Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 12 : Une odeur de cendre froide
2407 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 12/11/2023 12:25
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 4, autour de 07:07 (entre le moment où Allison montre Grace à Luther et le moment où Luther fouille la chambre de Cinq).
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27 mars 2019, 08h22
Dans ma main, les clés de mon trousseau s'entrechoquent en provoquant un écho dans le hall, tandis que je reste immobile, figée face à l'énorme lustre qui était encore suspendu dans les hauteurs du plafond la veille au soir. Je regarde là-haut sur le plâtre arraché, ma rationalité essayant de me faire conclure à un accident matériel lié à l'usure des attaches. Mais s'il n'y avait que ça. Les murs, criblés d'impacts de balles, ne laissent que peu de place au doute : pendant que j'étais chez Granny, Hargreeves Mansion a manifestement été attaquée.
J'aurais pu ressentir de la panique, avoir envie de m'enfuir, mais mon esprit est juste blanc, comme si un larsen le parcourait. Tout est tellement silencieux et désert, comme si la maison elle-même en était sidérée. Machinalement, j'enjambe un tas de verre d'ampoules brisées, et je passe dans le Grand Escalier.
Il ne me faut pas longtemps pour atteindre le pallier de la galerie, et je pivote pour me diriger vers le couloir des chambres dont les lumières sont restées allumées. Mais je m'arrête soudainement, quelque chose ayant accroché mon regard malgré moi. Une présence familière, reconnaissable entre toutes dans sa robe années cinquante bien repassée, mais inerte.
"Oh bordel".
Grace est sans mouvement sur son fauteuil. Son immobilité n'est pas celle qu'elle adopte dans ses rares moments de recharge, je le vois tout de suite. Sa posture, et cette expression indicible sur son visage penché. Mon regard tombe sur son bras ouvert sur sa discrète machinerie, et mes yeux se plissent avec un brin de douleur. Et alors, comme poussée par une forme d'urgence à présent, je cours littéralement jusqu'au couloir des chambres.
Le long du mur, les vieilles affiches exposant des postures de combat défilent les unes après les autres en alternance avec les moulures et boiseries délavées. Je passe la salle de bain vide, la chambre de Diego où ma veste orange repose sur la chaise. Les semelles de mes bottes sonnent sur le carrelage, tandis que j'arrive à la chambre de Klaus et que je la parcours rapidement. Le fauteuil, le tapis, les coussins, le narguilé. Ses affiches de Dali, les stickers qu'on a collés il y a dix ans, et tout ce qu'il a écrit et dessiné sur les murs année après année au milieu des petites lumières de la guirlande électrique. Quand ses carnets n'ont plus été suffisants pour faire sortir la douleur et la fixer.
Certaines phrases reviennent sans cesse, plus épaisses par-dessus des heures et des heures de nuits sans sommeil. "Forge my soul in the fire", "We feel like dark + small", "The way we die", "Off with his head". De nombreuses lignes obscures, et une - plus récente - écrite à l'encre turquoise : "Even in the darkest caves, there is light". Ces mots sont les siens, mais - lui - n'y est pas. Et tout ce que je peux sentir, c'est l'odeur de la cendre froide.
Soudain, un raclement de gorge me tire de ma contemplation, et je me retourne en sursaut pour trouver Luther à la porte de la chambre de Klaus.
"Bon sang, tu m'as fichu la trouille".
C'est la pure vérité. Il me fiche déjà la trouille même quand aucune fusillade n'a eu lieu. Mais je m'empresse de lui demander, car les mots sont déjà dans ma gorge :
"Tu sais où est Klaus ?"
"Hier soir il a dit qu'il sortirait. Il a bien fait".
Je me relève lentement sur le tapis oriental hors d'âge tandis qu'une confusion de sentiments me traverse - du soulagement à l'inquiétude - que je n'ai pas le temps de démêler. Malgré tout, c'est un mauvais pressentiment qui domine. On avait convenu de se croiser ce matin, avec Klaus. Il m'a déjà posé un lapin une fois cette semaine, et si je sais bien une chose, c'est qu'il ne le ferait pas deux fois de suite. Mais Luther n'a pas l'air inquiet pour ça. Il a clairement son propre lot de soucis, et tout son corps semble lui faire mal de façon inédite, comme s'il avait été roué de coups.
"Qu'est-ce... qui s'est passé ?"
Luther se doute de ce que j'ai vu dans le hall, dans l'escalier. Le silence dans toute la maison, alors que le matin elle bruisse toujours des sons du petit déjeuner. Et les impacts de balles jusque dans ce couloir où je ne sais pas si je pourrai encore dormir en paix.
