Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 15 : Le cavalier de l'apocalypse

3073 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/11/2023 10:19

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 5, autour de 33:53 (un peu avant que Luther monte parler avec Cinq, qui fait travaille à ses équations).


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28 mars 2019, 12:28


Cette matinée n'a servi à rien. Absolument à rien. Je ne sais même pas comment j'ai pu imaginer une seule seconde que je parviendrais à bosser. J'ai essayé de faire bonne figure, j'ai essayé d'avancer sur le réétiquetage de la visserie, mais Rodrigo a vu que je mélangeais toutes les références, avec ces yeux rouges qui ne veulent pas s'en aller. Il en a marre de moi, cette semaine. Il m'a gueulée dessus. Il a menacé de me virer, et il a dit que c'était ma dernière chance. Je peux le comprendre, franchement. Moi-même je ne vois plus l'intérêt d'être là, si l'apocalypse doit de toute façon tout emporter.


J'ai avec moi un sandwich fait en hâte avec le beurre de cacahuète de Cinq, mais je n'y toucherai même pas. Je regarde ma montre : 12:28. Tout mon être me crie de retourner à Hargreeves Mansion sur le temps de midi. Au cas où. Je ne partirai pas avant l'heure, mais je ne donnerai pas à cette foutue quincaillerie une seconde de plus. 12:29. Je suis vraiment une imbécile d'avoir été incapable de dire à Klaus que je repasserai. Si ça se trouve, il ne sera même pas là. 12:30.


*Crac !*


Dans un déchirement de l'espace-temps, je disparais de la réserve en laissant en plan vis, boulons, étiquettes et regrets.


Un trottoir, un bus. Je me rends invisible pour ne même pas avoir à me soucier de payer. Son foutu moteur traine, et mon impatience résonne avec ses rouages, tandis qu'il accélère enfin.


*Crac !*


Un passage clouté, le feu piéton au rouge. Long, trop long, et je le fixe comme pour l'obliger à virer. Le vert, pour seulement tomber sur le croisement suivant. Cette fois, je traverse quand même. Parfois, ça a du bon, l'intangibilité.


Je longe cette façade aujourd'hui quotidienne, et les vitraux de verre ornés du parapluie. Quelques marches, d'anciennes vitrines recouvertes d'affiches hors d'âge. A travers la porte des sous-bassements, sans même besoin des clés.


*Crac !*


Avec un essoufflement que je n'avais pas ressenti depuis longtemps, j'apparais dans le 'Salon des enfants', où Luther est attablé devant une pile impressionnante de toasts. Je ne dis rien, et lui non plus, il se contente de mâcher. Je scanne la pièce de mes yeux fatigués, et il ne s'en étonne même plus.


*Crac !*


J'apparais dans la chambre de Klaus, où les murs couverts d'écritures sont de nouveaux les seuls à parler dans le vide. Il n'est pas dans la salle de bain, pas non plus dans les wc dont l'ampoule pâle s'allume quand j'ouvre la porte. Le couloir des chambres est silencieux, à l'exception de quelques pas entendu à l'étage... Je commence à arriver au bout de ce que je peux donner, en termes de sauts d'affilée à travers l'espace, et ce d'autant que certains ont été d'assez grande distance. Mais une dernière fois...


*Crac !*


Dans une énième déchirure de lumière bleue, j'apparais au dernier pallier, en haut de 'l'escalier vert'.


Les pas étaient ceux de Cinq, dont j'entrevois tout de suite l'uniforme, dans sa chambre près du grenier. J'essaye de reprendre mon souffle et de tenir à l'écart l'épuisement, mes mains posées sur mes genoux. Je déglutis. Bon sang. La dernière fois que j'ai fait ça se perd dans un lointain passé. Et il me vient une formidable envie de café.


"Il n'est pas là".

Je relève la tête en plissant les yeux, ma respiration se stabilisant peu à peu.

"Hein ?"

Cinq continue ce qu'il est en train de faire sur son mur, sans même me regarder.

"Si tu cherches Klaus, il est parti faire un tour avec Diego".


J'hoche la tête. D'un coup, il est bien plus facile pour moi de me calmer. C'est bien. C'est très bien. S'il est avec Diego, c'est même absolument parfait.


Je me redresse et je regarde enfin ce que Cinq est en train de faire. Je me fige en voyant ce qui l'entoure : partout, sur toutes les tapisseries de sa chambre, des équations sont tracées en blanc. Une obsession calculatoire qui me cloue sur place, parce que je n'y comprends rien.


"Wow".


