Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 14 : La douleur de ce qui n'arrivera jamais

3090 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/11/2023 11:39

TW : Thèmes de guerre et violences militaires - Décès d'un partenaire


Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 5, autour de 19:28 (entre les réminiscences de Klaus dans la baignoire et la visite de Cinq à sa chambre).


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28 mars 2019, 08:41


Je n'ai pas bien dormi, en revenant de chez Viktor. Comme je l'avais escompté, les couloirs vides d'Hargreeves Mansion m'oppressent : je n'ai aucun sens à être ici sans personne, au milieu des murs criblés de balles. Pogo est là, quelque part en bas, mais depuis avant-hier, j'ai évité de le recroiser. J'ai attendu, attendu, en regardant passer les heures avec ce sentiment sourd d'être la seule à m'inquiéter, et cette impression dérangeante me soufflant que Klaus pourrait aussi bien disparaître sans qu'aucun de ses frères et soeurs ne le réalise avant un mois.


J'ai espéré une première fois, quand Diego et Cinq sont rentrés au petit matin. Finalement, il semble qu'il ait été possible de remettre la main sur ce dernier. Je ne sais pas si ça me rassure de le savoir là alors que des types armés sont à sa recherche. Mais le bruit de ses pas, dans sa chambre à l'étage, a au moins eu le mérite de rompre le silence de la Maison. Diego a disparu en bas. J'imagine qu'il a passé un moment avec ce qui reste de Grace.


Le jour était déjà bien levé quand j'ai entendu de nouveau du bruit dans le couloir, et dans la salle de bain. Des soupirs familiers. De l'eau, et l'odeur des sels de bain de lavande, supposés apaiser. Quelque chose a noué mon estomac tout de suite, sans que je sache d'abord que faire.


Mais Klaus est bel et bien rentré.


Je pourrais lui laisser le temps, mais quelque chose s'agite en moi, qui n'est cette fois pas l'envie de lui crier dessus. Par la porte de la salle de bain entrouverte, tandis que je m'approche dans le couloir, je le vois lutter contre des pensées intrusives, comme tant de fois en dix ans. Pourtant, cette fois-ci, elles ne sont pas celles que je lui connais, sourdes, pénétrantes, non. Il semble traversé d'une douleur vive, comme une plaie à vif. Un état de choc immédiat.


Ses mains, agitées et tremblantes, étalent du sang sur les bords de la baignoire.


Il ne m'en faut pas tellement plus pour m'approcher sans bruit, et il me regarde d'une façon que je ne saurais transposer par des mots. Comme si j'étais une apparition du passé, moi aussi, comme s'il cherchait un moyen de s'amarer, comme s'il perdait son accroche sur la réalité. J'ai déjà vu beaucoup de moments troublés passer sur Klaus. Mais ceci, jamais, et la pointe à mon estomac me transperce encore un peu.


Je regarde ce que je vois de lui : son regard est creux, il porte une médaille, et il a de nouveaux tatouages - au moins sous son épaule gauche et autour de son nombril - qu'il ne possédait pas avant-hier. Est-ce que ce sont des fleurs de lotus ? Je ne lis pas l'Akson. Je ne dis rien, je cherche à comprendre, comme si je le pouvais rien qu'en captant le regard qu'il accroche. Mais je ne le peux pas, et je me laisse juste tomber assise au sol à côté de la baignoire, près d'une paire de botte aux semelles incrustées de boue.


"Où étais-tu ?"


C'est bien la seule chose que je puisse prononcer. Et en vérité, depuis hier matin, j'ai espéré pas mal de fois pouvoir le lui demander. Il ne répond d'abord rien, il ferme de nouveau les yeux, et je sens que des images mentales s'imposent de nouveau malgré lui. Perçantes, limpides comme s'il y était encore. Ses doigts accrochent de nouveau la baignoire, étalant encore les longues marques de sang. Et avec une voix brisée comme s'il parlait pour la première fois en cinquante ans, il finit par me dire :


"J'étais... au Vietman... pendant un moment..."


Je le vois balbutier, comme si aucun mot ne pouvait exprimer ce qu'il veut dire vraiment, et je fronce les sourcils en me demandant s'il est encore plus défoncé que d'habitude. S'il me dit ça parce qu'il vient de voir mon visage, les traits hérités de ma grand-mère, dans la confusion de ses sens. Mais non, je connais la dilatation de ses pupilles et je peux à peu près assurer qu'il n'a rien pris depuis un petit moment.


