wagons depuis un moment égarés.


"C'est là que je voulais en venir tout à l'heure. J'étais attaché. Ils m'avaient tout pris. Je n'avais aucun autre choix que la descente en crash. Ça a mis plus de dix heures mais ça s'est fait... Ben peut te le dire. Hein Ben".


Je veux bien croire Ben même si je ne le vois pas. Klaus pose sa bière et écarte le reste du pack, comme s'il était déjà décidé à commencer dès maintenant à ne plus picoler.


"Si tu m'attaches ce soir, ou demain, j'ai une chance d'y arriver".

"Klaus, arrêter d'un coup est la pire idée qui soit et tu le sais très bien".


Une méthode contre laquelle la désintox l'a mainte fois mis en garde, et qui pourrait lui provoquer des symtomes de sevrages extrêmement sévères, voire carrément létaux. Je secoue de nouveau la tête pour lui dire non. Mes dents sont serrées au dessus de mes bras croisés, parce que je sais qu'il va insister, peut-être même en usant de la diabolique technique des 'yeux de bébé phoque' qu'il a eu trente ans pour roder.


"S'il te plaît... j'y arriverai pas tout seul, tu le sais très bien. Si j'ai le moindre choix, ça tiendra pas".


J'ai déjà bien donné cette semaine. Je suis émotionnellement fracassée aussi, et c'est vraiment trop. Je peux me farcir les visites en désintox, les terreurs nocturnes, les sorties de commissariat, les soirées à le voir ingérer tout ce qui aura le plus de chance de finir par le tuer, mais ça, non.


"Je peux faire beaucoup de choses pour toi, Klaus, mais imagine un peu... t'attacher là ?"

"Non pas ici, je pensais au grenier à la maison".

"Mais peu importe ! T'attacher, et après partir bosser comme si de rien était ? En sachant le syndrome de sevrage qui va s'en suivre, et que tu vas en chier ?"


Je sais ce qu'il va se passer. L'anxiété, les mots d'estomac, la sudation. Il va renoncer, il va appeler, il va implorer pour être détaché et avoir son fix, il se mettra possiblement en colère, contre lui même et tout le monde qui passera à proximité. Et il me demande d'être responsable de ça ? Je tremble un peu. Il faudrait qu'il comprenne, mais il pose sa bouteille vide sur la table.


"C'est parce que c'est pour voir Dave ?"

"T'es vraiment con. J'ai pas de problème avec ça.


On a eu une blinde, d'histoires qui se sont mal fini, mais cette fois tout est juste... dix fois plus intense et triste. Parce qu'il avait trouvé un amour profond, comme jamais avant. Et parce que les autres fois, je n'avais pas eu le sang de ses ex sur mes doigts, moi aussi. Ses deux mains viennent frotter ses yeux.


"Rin, si c'est vraiment la fin du monde, y'a deux choses que je dois absolument faire. Invoquer Dave pour le revoir - juste une fois - et tu te souviens - remater Attack of the Killer Tomatoes avec toi".


Tiens, il n'a pas oublié. Je sais qu'il est sincère, que ce n'est pas une technique perfide pour obtenir ce qu'il veut, pas seulement en tout cas. Mais j'aimerais qu'il contemple les sentiments contradictoires qu'il m'oblige à avoir. Au fond, c'est tout ce que je souhaite : qu'il parvienne à être clean, qu'il puisse entrevoir Dave. Mais c'est au dessus de mes forces de faire ce qu'il demande. Littéralement.


"Klaus, en vérité, je n'ai possiblement même pas la capacité physique pour le faire correctement".


Il n'est pas spécialement immense et j'ai déjà l'air d'une crevette à l'ail à côté. Il ne peut pas nier que c'est vrai, et il soupire, conscient que je tiens ma porte de sortie.


"T'as raison. Oublie. Je ferai ça tout seul".


Ben lui dit quelque chose, mais je vois qu'il fait exprès de l'ignorer même si ses épaules tombent un peu. Lentement, je me remets à chercher dans les médicaments de Granny. Klaus a pensé à moi en premier. Mais en vérité...


"Pourquoi tu ne demandes pas à tes frangins ?" lui dis-je. "Diego. Il ferait ça très bien même avec un bras en moins, je suis sûre qu'il attache des gens même le dimanche, comme moi je vends des boutons de robinets".


