Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 11 : The Hollies

2212 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2023 20:23

TW : drogue, addiction

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 3, autour de 30:18 (juste après le chapitre précédent, "La chute d'un moineau").


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26 mars 2019, 17h12


Une fois Pogo parti, la galerie surplombant le salon de réception tombe dans un silence soudain. Il n'y a plus personne, en bas. Je suis simplement seule, sur ce vieux plancher qui vient d'entendre des mots trop lourds. Mes jambes viennent de refuser de continuer à me porter, et je suis tombée assise ici, les yeux perdus dans le vide. Comme en état de choc, mon esprit traversé par le néant. Tout, autour de moi, semble crier le nom de Reginald Hargreeves, si intensément que je ferme les yeux. Je tremble, sans plus de forces. Et soudain, j'entends une voix s'élever du derrière d'une bibliothèque :


"Je n'ai jamais aimé Hamlet".


Klaus apparaît et je rouvre grand les yeux. Je tremble encore plus, tandis que je réalise qu'il a été là tout du long, possiblement caché pour écouter ce que je dirais à Pogo au sujet du carnet de notes.


"Oh bon sang, Klaus...", lui dis-je, mais le simple fait de le voir approcher me fait monter des larmes. D'une certaine façon, je suis soulagée qu'il ait espionné, car j'aurais été incapable de lui expliquer tout ça.


Tandis qu'il s'agenouille près de moi, je devine que ce que je ressens en cet instant n'est qu'un condensé de ce qu'il a enduré toute sa vie. Il est simplement navré que je me le prenne à mon tour en pleine face aujourd'hui, et il se sent impuissant. Mes mains tentent désespérément de s'accrocher à ses avant-bras. Je suis perdue, j'ai la nausée, la tête me tourne un peu... et mes yeux sont pleins de larmes qui ne veulent pas couler.


"Est-ce que tu as... tout entendu ?"

Il soupire. J'ai rarement vu son visage aussi terne et sérieux.

"Ce que j'ai entendu, j'aurais préféré ne pas l'entendre".

"Je... Je n'étais pas libre", lui dis-je. "Comme vous tous... Je n'étais que..."


'Qu'une ligne dans les plans de Reginald Hargreeves' serait la fin du constat, mais je parviens pas à mener cette phrase à son terme. Et de toute façon, Klaus a entendu les mots de Pogo.


"Il est mort, Rin".


Cette assertion, l’assène avec force, comme on pulvériserait une pierre. Toutefois, je ne sais pas s'il exprime un fait, ou un souhait.


"Il l'est... mais Pogo a dit que ses plans étaient autonomes. Qu'est-ce qu'il a prévu pour moi, pour toi, pour tes frères et soeurs ? Pour... nous tous ?"


Pour la première fois, je m'inclus comme faisant partie d'eux, et Klaus le remarque, même s'il ne fait rien d'autre que cligner.


"Rin", me dit-il en me laissant broyer son bras. "Si on peut changer ce qu'il a prévu, tant mieux. Et si on ne le peut pas, alors autant lâcher l'affaire".


Je souffle ironiquement. Moi, je crois que Klaus a très bien compris Hamlet, même s'il ne l'aime pas. C'en est trop pour moi, et mon esprit veut juste s'échapper, maintenant.


"Je veux retourner à ma chambre", dis-je en tremblant.


Et cette volonté est si forte, comme un besoin urgent, que je me sens capable de faire dans l'instant quelque chose que Cinq avait suggéré possible : que je me téléporte en emportant quelqu'un avec moi. Oui, je sens que je peux le faire. Et j'ai besoin de quitter cette foutue galerie sur le champ. Soudain, je réaffirme ma prise sur le bras de Klaus, et *Crac !* Dans un flash de lumière bleue, je nous téléporte dans la chambre que Diego m'a prêtée, avant de le laisser tomber assise sur le lit. L'effarement qui passe dans les yeux de Klaus après ce saut au travers de l'espace de la Maison, je ne le vois même pas. J'enfouis mes yeux dans mes mains, comme pour essayer de me recentrer sur moi-même.


"Tout va bien, Rin", me dit-il, mais je ne sais pas si on peut dire ça.


Même si ça l'a fait souffrir toute sa vie, Klaus est habitué à n'être rien d'autre qu'un pion dans les desseins de son père. Je m'oblige à contempler son calme, sa résilience, et à me rappeler que rien n'a fondamentalement changé depuis ce matin. J'en sais juste un peu plus. Je...


