Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
TW : évocation de violences sur enfants
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 4, autour de 43:38 (juste après le coup de fil de Viktor à Leonard).
---
27 mars 2019, 20:22
Ce soir, j'ai cru que j'allais passer la soirée seule à Hargreeves Mansion pour de bon, au milieu des impacts de balles du couloir, avec pour seule perspective une apocalypse latente. Ceci peut sembler cauchemardesque, dit comme ça, mais au pied du mur : je l'aurais fait. Klaus n'est toujours pas réapparu, et j'essaye de ne pas trop y penser. Un peu comme pour les chats qui finissent toujours par revenir, j'essaye de me convaincre qu'avant quarante-huit heures, ce n'est pas la peine de m'obséder avec ça. Mais je vais quand même dormir là. Au cas où.
Celui qui a sauvé ma soirée, de façon surprenante, c'est Luther. Je ne sais pas ce qu'il a dit à Allison, mais j'ai trouvé un mot me donnant rendez-vous chez Viktor où elle allait elle-même passer un moment. Je n'ai pas demandé mon reste. J'ai emporté le reste des gaufres qui allait se perdre, et j'ai filé là-bas en taxi.
L'immeuble où vit Viktor n'est pas tout jeune, mais il n'est pas trop mal entretenu. Tandis que j'entends la porte déverrouillée de l'intérieur, je sens un gros matou faire des huit entre mes jambes et me regarder comme si j'avais le pouvoir de lui ouvrir. Mes yeux croisent les siens. Et dès que la porte s'entrouvre, il file à l'intérieur de l'appartement de Viktor, éclairé d'une lumière timide.
C'est Allison que je trouve derrière la porte. Viktor est plus loin, en train d'arranger un gros bouquet dans un vase, sur la table. Je souris. Je n'ai pas tant l'habitude d'être conviée où que ce soit, pour être franche.
"Salut", dis-je. "Merci de m'avoir invitée".
"Non, c'est super", me dit Allison en s'écartant pour me laisser entrer. "Ça n'est pas idéal à la maison ce soir, j'imagine".
"Je ne resterai pas trop longtemps, je suis crevée, mais - vraiment - merci".
Je suspends mon sac près de la porte et je tends à Viktor la boîte en métal que j'apporte.
"Ce sont des gaufres. Elles sont d'avant hier et c'est Klaus qui les a fait décongeler..."
Viktor les prend, et je vois que ça le fait sourire. Il a l'air d'étonnamment bonne humeur.
"Ça n'est pas grave", dit-il, "on a aussi des raisins au chocolat".
J'étire un sourire en coin face au caractère désobligeant de ce commentaire, mais j'avoue : ça a l'air meilleur. Je retire ma veste et la suspend avec mon sac avant de retirer mes bottes. Sur le canapé, le gros chat est en train de pétrir le coussin pour s'installer.
"Ton appartement est chouette, Viktor".
Il sourit.
"Disons qu'il est fonctionnel".
L'endroit pourrait sembler quelque peu austère, à première vue, mais en observant les détails, on sent que Viktor tente de s'y sentir bien. Son violon est installé près de la fenêtre et ses partitions ne sont pas rangées dans leur mallette, ce que je sais à présent être un signe de confiance.
"Le salon ressemble à celui de ma grand-mère. J'imagine que l'immeuble doit être de la même époque".
Un schéma de bâtisses assez commun pour The City, en vérité, autrefois construites pour les classes moyennes, mais ayant aujourd'hui été pas mal dévaluées. Un loyer à payer toutefois, mais finalement Viktor doit avoir un salaire tout à fait honorable, entre ses cours et l'orchestre. Si on fait abstraction de la vie de jet-set d'Allison - de tous les Hargreeves - Viktor est possiblement celui qui s'en sort le mieux de ce côté. Cinq ? Tiens, j'ignore si la question s'est déjà posée à un moment sur sa timeline. Je crois que Diego se débrouille, mais Luther n'a objectivement jamais essayé de bosser. Et Klaus... Klaus est tout simplement inapte : même la réinsertion n'en veut plus.
"Vous pouvez vous asseoir", nous dit Viktor en apportant les raisins et les gaufres sur la table basse, ainsi qu'une bouteille opaque.
Allison semble particulièrement joyeuse également en apportant les verres, et j'avoue que l'atmosphère légère de cette soirée contraste de loin avec tout ce que j'ai pu vivre depuis samedi... et tout ce qui se passe possiblement au-delà. Elle se met à l'aise.
"Sans pantalons de survet ou de pyjama, ça n'est pas complet, mais avec des plaids, on sera bien".
Viktor s'assoit sur une chaise, pour nous laisser les fauteuils, dont un bon tiers est occupé par le chat.
"Il est balèse, ton chat", dis-je tandis que le félin aux yeux d'un bleu métallique exécute une toilette minutieuse.
"Ce n'est pas vraiment mon chat", souffle Viktor avec un demi-sourire. "C'est celui de Mme Kowalski, ma voisine. Elle l'appelle 'Mr Puddles'.