Cette interjection me vient spontanément, et ma sidération prend rapidement la place d'une partie de la tension accumulée ce matin. Cinq a l'air fatigué, et il sent un peu comme Klaus, les lendemains de picole. Son air est concentré, d'une façon qui contraste aussi pour le moins avec sa jeune apparence. Ce qui me frappe le plus, c'est qu'il semble maîtriser ce qu'il fait, avec une virtuosité semblable à celle de Viktor avec son violon.


"Qu'est-ce que... tu fais... ?"

"Ce sont des équations".

"Oui, merci, ça je vois..."


Je ne sais pas si je dois prendre ça comme du dédain, ou l'imputer au fait qu'il est très concentré et me 'calcule' à peine. Toutefois, il tourne les yeux vers moi et me demande :


"Quel est ton nom, déjà ?"

Je reste interloquée.

"Rin, je sais, mais ton vrai nom. Ton nom complet".


Ce n'est pas une question à laquelle je m'attendais, et j'hésite un instant à lui donner cette part de moi que j'ai longtemps gardé à ma discrétion, et qui ressort un peu trop à mon goût cette semaine, au moment où je l'aurais le moins attendu. Mais au point où j'en suis, je choisis de me laisser porter.


"C'est Marine Hoang".


Un nom transmis de mères en filles, en ce qui concerne notre famille. Des histoires de femmes seules, comme l'univers sait en produire de tragiques ou d'étonnantes. Cinq pose son pouce sur ses lèvres, empreint d'une profonde réflexion, ses yeux parcourant ses chiffres et symboles, comme s'il avait cherché à me retrouver dans un annuaire.


"Hoang, hein".


Il cherche encore. Mais il semble ne pas m'y voir, et secoue la tête avec à la fois de la déception et du soulagement, tandis que je tente une autre approche :


"Est-ce que c'est en rapport... avec l'oeil de verre de Meritech ?"

"L'oeil de verre est une impasse. Qu'est-ce que tu sais à ce sujet ?"


Finalement, il daigne tourner les yeux vers moi, même si sa question est tranchante. Au moins, j'aurai réussi à capter ça.


"Klaus m'a dit que tu l'avais trouvé dans le futur. Que quelqu'un allait le perdre sous sept jours, et que ça déclencherait..."

"Une apocalypse. Dans quatre jours à présent. Et tu sais ce qui est le plus intéressant, là dedans ?"

Je secoue la tête en signe de négation.

"C'est que Klaus ait écouté ce que je lui ai dit".


Il souffle vaguement de rire, et replonge ses yeux sur ses tracés sibyllins tout en me disant :


"Est-ce qu'il te l'a dit avant, ou après avoir compliqué sa vie et la mienne en fracassant cette mallette ?"


Je soupire tout en m'asseyant sur sa chaise de bureau. Je comprends que Cinq est au courant du retour de Klaus, même s'il ne sait possiblement pas tout. Et très franchement : c'est ça qui lui semble la problématique principale ? Le fait que Klaus ait détruit la mallette ?


"Avant", dis-je en songeant qu'il n'est pas utile de mettre de l'huile sur le feu. "Je ne sais pas s'il a vraiment encore en tête ce qu'il va se passer".


En vérité, je pense qu'il n'en a plus grand chose à faire. Mais puisqu'une brèche est ouverte, je me risque à demander :


"Cette mallette... il l'a piquée à des mercenaires qui te cherchaient".

Cinq souffle un peu sarcastiquement.

"C'est joli, 'mercenaires'. Ce sont des assassins mandatés : j'étais l'un d'entre eux encore il y a peu".

"Mandatés maintenant... pour te tuer ?"

"Les ordres sont toujours susceptibles d'évoluer".


Je plisse les yeux, j'essaye de comprendre. Le cerveau de Cinq est aussi alambiqué que ses équations : un dédale de logique. Différent des tumultes philosophico-dépressifs de l'esprit de Klaus, mais le résultat est le même, sur leurs murs à tous deux. Alors je décide de poser les questions franchement.


"Pourquoi ils en ont après toi, maintenant ?"

"Parce que j'essaye d'empêcher l'apocalypse, et qu'elle doit absolument avoir lieu".


Cinq se remet à écrire, de plus en plus petit, car il lui reste de moins en moins d'espace libre, sur la tapisserie.


"Leur employeur était le mien. La Commission".

Je penche la tête, appelant à plus de précisions.

"C'est une organisation qui supervise le continuum espace-temps et s'assure que ce qui doit arriver arrive. L'apocalypse fait partie... de ces 'indispensables', selon la Commission".


Je réfléchis à ce qu'il me dit. Moi aussi, j'ai un brin de logique, quand je veux. Et je repense à la phrase de Shakespeare, que Reginald Hargreeves affectionnait.