"Au Vietnam... Klaus il faut 17h de vol et tu es parti avant hier soir...", lui dis-je.


Mais à peine ai-je prononcé cette parole que je vois que mon incrédulité lui fait mal, et je ne peux qu'ajouter, comme si ça avait du sens :


"Explique-moi... s'il te plaît".


Il cherche à recoller les morceaux, à remonter un fil que je ne vois pas, les yeux perdus à la surface de l'eau.


"Les salopards qui m'ont embarqué à la place de Cinq..."

Ses mots sortent, et je suis soulagée de voir qu'il y arrive.

"Des branquignoles, mais capables d'aller au bout. Ils avaient... une valise".


Je tourne la tête vers lui par dessus le bord de la baignoire, un léger pincement entre mes sourcils.


"Une valise ? Pour voyager ?"


Je suis toujours bloquée sur cette histoire d'avion, mais en réalité je tombe malgré moi assez juste, car Klaus hoche la tête.


"J'espérais que ça serait un truc de valeur, je... je l'ai ouverte et..."

Un moment, je le sens de nouveau lutter pour ne pas repartir dans des pensées qu'il ne souhaiterait pas voir s'imposer, mais il finit par terminer sa phrase.

"J'ai senti la même chose que quand tu m'as téléporté... après avoir parlé à Pogo, l'an dernier".


'L'an dernier'... C'était il y a deux jours. Mais la comparaison qu'il vient de faire me fait douter.


"Qu'est-ce que c'était que cette valise ? Ça avait un rapport avec Cinq..."

Je crains de comprendre.

"Je ne sais pas. D'un coup, il y a eu le camp, le bruit, les bombes, la boue... C'était 1968 et je... je suis resté là dix mois".

"Dix mois..."


Je répète ceci, et je le détaille à nouveau. Il est effectivement beaucoup plus sobre, la distance habituelle dans son regard étant remplacée par un hébètement choqué et infiniment triste. Ses cheveux ont été coupés et ne sont peut-être pas aussi bien défrisés que la dernière fois. Il a perdu du poids comme on ne le fait pas en deux jours. Il dit la vérité. Il est ~vraiment~ parti dix mois. Et tout d'un coup, mon attention en revient à cette médaille - semblable aux dog-tags militaires. Ce tatouage inédit qui se trouve pratiquement sous mon nez : un crâne croisé avec un fusil et une branche de palmier, portant la mention de la 173e brigade aérienne des Sky Soldiers. Et ce sang, sur le bord de la baignoire et jusque sous ses ongles.


"Tu t'es retrouvé... au milieu de la Guerre du Vietnam ?"


Klaus acquiesce lentement, cette fois sans détourner les yeux, et je sens que son besoin de faire sortir son vécu est en train de prendre le pas sur sa sidération.


"J'ai été soldat... dans les rangs américains... contre les Viet-Cong", murmure-t-il en fixant maintenant dans le vide d'une façon qui en dit assez long sur ce qu'il a vu.


Je les vois presque passer dans sa tête, le souffle des mines, les pièges dans la boue, le bruit des AK47, les sept millions de tonnes de bombes larguées, absurdes face à la peur ressentie au déclenchement d'une embuscade de guérilla. La rudesse de la jungle qui elle-même a les moyens de tuer. Les morceaux de terrain récupérés aux prix de jeunes vies et reperdus le soir, pour des objectifs que personne ne comprenait. Le napalm, l'agent orange. Je sais tout ça. Et maintenant je vois qu'il le sait aussi, et qu'il a une nouvelle raison de se trouver hanté. Mais d'un coup, il semble réaliser qu'il est en face de moi.


"Où était ta famille..."


Il est dévasté, et c'est ça qu'il me demande ? Sa question est pleine d'une forme de colère noyée de chagrin. Contre "l'ennemi", contre les ordres reçus, contre lui-même, juste pour avoir été là. De surprise, mes yeux retombent jusque sur la boue de ses bottes maintenant poussées près du mur.


"Ma grand-mère... a émigré en France en 1954 après la fin de la Guerre d'Indochine... La première".


Même si en réalité, l'une n'existe pas sans l'autre. Un autre temps, des horreurs semblables, des vies également brisées ou dispersées. Mais possiblement, des armes récupérées aux Français ont à un moment donné été pointées sur Klaus dans cette forêt. J'ai marché dans la zone démilitarisée, j'ai vu les tunnels de Vịnh Mốc comme la base américaine de Khe Sanh. Mais j'ai surtout en mémoire le musée des vestiges de la guerre à Hô Chi Minh-ville, qui m'a inspirée un fort désir de paix. C'est abstrait pour moi, tellement plus que ça ne l'est pour Granny et à présent pour Klaus, et je ne me sens même pas légitime pour lui en parler.