Je souffle légèrement de rire et Viktor débouche la bouteille.
"Il s'incruste ici en permanence".
"Tu le nourris ?"
"Non, même pas. Je ne comprends pas ce qu'il aime ici".
Je grapille un raisin couvert de chocolat.
"Les chats ont le pouvoir de détecter les gens biens".
Allison penche la tête, un doigt sur sa joue.
"Je pensais qu'ils détectaient les gens qui les aimaient".
Et j'acquiesce.
"Certains diraient que ça revient au même".
Viktor regarde le chat qui se lèche à présent dans des endroits difficilement accessibles.
"J'espère qu'il ne va pas manger les fleurs".
Mon regard se tourne vers le gros bouquet posé sur la table à manger, et j'ouvre des yeux d'appréciation.
"C'est vraiment un sacrément beau bouquet. C'est un cadeau après un concert ?"
Viktor sourit, avec l'une de ces expressions qui précèdent souvent un rougissement.
"Oh. Non", dit-il en regardant en direction de son violon. "Ça vient... d'un ami... un élève à qui je donne des cours depuis quelques jours, en réalité, mais il est... pour ainsi dire spécial".
Sans le faire exprès, je croise le regard d'Allison, que je ne sais pas très bien interpréter. En revanche, il me semble deviner que Viktor tente en vain de contenir les émotions qu'il agite autour de lui, au point qu'elles en deviendraient presque visibles dans l'air du salon. Le chat s'arrête un court instant de se lécher la patte, il lève le nez, puis il reprend sa toilette comme si de rien était.
"Tu enseignes souvent à des adultes ?"
"Non. Non, c'est en réalité le seul, et... il débute vraiment. Mais il est motivé, il a envie d'apprendre vite".
"Il doit vraiment bien t'aimer, en tout cas..."
J'étire un sourire, et Viktor serre ses doigts les uns contre les autres, tandis qu'Allison se tait d'une façon un peu inédite ce soir.
"Il est très gentil, très compréhensif, il me fait... me sentir spécial".
Cette parole semble se répercuter sur les meubles du salon tandis que Viktor la prononce, et en me rappelant de quoi sa vie a été faite, je ne peux m'empêcher de me dire que cette bonne nouvelle est inespérée, au milieu de cette affreuse semaine, qui pourrait bien se terminer en point d'orgue. Je m'interroge à voix haute :
"Je ne pense pas avoir déjà reçu un bouquet dans ma vie".
En vérité, je n'aime pas beaucoup voir faner les bouquets, chez ma grand-mère, mais ma réflexion est tout de même valide, et Allison l'attrape directement au vol en plaisantant :
"Quoi, Klaus ne t'offre pas de fleurs ?"
Je ne sais pas ce qu'elle est en train de calculer, mais la réponse me vient assez spontanément :
"Klaus m'offre des gaufres surgelées".
Allison en profite pour en prendre un petit morceau qu'elle mâche avec une forme de méfiance appréciative, avant de déclarer que ce n'est pas si mauvais, et de souffler :
"Ma fille les adore..."
Je relève les yeux vers elle. Comme à peu près tout le monde, je sais qu'Allison est séparée de son mari et que la situation est complexe. Je n'aurais pas amené ce sujet sur la table ce soir, je m'en serais bien gardée, mais puisqu'elle vient d'ouvrir une porte...
"Tu vas bientôt rentrer chez toi ?"
Ma question se pose dans l'absolu, mais je me dis que si Allison a déjà parlé avec Cinq, alors elle sera encore plus tentée de retourner tenter de voir Claire.
"Bientôt, mais... Je n'ai pas de droit de visite, pour le moment".
Sa tristesse est mêlée d'une forme de résignation, comme si elle se blâmait elle-même.
"Le tribunal a décidé que je ne devais pas être tentée d'utiliser encore mon pouvoir sur elle".
Allison vient de prononcer cette phrase comme si elle se l'était maintes fois répétée à elle-même.
"Tu as fait ça..."
J'en suis peinée, mais c'est la seule parole qui me soit venue. Viktor ne dit rien, et j'essaye de me rattraper, en me recalant au fond du fauteuil.
"Je suis désolée", dis-je. "J'imagine que... c'est difficile, les enfants".
"Ça l'est..."
Même si ses propres mots s'apprêtent à l'affecter, je sens qu'Allison est prête à les dire.
"Et un enfant, surtout à trois ans... teste les limites et fait tout pour te résister. Claire savait... exactement sur quels boutons appuyer".
Mes lèvres se pincent. Mon point de référence est surtout mon propre cas, et la façon dont ma mère a lutté pour composer avec moi. Allison regarde au sol, tandis que les yeux de Viktor la scrutent.
"Je sais ce que font les autres parents, ils s'arment de patience, moi je..."
"Tu as toujours obtenu très vite tout ce que tu voulais dans ta vie".