"Toi et moi... est-ce qu'on s'est vraiment rencontrés par hasard ?"

Je demande ceci en sentant mes larmes revenir.

"Ou... est-ce que notre rencontre avait aussi été planifiée ?"


Klaus me regarde de sa hauteur, immobile.


"On en a rien à foutre, qu'il l'ait planifié ou pas", dit-il tranquillement, comme il le fait toujours quand il est défoncé, mais bientôt plus assez.

"Nos longues soirées, nos déconnades, nos conneries... rien de ça n'était planifié par qui que ce soit. Et franchement, s'il a au moins servi à ça dans ma vie, alors je prends".


Il est tellement sérieux, à présent. Je retire lentement mes doigts de mes yeux. Il a raison, fondamentalement raison, mais ça me fait pleurer encore plus. Il voit bien dans quel état ça me met, alors il tend sa main, celle qui annonce "Hello", et je la prends sans force.


"Tu crois vraiment qu'il avait prévu qu'on se rencontrerait chez les flics ? Que je finirais par soudoyer l'officier pour avoir ton adresse ? Qu'on irait visiter tout le réseau des égouts ? Que tu piquerais du blé pour nos pizzas ? Que tu... n'aurais pas envie de me foutre un coup de pied au cul après dix ans ?"

Il s'arrête un instant, mais ajoute enfin :

"Et tu crois qu'il avait aussi planifié le Rocky Horror Picture Show ? Putain, ça l'aurait fait remonter un grand coup dans mon estime. Mais non".


Klaus a raison, et j'essuie mes larmes avec ma main libre, en acquiesçant. Il me laisse un moment pour intégrer tout ça, avant de parler à nouveau.


"Je ne sais rien de ses plans, mais ce qui est épatant, là maintenant, c'est que même dans sa mort, il continue de faire du mal".


Jusqu'ici, je comprenais les sentiments de Klaus de façon empathique. Mais à présent, c'est différent. Depuis la mort de Reginald Hargreeves, les choses s'étaient déjà accélérées au point que je me sente de moins en moins extérieure. Et aujourd'hui, je peux le sentir jusque dans ma chair, son putain de 'destin'.


"Il semble qu'on soit vraiment dans le même bateau, alors...", dis-je en m'efforçant d'aligner des mots cohérents. "Où que ça nous mène".


Mon ton est sérieux, mais à présent je suis calme. Résignée, peut-être, ou plutôt déterminée à ne plus laisser le cours des choses me briser. Klaus acquiesce.


"C'est ça", dit-il, "t'es vraiment coincée avec nous. Une semaine de fringues... tu vois bien que ça ne suffisait pas".


Je ris au travers de mes larmes, mais je suis reconnaissante à Klaus pour ça. Je vais avoir envie de gerber un moment, mais je vais intégrer cette nouvelle réalité. Oui, ça va aller. J'hoche la tête et je presse un peu sa main avant de lui dire :


"Après tout, qu'est-ce que j'espérais ? Que mon pouvoir n'avait rien à voir avec les vôtres ? Qu'il n'y avait aucun lien entre nos naissances, d'une façon ou d'une autre ? Qu'il n'y avait pas une raison là derrière ? Je m'en veux d'avoir été si naïve".

Klaus se penche un peu vers moi.

"Je sais que tu vas dire non, mais un bon whisky ou un petit joint, ça aide".


C’est définitivement sa suggestion de prédilection pour faire face à tout type de stress ou de bouleversement émotionnel. Mais il plaisante, il sait très bien que je ne touche pas à ça, et il ajoute en essayant un peu désespérément de me remonter le moral :


"Et sinon, il reste des gaufres. Hein... ~Marine~ ?"


Sa voix insiste quelque peu sur ce nom qu'il vient d'entendre prononcé par Pogo, et dont il n'avait jamais eu connaissance jusqu'à aujourd'hui. Je le fixe en plissant les yeux.


"Pour toi, c'est Rin, ~Numéro Quatre~".


Je souris en secouant la tête, et il rit doucement. Je sais toutefois que son offre de gaufres est sincère, plus encore que celle de substances contestables. Il veut vraiment me sortir des ronces lui aussi, comme moi je l'ai fait si souvent pour lui.


"Je ne peux pas..." dis-je en soupirant. "J'étais juste passée pour parler à Pogo... Je dois aller voir si tout va bien pour ma grand-mère, ce soir. Ça fait quatre jours qu'elle est toute seule. Je dois remplir son frigo, vider la boîte aux lettres, vérifier ses factures... et passer un peu de temps avec elle, aussi".