"Deux enfoirés masqués sont venus hier soir avec des mitraillettes. Du genre... à savoir exactement ce qu'ils voulaient".
"Et ils voulaient quoi ? Vous avez su ?"
"Cinq. On dirait".
Je reste un instant interloquée. Cinq aurait-il réussi à se faire déjà tellement d'ennemis depuis qu'il est rentré ? L'administration de Meritech aurait-elle une façon... très singulière d'éloigner les fouineurs ? Non, ça n'a aucun sens. Mais je vois bien que Luther ne comprend absolument pas plus que moi ce qui s'est passé, et il ajoute :
"Ça aurait pu plus mal se finir encore. Heureusement, on a réussi à les mettre en déroute. Et ils ont bien vu que Cinq n'était pas là".
'Plus mal encore'... Je marche jusqu'au fauteuil, dans l'angle des deux fenêtres, et je m'y assois en silence, les mains dans les poches de mon hoodie, tout en adressant à Luther un regard terne.
"J'ai vu Grace", lui dis-je seulement, assez bas, et il reste planté dans l'encadrement de la porte sans trop bouger, comme il le fait tout le temps par peur de renverser des objets en contrôlant mal son encombrement.
Nous savons tous les deux quelle conversation nous avons eue l'autre jour concernant leur 'mère', et les débats qui avaient lieu tout autour de ses dysfonctionnements. Toutefois, je demande :
"Est-ce que ce sont ces types qui ont fait ça ?"
En terme de causalité, malgré tout, ça me semble s'imposer, étant donné qu'elle repose là au milieu du désastre. Et à la façon dont les paupières de Luther se ferment un instant, je décèle que cette fois encore, il a fait le même cheminement que moi.
"On l'a trouvée comme ça après la fusillade".
Sa voix est pleine d'une tristesse dont il était exempt lorsque nous avions parlé de l'éventualité de la débrancher. L'envisager était clairement une chose, mais Luther accuse le coup plus qu'il ne l'aurait possiblement cru lui-même. Je ne sais pas quoi lui dire. En une semaine, il a perdu son père et ce qui lui servait de mère. Je suis moi-même trop retournée par cette matinée pour trouver les mots justes.
"Qu'est-ce que tu vas faire ?"
"Je n'en sais rien, possiblement laisser Pogo décider. Diego... n'est même pas encore au courant".
Je passe ma main sur mon front. Je sais que c'est pour lui que ça va être le plus difficile, et les souvenirs de mon premier dîner à Hargreeves Mansion me reviennent avec une douleur que je n'aurais pas escomptée. Pour être franche, je ne suis pas certaine d'être à nouveau capable de manger des oeufs au bacon avant un long moment.
"Ça va être difficile", dis-je, chose que Luther reformule immédiatement.
"Ça va être ingérable. Et je pense savoir sur qui il va faire passer ses nerfs".
Je soupire. La dynamique qui existe entre Luther et Diego, j'ai eu assez de temps pour l'intégrer. Et dans sa perfide intelligence, Reginald Hargreeves a sûrement choisi de placer Diego en tant que Numéro Deux pour que Luther et lui se tirent sans cesse mutuellement vers le haut, dans la confrontation idiote.
"Et Cinq ?", je demande.
"Pas vu depuis hier matin. Il pourrait aussi bien être n'importe où... ou n'importe quand. Il fait ses trucs de son côté, il ne dit presque rien à personne. Il faut absolument que je comprenne ce qu'il trafique".
Je hoche la tête. Et je choisis de ne pas dire ce que je sais de sa filature à Meritech, car j'ignore à quel point Luther est au courant de quoi que ce soit. Si possible, j'aimerais maintenant éviter de précipiter encore des événements. Il y a peu, j'avais exprimé ne jamais savoir ce que je trouverais à Hargreeves Mansion en repassant ses portes : j'étais lourdement en dessous de la réalité, une fois de plus. Cette fois, je me demande même si je suis en sécurité ici. Granny péterait les plombs de me savoir au milieu des impacts de balles.
"Est-ce que les types masqués ont une chance... de revenir ?"
J'aime autant poser les questions franchement, même si je ne suis pas certaine que Luther ait une réponse à me donner.
"J'espère que non. Ils savent qu'il n'est pas là. J'ai réactivé la surveillance vidéo, et je te jure que s'ils reviennent, ils ne seront pas déçus de l'accueil".
D'une certaine façon, je sens que Luther aime quand il se passe des choses comme ça. Parce qu'il se sent utile, peut-être, ou parce que ça lui rappelle une époque révolue, mais ça me met un brin mal à l'aise. Je cligne des yeux, tandis qu'il ajoute.