C'est Viktor qui vient de compléter la phrase d'Allison, avec un ressentiment ancien niché dans une enveloppe de compréhension récente, à la manière des raisins nappés de chocolat. Elle baisse les yeux, visiblement consciente d'elle-même et résolue. Je sens qu'elle ne souhaite plus faire ça. Qu'elle ne souhaite plus exister par les Rumeurs. Mais ainsi est la ligne du temps : certaines inflexions sont irrémédiables.
"Moi, je ne crois pas que tu sois si différente des autres parents", lui dis-je.
Comme toujours, avoir un pouvoir ne produit qu'un effet loupe de ce qui arrive dans une moindre mesure à tout le monde.
"Beaucoup font des conneries, parce qu'ils font avec ce qu'ils ont et ce qu'ils peuvent. Ma mère..."
Je l'ai déjà laissé entendre à table, l'autre jour, mais peut-être qu'il est temps d'être plus explicite.
"A littéralement tenté de voir si les coups fonctionnaient. Et elle a regretté. À chaque fois, avant d'arrêter".
Tout ça est loin derrière. Et il y a d'autres choses qu'Allison a sûrement besoin d'entendre.
"Je ne connais rien aux tapis rouges, mais... il me semble que par chez toi, c'est monnaie courante de faire élever ses gosses par des nounous, et de les croiser une fois par mois. Je pense que tu vois de quel autre genre de maltraitance il s'agit, et personne ne la juge".
Allison comme Viktor me regardent. Parce que ceci fait aussi partie de leur vécu avec leur père, et parce qu'au fond, Allison sait que j'ai raison : elle, au moins, a essayé. Elle aime Claire de tout son coeur. Et je suis convaincue que c'est ce qui fera la différence à la fin. Allison serre son plaid sur ses genoux et me dit :
"Toi... toi tu voudrais une famille ? Après ce que tu as traversé ?"
Cette question me prend de court, même si Granny me saoûle avec ça depuis au moins cinq ans. Je pense qu'avec Allison, je peux être plus honnête qu'avec mon aïeule. Bon sang. Cette invitation commence effectivement à ressembler de plus en plus à une soirée pyjama, avec ou sans les pantalons adéquats.
"Tu sais, je ne suis pas du genre à planifier des trucs. Je me laisse plutôt porter avec les flots".
Je secoue la tête.
"Mais pour être parfaitement honnête, j'aime ma liberté, et n'être officiellement liée ou responsable de personne".
Ironique, quand on sait que je suis plus ou moins vissée à Hargreeves Mansion cette semaine. Allison penche la tête, et Viktor sourit parce qu'il sait ce qu'elle va demander.
"Vous êtes vraiment sur la même longueur d'ondes, Klaus et toi..."
C'est manoeuvré avec tact. Il n'y a clairement pas que les Rumeurs qu'Allison maîtrise par le langage. Et je souffle avec un quart de sourire :
"Je ne crois pas qu'il soit facile de caractériser cette longueur d'onde-là. Parfois, les gens ne sont pas aussi binaires que ce qu'on croit".
Viktor sourit et reprend un raisin au chocolat.
"Vous vous définiriez comment, en essayant de faire au mieux ?"
Vraiment, je ne savais pas à quoi m'attendre en acceptant cette invitation. Mais j'aime autant tout de suite dire les choses clairement.
"On est pas en couple, si c'est que tu veux savoir".
Ce n'est pas facile de le définir, en réalité.
"On se sent un peu comme le prolongement d'une même personne.. Incomplets quand on est loin longtemps. Et j'imagine que je suis occasionnellement le 'n' de 'pan'".
"Il te parle du reste de sa vie sentimentale ?"
"Oh. Oui. Trop, parfois. On a tous les deux nos propres expériences, nos crush et passages à vide. Tu sais comment c'est. On a tous les deux rencontré beaucoup d'imbéciles et passé pas mal de temps à nous plaindre de nos coups d'un soir. J'imagine qu'on a jamais croisé qui que ce soit qui en valait vraiment la peine, jusqu'ici. On n'est pas des modèles faciles, il faut dire et..."
Je ris doucement.
"On a toujours fini par se retrouver à nouveau flanqués sur le même canapé".
Allison n'est même pas surprise, mais je la sens plus ou moins heureuse d'entendre ça, sans jugement aucun. Et j'ajoute :
"En sécurité. Comme en rentrant à la maison".
Cette pensée me noue un peu l'estomac, car à l'heure actuelle, je n'ai aucune idée de l'endroit où Klaus se trouve. Mr Puddles s'étire, coussinet après coussinet, et expose son ventre duveteux en ronronnant. J'y passe ma main. J'aime bien quand les chats ont assez confiance pour qu'on fasse ça.
"À la maison", répète Allison, et je lui souris avant de terminer.
"Oui, où que ce soit".
---
Notes :
Je suis heureuse d'avoir pu donner de l'espace à Viktor, Allison et Mr Puddle.
Je n'avais pas vraiment prévu d'expliciter la relation entre Rin et Klaus (dans la mesure où c'est possible de l'expliquer), mais finalement ceci donne certaines clés utiles pour le chapitre suivant.