Elle était un peu en colère au téléphone, tout à l'heure. La vie continue, et devoir m'occuper de Granny ce soir me ramène à une réalité du quotidien qui me fait somme-toute du bien. La vie continue, avec ou sans les plans de Reginald Hargreeves, Klaus a raison. Et j'essaye de ne pas penser à l'éventualité d'une apocalypse qui balaierait tout ça. À présent le vortex se dissipe. J'essaye de respirer.


Malgré tout, c'est la première nuit que je m'apprête à passer hors d'Hargreeves Mansion, et je me sens un peu coupable. Klaus vient d'acquiescer avec une pointe de déception, mais il comprend très bien pourquoi je m'éclipse ce soir. Je laisse filer ma main, à présent de retour. Et consciente de ce qui était initialement mon rôle ici.


"Tu vas t'en sortir ?", je lui demande, et il me répond avec un haussement exagéré des épaules :

"Oh, bien sûr que je vais m'en sortir. Je sortirai, ce soir, pour noyer tout ça dans le gin et le bon vieux rock. Et avant ça, je prendrai un bain. C'est ça. Un bon bain. Je vais survivre".

Il laisse filer un souffle amusé.

"Je repasse demain matin".

"Ça marche".


Je ne suis pas stupide : je peux sentir sa crainte d'un retour de bâton, dès qu'il sera tout seul. Ça pourrait bien m'arriver aussi, d'ailleurs, mais je vais surtout essayer de lui donner confiance dans sa capacité à gérer.


"Parfait. Tu prends tes écouteurs avec toi. Si ça part en vrille, si tu commences à voir des trucs, tu te les visses sur les oreilles et tu montes le son, ok ?"

"Promis", dit-il. "Je ne serai pas tout seul, Allison est dans le grenier - elle fume non-stop aujourd'hui - et j'ai... mes denrées de première nécessité".


Je ne commente pas. Pour ce que j'en sais, Klaus n'a plus un très large stock : seulement de l'herbe, quelques cachetons, et du chocolat 'spécial'. C'est bien moins que tout ce qu'il a pris récemment, pour être honnête.


"Je ne garantis pas de ne rien prendre, cette fois", dit-il, "je ne le sens pas. Mais ça a déjà été pire".


Je ne le blâme pas. Je n'ai pas aidé beaucoup à lui faire passer un bon début de soirée.


"La musique, Klaus, la musique", je répète en soulevant mon sac à dos.

"Tu prends tes écouteurs à côté de la baignoire, c'est nickel".

Il me montre qu'il les a autour du cou.

"T'as mis quoi ?"

Je vérifie sur son lecteur.

"Oh, The Hollies".

"Ouais, et Nina Simone".

"Parfait. À quel parfum, les sels de bain ?"

"Lavande. Je vais sentir comme un pot-pourri d'été".

"Sympa".


Malgré tout, il voit que je fais des efforts pour avoir l'air insouciante.


"Et toi, ça ira ?"

J'hoche la tête, peut-être trop longuement.

"Ça ira".


Pour la première fois, je vois Klaus plus inquiet pour moi que je ne le suis pour lui. Malgré mon sourire, j'ai l'estomac en vrac. Vraiment, je ne suis pas d'humeur à passer la soirée sur les chaînes vietnamiennes avec Granny. Mais l'auto-apitoiement, ça n'est pas mon genre. Je m'approche de la porte : dans le couloir, les lumières sont déjà allumées. À l'extérieur, il fait nuit noire.


"À demain, fait gaffe à toi", dit-il en avec un littéral petit geste d'au revoir.

"Profite de l'eau chaude... et souviens-toi..."

Je fais un pas dans le couloir.

"The Hollies".


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Notes :


Vous souvenez-vous de la citation favorite de Reginald Hargreeves, tirée d'Hamlet ? "La providence spéciale de la chute d'un moineau". Elle exprime l'idée de destinée, à la façon d'un effet papillon : où même des événements aussi insignifiants que la mort d'un petit oiseau peuvent jouer leur rôle dans un destin plus grand. Rin ne souhaite que le meilleur à Klaus en lui conseillant de monter le son de sa musique. Mais nous savons quelles conséquences ceci aura. Ils l'ignorent, mais c'est pour dix mois et le Vietnam que Klaus lui dit en réalité 'au revoir'.

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