"Elle n'a pas vécu par elle-même ce que tu as vu", lui dis-je, "Mais... elle n'en parle pas".


Nous sommes tous des résidus de guerres et de paix, directement ou indirectement, ballotés dans l'histoire du Monde. Des dommages collatéraux de la ligne du temps, naissant également de ses horreurs. Sans ces guerres dans son pays, Granny n'aurait jamais émigré, ma mère ne serait jamais née, et mécaniquement moi non plus. Mais à quel prix, et je vois Klaus qui courbe à nouveau l'échine avec une douleur que je ne suis pas sûre de comprendre, même si maintenant je le crois.


"Je m'en veux tellement...", me dit-il, et je le fixe de nouveau, même s'il ne me regarde pas. Il s'en veut ?

"Regarde-toi..."

Il n'a plus de forces, il a du sang sur ses mains, on dirait que lui-même a été tué dix fois.

"Tu es juste une victime de ça, toi aussi. Ce n'est pas la faute des gens propulsés là dedans".

Mes sourcils se pincent. J'ai sans doute moins de mal à dire ça que Granny.

"Ce n'est pas de ta faute non plus".


Ses yeux se ferment. Je décèle qu'il avait besoin d'entendre ça, mais que paradoxalement ces mots le brisent un peu plus à la fois. Je peux comprendre l'horreur de ce qu'il a vu, mais je sens qu'il y a plus. Quelque chose qu'il n'a pas encore dit. Mes yeux descendent de la mention des Sky Soldiers sur son bras jusqu'au pourpre qui entache toujours ses doigts.


"Est-ce que ce sang est à toi ?"


Même s'il ne bougeait pas pas, je sens que même sa respiration se fige, et que la réponse est "non". Alors, lentement, je saisis sa main sur le bord de la baignoire et la retourne, les traces coagulées sillonnant le mot "Goodbye" colorant à présent aussi mes doigts.


"Ce n'est pas le tien".


De nouveau, il me regarde, et les mots se bousculent en lui comme s'il cherchait à reprendre de l'air après avoir cessé de respirer.


"Rin..."


Je comprends que le sujet n'est pas la guerre dans son ensemble, que ce n'est pas une douleur face à des atrocités anonymes. Et peut-être qu'il sens que j'ai déjà compris, parce que ses mots se démêlent.


"La Guerre... m'a pris quelqu'un".


Sa main tremble un peu mais il ne la retire pas. Il hésite un moment, mais pas parce qu'il ne veut pas parler. Simplement parce que ça lui est affreusement pénible.


"J'ai rencontré un autre soldat, là bas... Dave".


Ce nom, il vient de le prononcer comme s'il venait de lui transpercer les côtes, les yeux serrés à plisser ses paupières. Même si j'avais compris, mes sourcils grimpent haut sur mon front, tandis qu'il continue.


"Lui et moi... Il était tout ce que je n'imaginais pas que cet enfer pouvait donner".


Il rouvre les yeux sur la surface de l'eau, comme perdu dans ses pensées, comme s'il se parlait à lui-même.


"On a tenu bon, on a vécu... ont s'est soutenus. Je n'ai jamais aimé autant quelqu'un d'autre, jusqu'à ce que... jusqu'à ce que..."


Je regarde à nouveau ce sang, maintenant sur nos doigts à tous les deux. Et je vois ses épaules qui s'affaissent, ses yeux qui se referment, et des larmes de douleur venir et se mélanger à l'eau de son bain. Comme si elles pouvaient évacuer le poids qui lui écrase le coeur et l'âme. Mais il essaye encore.


"Jusqu'à ce que..."

"Shhhh, c'est bon. C'est bon, t'as pas besoin de le dire..."


Je lâche sa main et je le tire plus près pour juste passer mon bras autour de sa tête par dessus le rebord de la baignoire.


"J'ai essayé, Rin", dit-il en s'accrochant à la maille noire de ma manche, comme pour ne pas sombrer.

"J'ai appelé, j'ai appelé, et j'ai essayé de l'empêcher de partir".

"Qu'est-ce que tu veux dire..."

Mes yeux se plissent aussi, avec une expression qu'il ne comprendra probablement pas.

"J'ai essayé", répète-t-il, et alors que je ne vois que ses cheveux coupés par des ciseaux d'une autre époque.