"Ce n'est pas cohérent", dis-je. "Si cette apocalypse était vraiment inéluctable, la Commission ne s'inquièterait pas de te voir essayer de l'empêcher. S'ils sont à ta poursuite... alors c'est qu'elle peut être évitée".


A cette parole, Five tourne la tête vers moi et laisse entrevoir le premier réel sourire que je lui vois.


"Tu viens de comprendre pourquoi je ne me résigne pas".


D'un coup, je le vois plus motivé que jamais pour griffonner ses symboles. Il trace ce que j'identifie comme une grande intégrale, mais c'est bien tout ce que je peux en dire. Malgré tout, une autre évidence s'impose à moi :


"Mais alors s'ils veulent à ce point qu'elle ait lieu, c'est qu'ils doivent avoir une raison. Quelqu'un doit le désirer ardemment, au sein de cette... Commission. Ou au delà. Tu sais qui ?"

"Non".


Il écrit encore une chose sous son intégrale, puis revient corriger des éléments en amont, qui semblent tout changer.


"Nous devons aller au plus urgent" poursuite-il, "et le plus urgent, c'est d'empêcher ça. L'oeil était une impasse, j'ai changé mon fusil d'épaule. J'ai peut-être une option cet après midi, mais en attendant..."

Il plaque sa main contre le mur comme s'il l’interrogeait.

"J'essaye de trouver les noeuds de causalité qui empêcheraient à coup sur la fin du monde, si on les faisait sauter".

"Des noeuds ?"


Cinq se tourne de nouveau ostensiblement vers moi, tandis que je je regarde de nouveau partout autour de sa chambre, sans trouver plus de sens.


"Imagine que tu te fasses piétiner par un cheval".

"Non".

"Si, essaye. Tu te fais piétiner par le cheval, désorienté parce que qu'il a reçu un moucheron dans l'oeil. Qu'éliminerais-tu si tu le pouvais ?"

J'hésite, plus sous le coup de la surprise que parce que je ne sais pas répondre. Et comme je tarde trop, il continue tout seul :

"C'est gros, un cheval. Mais éliminer le moucheron... empêcherait probablement aisément ta fin funeste. Est-ce que tu vois ?"

"Je vois".

J'hoche la tête, parce que sa tentative de vulgarisation n'est en vérité pas si mauvaise.

"Bien sûr, les systèmes sont bien plus complexes, ce ne sont pas des chaînes causales simples, mais des réseaux, et puisqu'on l’espace-temps est supposé avoir une métrique de Minkowski et non d’Euclide, on-"

"Le cheval est l'apocalypse, et tu cherches à identifier les moucherons".

Il se tait et acquiesce.

"J'aimerais bien réduire la liste dont je dispose à quatre noms au maximum, oui".

Je comprends. Enfin. Presque tout.

"Pauvre moucherons".


L'analogie de Cinq a ce défaut : d'occulter que les moucherons sont des gens. Des innocents, se retrouvant sous les mitraillettes de mercenaires comme ceux de la Commission, sans même savoir pourquoi. Mais Cinq a été l'un de ces assassins, et son pragmatisme efficace ne s'encombre pas de la fragilité de quelques vies, surtout s'il s'agit d'en sauver la plupart. Je sens qu'il serait vain de me dresser contre ça, et je soupire, car quelque chose me nous un peu l'estomac, depuis tout à l'heure. Il me semble que c'est le moment d'en parler.


"Pourquoi tu m'as demandé mon nom, tout à l'heure ? Tu voulais savoir si je suis... un potentiel moucheron ?"


Un peu comme il avait étrangement observé mes yeux, lors de notre première rencontre. A présent, je suis sûre qu'il essayait de savoir si l'un était en verre. Il hausse les épaules.


"C'est une vérification de routine. Pour l'instant, rien n'indique que tu sois impliquée. Je préfère vérifier, car tu es entrée il y a peu dans le... paysage proche de la Maison".


Cette parole n'est pas du tout pour me rassurer, et ça se voit probablement. Pourtant, Cinq n'en a pas fini avec ça et murmure tout en corrigeant une coquille à sa formule :


"Je n'ai pas écarté l'idée que le cheval... puisse avoir un cavalier".


Ma gorge se serre, et je regarde mes doigts. Depuis la conversation avec Pogo et même avant cette horrible journée, mes nuits sont courtes, et je ne cesse de retourner dans ma tête un détail qui ne m'avait initialement pas tiraillée. Une simple lettre, qui pèse une tonne sur ma conscience, depuis que je l'ai entendue prononcer.


"Cinq, est-ce que... le nom Oméga est dans ton équation ?"

Il arque un sourcil et me désigne un symbole, au mur.

"Ici en probabilités, il désigne l'ensemble de toutes les possibilités".

je l'arrête une fois de plus.