"On a renvoyé Viktor chez lui. C'était trop dangereux".
Je fronce les sourcils et retire mes mains de mes poches.
"Plus dangereux pour lui que pour toi ?"
Luther me regarde comme si je venais de poser une question parfaitement absurde.
"Bien sûr. Sans pouvoir, comment tu veux qu'il se défende, s'ils reviennent. Il est même un danger pour lui-même et pour nous. Il nous a sacrément fait peur, hier soir".
Je serre mes lèvres un peu sèchement et je soupire. Mais je relève les yeux vers lui.
"Toi, face à une paire de mitraillettes, tu t'en sors comment ?"
Ce n'est pas une question piège. Je demande ceci avec un intérêt réel et une forme de préoccupation. J'ai l'impression que Luther a trop tendance à se croire invincible, et je ne lui jette pas la pierre : il a littéralement été dressé pour ça.
"Je suis coriace", dit-il, et pourtant ses yeux tombent au sol. "Même si je ne peux pas arrêter les balles à mains nues".
Je suis satisfaite qu'il me concède cet aveu, car - moi - je pense qu'il pourrait aussi bien y passer que Viktor, et que ses certitudes sont la seule chose qui fasse la différence. Il fait finalement un pas à l'intérieur de la chambre de Klaus, en passant la porte avec les épaules de côté. Je pense qu'il se dit que les balles cribleraient aussi ce dernier comme un fétu de paille, mais c'est à moi qu'il demande :
"Et toi ? On t'a déjà tiré dessus ?"
Je ne suis pas de sa famille au sens du vécu, et pourtant je vois qu'il s'inquiète moins pour moi que pour Viktor, pour la simple raison que je possède un pouvoir, alors qu'il n'en connaît même pas tous les contours. Je trouve ça simpliste. Mais pour le coup, il marque toutefois un point.
"Tu sais que je peux me rendre intangible, n'est-ce pas ?"
Il hoche la tête. Et de fait, il comprend bien que par cette immatérialité, les balles me traverseraient tout simplement comme elles l'auraient fait dans l'air, sans dommage aucun. Je le vois appréciatif, mais en vérité, il ne prend à nouveau pas tout en compte.
"Le risque, c'est l'élément de surprise", lui dis-je. "Si je n'ai pas le temps. Si je dors. Si quoi que ce soit m'en empêche".
Ironique, quand on sait que je passe beaucoup de temps à dormir, ici, mais Luther a l'air de trouver que c'est un détail. Peut-être que - lui - est toujours en alerte, mais moi pas du tout.
"Ça reste un atout que je n'ai pas, et Viktor n'en parlons pas".
C'est une question complexe, et je ne suis pas sûre de pouvoir y répondre. J'imagine le ressentiment de Viktor, une fois de plus. Et à la fois, je comprends qu'aucun risque ne puisse être pris pour lui. Tout ça me peine énormément, et peut-être que Luther s'en rend un peu compte, parce qu'il me demande :
"Ça va aller ? Tu peux décider de rentrer chez toi, tu sais".
Mais quelque chose me retient de sauter sur l'occasion et de fourrer toutes mes affaires dans l'instant dans mon sac, alors qu'il y a quelques jours, je l'aurais fait prestement.
"Pas avant d'avoir recroisé Klaus ici".
Ma main court sur mes yeux tandis que je regarde à nouveau toutes ses inscriptions sur les murs.
"Le boulot va éviter à mon cerveau de trop penser, mais après tout ce que j'ai vu ce matin... Je te jure que ça va être chaud de vendre des tournevis électriques".
Luther hausse les épaules.
"T'en fais pas. Il est quelque part à un after, à l'hosto ou à une lecture des oeuvres complètes de Goethe".
Je souris, même si je n'en ai pas vraiment envie. Et en me relevant du fauteuil, au dessus de la petite théière oubliée sur la table basse, je lui dis :
"C'est vraiment une bonne grosse semaine de merde".
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Notes :
Même si Rin commence à en avoir conscience... elle sous-estime encore une nouvelle fois ce qu'elle trouvera ici la prochaine fois.
Si vous avez l'occasion de consulter les photographies des décors de tournage pour la chambre de Klaus, notamment toutes les écritures des murs, c'est réellement instructif, et quelque peu déchirant.
J'ai vraiment eu l'impression de toucher du doigt la complexité de la situation, vis à vis de Viktor. Mais avec les Hargreeves, je crois maintenant que la façon qu'ils ont de se parler entre eux fait autant de mal que le contenu de ce qu'ils se disent...