"Avec ton pouvoir..."

Je sais ce dont il est capable, et je sais ce qu'il ne peut pas. Et il répète :

"Je m'en veux tellement..."


Il y a une chose que je veux lui dire, quelque chose que je devrais lui dire. Mais ce n'est pas le moment. C'est même le pire des moments pour le faire, alors je me tais, tandis qu'il continue de laisser filer tout ce qu'il a accumulé, possiblement même avant cette terrible journée.


Je ressens sa peine, et elle devient mienne au point que je doive résister à l'envie de verser les mêmes larmes que lui. Je ne peux pas la dissiper et je ne le pourrai jamais. Face à ça, je suis moi-même sans pouvoir et sans mot. Tout ce que je peux faire, c'est ce que je sais faire de mieux : être là, sans bouger. Et progressivement, malgré ce chagrin infini noyé dans les vapeurs de lavande, je sens qu'il se calme, à la même mesure que on estomac à moi se noue.


"Le temps est un immense connard, Klaus", lui dis-je avec le coeur lourd et les dents serrées, "mais s'il y a bien quelque chose qu'il fait..."

Je pense à ma mère. Ça fait neuf ans, à présent.

"... c'est estomper la douleur, petit à petit. Elle ne s'en va vraiment jamais, mais les souvenirs heureux reprennent le dessus. Je sais que c'est tôt pour te dire ça... mais c'est tout ce que j'ai".


Klaus écoute, je sens bien qu'il n'arrive pas à se représenter que ça pourra aller mieux. Et moi, je soupire, car il ne s'en rappelle peut-être pas, mais l'issue apocalyptique annoncée par Cinq est suspendue, à 3 journées devant nous.


"J'espère que tu as raison", me dit-il avec l'envie évidente de se moucher dans mon oreille.

"Maintenant je comprends mieux ce qu'on dit. Je ne sais vraiment pas quelle douleur est la pire, le choc de ce qui s'est passé ou la douleur de ce qui n'arrivera jamais".


Je ferme les yeux péniblement, car je comprends ça, jusque dans mes os. Il finit par me lâcher, car lui vient une furieuse envie de se gratter, que je reconnais dans l'instant, pour l'avoir aussi ressentie une fois dans le passé. Ça l'embêtera quelques heures, mais les effets du voyage temporel se dissipent plus vite que les déchirures qu'il engendre sur nos vies.


Je le vois laver complètement ses mains dans l'eau de la baignoire, regarder le tatouage 'Hello' dans sa paume droite, qu'il envoie frotter ses yeux. 'Hello', 'Goodbye' : ces mots sont bien plus qu'une évocation auto-dérisoire de la planche de ouija humaine qu'il est, mais presque personne ne sait ça. Ils sont aussi un rappel de la nature inconstante de nos vies : de ce qui vient, de ce qui passe, de ce qu'on rencontre, de ce qu'on laisse derrière nous. Des agonies et des nouveaux départs. "Même au fond des grottes les plus obscures, la lumière demeure", et si Klaus a un seul pouvoir, c'est plutôt celui d'être capable de se rappeler de ça envers et contre tout. J'ignore comment il fait : de ses propres ténèbres, il revient toujours.


"J'ai eu vraiment peur pour toi, quand j'ai vu que tu ne rentrais pas", dois-je quand même lui confesser, de façon insignifiante en comparaison de tout ce qui vient d'être dit.


Je regarde ma montre. En ce moment, le matin, j'ai juste envie de la péter. Et tandis que je me relève et qu'il s’assoit dans son bain d'une façon qui me rassure quant au fait qu'il ne va plus s’effondrer, il me dit en soupesant ces trente-six heures qui font en réalité dix mois :


"En vérité toi aussi tu m'as manqué".


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Notes :


C'était une scène assez pénible à écrire, je pense que vous vous en doutez. Mais je pense qu'elle constitue une charnière intéressante avec la scène suivante de la série, entre Klaus et Cinq, et le fait que Klaus y semble à présent plus ou moins fonctionnel.


C'était l'occasion d'évoquer nos places à tous dans l'histoire du Monde, que The Umbrella Academy murmure sans cette entre les lignes. J'en ai profité aussi pour glisser mes réflexions quant aux tatouages "Hello" et "Goodbye" de Klaus : je trouvais que c'était le moment.


Nous verrons bientôt si Rin parvient à lui dire ce pour quoi elle a finalement choisi de se taire. Vraiment, ça n'était pas le moment.

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