"Je voulais dire... en tant que nom de personne. Pas en tant que symbole mathématique".

Il s'arrête, pris d'un doute soudain.

"De qui tu parles ?"


Je soupire, et je laisse mes doigts reposer sans force sur mes genoux. Ils sont un peu moites, maintenant, et je n'arrive plus à regarder Cinq que de biais.


"C'est le nom sous lequel ton père me désignait dans ses notes, quand il... me monitorait à distance. Pogo me l'a dit".


Pour la première fois, les mains de Cinq tombent le long de son corps, dans une posture qui indique qu'il s'arrête de complètement de griffonner. En penchant sa tête en arrière, il laisse filer un souffle de compréhension navrée, avec une honce d'empathie assez inédite, quoique fugace.


"J'ai des insultes qui me viennent", dit-il, "et elles sont toutes en grec ancien".


Je passe ma main sur mes yeux.


"Ce caractère, Oméga. Je suis nulle en symbolique, mais ça m'évoque 'la fin'. S'il ne faisait jamais rien au hasard, alors pourquoi ton père a choisi ça ?"


Cinq secoue la tête, sceptique.


"Je dirais que l'Oméga symbolise au contraire ~ce qui reste par delà~ la fin. Et je me méfierais des noms choisis par ce vieux Reginald, car il aimait particulièrement en jouer".


Mes poings se serrent un peu et je souffle avec peine. S'il n'y avait que ce nom.


"La matière, l'énergie..." dis-je, "surtout l'énergie. L'autre fois, tu m'as dit que nous avions tous encore fort à découvrir de nous-même, mais ça me terrifie, là tout de suite, ce que je pourrais vraiment faire de ça".

J'en tremble un peu, n'osant pas le dire.

"Et si c'était moi, le 'cavalier' ?".


Lorsque je prononce cette parole, la lumière des trois lampes s'éteint, et j'en suis bien désolée. Cinq les regarde aussi, puis descend calmement de son lit sur lequel il était perché.


"Rallume-les", dit-il.

"Quoi ?"

"Les lampes : rallume-les".


Je le regarde, je cligne des yeux avant de les fermer. Lentement, faiblement, comme on apprendrait à siffler, je fais de nouveau vaciller les lumières des ampoules. En grésillant, elles se rallument, puis plus vivement à mesure que je rouvre les yeux, pour finalement se trouver complètement rallumées. Cinq marche jusqu'à moi et me regarde de sa hauteur, tandis que je suis toujours assise. Pour une fois qu'il me surplombe.


"Si tu peux le contrôler, moi ça ne m'inquiète pas".


Je ne suis pas habituée à ce que Cinq me parle sans faire autre chose en même temps, et il poursuit.


"L'espace ? Tu le fais comme moi. Le temps ? Pas pire, pas mieux. L'intangibilité et l'invisibilité de ta matière, c'est ta routine. Et l'énergie, regarde".

Il désigne les appliques murales rallumées.

"On a tous des réflexes, mais tu vois bien que que tu utilises tes aptitudes le plus souvent volontairement. L'enjeu réel n'a jamais été quels pouvoirs nous avons, mais à quel degré nous les contrôlons".


Je déglutis avec peine. Je sais qu'il a raison. Mais moi je ne suis pas du genre à prendre le moindre risque.


"Je préfèrerais ne rien pouvoir faire du tout", lui dis-je, "au moins pendant les quatre jours que tu as annoncés. Jusqu'à cette apocalypse, que tu l'empêches ou pas".


Il secoue la tête, puis remonte sur son lit avant de tout recontempler et d'inscrire sur un papier le nom de KC Chávez, à la suite de celui d'Alexandre Cameron.


"Je suis sur le coup", me dit-il. Et en retraçant l'un des caractères 'oméga' en plus épais sur le mur, il ajoute :

"Et je vais obtenir un rencart qui pourrait tout changer".


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Notes :


Quel plaisir, d'écrire Cinq, je dois bien l'avouer. Son rendez-vous de l'après-midi est avec La gestionnaire (The Handler), cet après-midi, et changera effectivement tout.


Je pense qu'il a bien cerné le degré d'anxiété de Rin au milieu de tout ça, mais qu'il n'est pas tellement inquiet. De notre côté, pour avoir vu la série, nous savons que Rin n'y est pour rien dans cette apocalypse. Mais que va-t-elle décider de faire à présent ?


De la même façon que Viktor manipulera bientôt l’énergie par les ondes sonores, nous voyons Rin s'acheminer vers un contrôle de la mécanique et de l'électricité. Aurez-vous remarqué - dans la série - que les trois lampes de la chambre de Cinq sont toujours allumées lorsque Luther vient le voir ?

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