"C'est pas stupide".

J'écarte toute une rangée de spray nasaux périmés de l'étagère, tandis qu'il répète :

"C'est pas stupide du tout. D'autant qu'on a déjà discuté".


Son silence m'indique que l'idée fait son chemin, et je finis par trouver ce que je cherche, bien caché derrière des antihistaminiques. Les fenêtres et les murs de la cuisine vibrent un peu. Bizarre. Je n'avais pas remarqué que le vent s'était à ce point levé. Mais finalement, Klaus semble enfin percuter que je n'ai encore même pas mangé.


"Tu cherches quoi, en fait ?"


Je gratte un peu nerveusement ma joue, et j'envoie sur la table la boite de Valium que je viens d'exhumer.


"J'ai parlé à Cinq, tu sais. Au sujet de ce nom... 'Oméga'".


Je sais que pour Klaus, la discussion avec Pogo se perd dans une autre vie. Pourtant, il ne semble pas avoir oublié : la façon dont ses sourcils se pincent ne trompe pas. Je secoue la tête. Il sait que j'associe la symbolique de ce nom à la fin des temps, comme n'importe qui le ferait.


"J'ai retourné ça dans tous les sens, et même si Cinq n'est pas très inquiet... moi je ne veux prendre aucun risque, jusqu'à ce que la fin du monde soit passée".


Cette phrase me frappe par son absurdité, mais c'est la seule façon que j'ai de le dire, tandis que face à moi, je vois littéralement Klaus en train de se décomposer.


"C'est une blague, Rin ?"

"Non. Imagine que ça soit ma faute. Je ne peux pas imaginer faire du mal à qui que ce soit. Je sors déjà les araignées de la baignoire, au lieu de les butter".

"Rin, moi je viens te dire que je veux être sobre, et toi tu m'annonces que tu vas te sédater ?"


L'ironie de la situation me transperce, moi aussi. Mais c'est factuellement ce qui est en train d'arriver. Il veut remettre en marche son pouvoir ? Moi je veux l'étouffer. Un instant, nous restons tous les deux bloqués, à nous regarder comme si le monde était en train d’absurdement imploser. Comme si nous venions chacun de traverser le miroir, et de nous retourner.


"Ne fait pas ça, c'est une immense connerie".

"C'est juste trois jours de Valium, Klaus".

"C'était juste un sachet de weed aussi, tu as vu ensuite. Tu ne veux pas ça".

"Putain, c'est toi qui me dit ça. C'est surréaliste, on se croirait dans une de tes affiches de Dali".

"Justement, 'c'est moi qui te dit ça'. Et si Cinq affirme qu'il n'est pas inquiet, alors y'a vraiment pas de raison de l'être".

Je soupire.

"Cinq n'a que des calculs de probabilités".

"C'est déjà plus solide que ton mauvais pressentiment, juste fondé sur un foutu prénom donné par un vieux psychopathe".


Il a raison, et je ne dis rien.


"Imagine, on a besoin de toi et tu peux pas aider ?"

"Klaus, toi tu peux même pas conduire".


On sent tous les deux que ça va partir en vrille, alors on se tait. Jusqu'à ce qu'il dise :


"Prend rien ce soir, vraiment. Réfléchit jusqu'à demain. Maintenant on va regarder le film avec Ben".


J’acquiesce lentement, tandis que je renonce au café, comme lui a renoncé à la bière.


"Plus grand chose n'a de sens", souffle-t-il un peu douloureusement. "Mais tu veux une raison de plus pour ne rien prendre ce soir ?"


J'hausse les épaules, attendant la vanne que je lui pressens et qui me fait déjà du bien alors qu'il ne l'a même pas encore prononcée.


"On a même plus besoin de télécommande, maintenant".


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Notes :


Une scène de chassé-croisé, finalement plus drôle que ce qu'on aurait pu imaginer. Diego n'imagine pas que ça va lui retomber dessus. Et une part belle donnée à Granny, qui méritait amplement ça, ne croyez-vous pas ?


Ce n'est bien sûr pas le vent qui fait vibrer l'appartement, mais le pouvoir de Viktor qui se propage sur The City.

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