Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 8 : Algorithmiquement aimante
2393 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 05/11/2023 09:11
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 3, autour de 05:50 (vous reconnaîtrez aisément les oeufs au bacon).
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26 mars 2019, 08:41
La nuit dernière - en dépit des discussions apocalyptiques du jour - j'ai passé ma première bonne nuit depuis mon arrivée à Hargreeves Mansion. Peut-être parce que Klaus n'a pas tapé contre le mur et n'a lutté contre aucune entité fantomatique harassante. Ou peut-être parce que - finalement - nous avons pu mater hier soir le Rocky Horror Picture Show.
Finalement, je préfère aussi en rire : si la fin du monde est pour bientôt, nous voulons aussi revoir Attack of the Killer Tomatoes. Au moins une fois. La seule chose agaçante, ce sont les commentaires que Ben fait sans arrêt en regardant. Et encore, je suis chanceuse, dans l'affaire : moi, je ne les entends pas.
Sur mon chemin du petit déjeuner, je croise 'Maman' qui remonte le grand escalier. Elle me sourit, mais je vois bien qu'elle ne me situe pas, même si on se voit tous les jours. Je continue ma route vers la salle à manger du bas.
À ce niveau le plus inférieur, on peut sentir plus que nulle part ailleurs dans la maison que Réginald Hargreeves a progressivement acquis tous les immeubles attenants, et au final tout le pâté de maisons. La porte conduisant au 'salon des enfants' est tout simplement un trou percé dans le mur qui connectait autrefois deux bâtiments distincts. Mais visiblement, la simple convivialité de cet espace ne suffisait pas à motiver des travaux d'embellissement.
Je n'ai pas très faim : les gaufres surgelées d'hier soir me restent un peu sur l'estomac. Mais manifestement, je ne prendrai pas mon café seule, ce matin non plus, car je vois une silhouette aussi large qu'encombrée par elle-même, assise à la longue table de bois. Luther.
Un instant, mon estomac se serre un peu plus, même si je savais que ce moment allait arriver tôt ou tard. Je prends une inspiration. Puis, je rassemble mon courage, et je vais me servir un verre du jus d'orange qui a été pressé par 'Maman'. Luther est assis en face d'une assiette d'oeufs au bacon en forme de personnage souriant, qu'il contemple de façon pensive. À côté de lui, se trouve une seconde assiette intouchée, et deux verres du même jus d'orange. Je me râcle la gorge, mais il m'a déjà repérée.
"Alors, t'arrives à gérer Klaus ?"
Il me demande ça en plantant sa fourchette dans son bacon et en mâchant, comme si j'appartenais maintenant à la maison au même titre que les meubles. Ses yeux bleus me scrutent un moment, ma gorge se serrant quelque peu, comme sous le coup d'une peur atavique. Je ferme les yeux un court instant, et je les rouvre en regardant dans mon verre de jus d'orange.
"On s'accroche".
J'aime autant ne pas préciser si c'est Klaus ou si c'est moi.
"Il s'en sort à sa manière, je dirais".
Prononcer ces mots me détend un peu, chassant les souvenirs, et j'essaye de lui sourire. Il n'a pas l'air au mieux de sa forme, sans jeu de mot, et j'ai l'impression qu'il se force plus ou moins à me faire la conversation. Toujours en mâchant, il me dit :
"Sa façon de s'en sortir, c'est un vrai bordel".
J'hausse les épaules pensivement.
"C'est pas facile pour lui de trouver l'équilibre. S'il est trop défoncé, il ne sert à rien. Et pour le moment, il ne sert à rien non plus s'il n'est pas assez défoncé".
"J'ai vu, ouais. Il n'a effectivement servi à rien, dimanche".
Je vois de la peine sur le visage de Luther, plus que j'en ai vu chez Allison, Diego ou Viktor. Je soupçonne Cinq de ne pas tellement se préoccuper des événements individuels sur la ligne du temps, y compris quand il s'agit de son père : parce que revenir en arrière, même si c'est difficile, reste une possibilité. C'est une posture qui me fait réfléchir. Mais je resterai sur ma position : voyager dans le temps est une colossale erreur. Vraiment, Luther est celui que je sens le plus affecté, et d'une façon tiraillée.
"Luther, mes condoléances".
Je me garderai bien de lui dire que je suis 'désolée pour la mort de son père', parce que ce n'est pas exactement vrai. Il déglutit, rassemble ses bras immenses devant lui, et tandis qu'il baisse les yeux, il me répond sobrement :
"Merci.
Je m'assoie à la table.
"Tu avais une sorte de... relation forte avec lui, je crois. Et j'ai entendu dire que tu avais été loin".
Ce que Klaus m'a dit, c'est que Luther serait bien resté à la maison pour toujours, s'il avait pu, mais qu'il avait littéralement fini sur la Lune.
"J'ai été 'envoyé' loin", me corrige-t-il un peu amèrement, mais il finit par acquiescer tout en lorgnant dans le jaune de ses oeufs.
"Il m'a toujours assigné la protection de tout le monde. Et pas pour faire la une de la rubrique des faits divers comme Diego : il m'a confié des missions de haute importance".
Je ne commente pas : ces querelles ne m'intéressent pas. Je bois une gorgée de jus d'orange. Luther a l'air d'avoir finalement envie de parler, comme on viderait son sac, alors je le laisse faire.
"Le chagrin, c'est pas un truc que je peux éviter. Même si j'ai pu avoir l'impression d'être... évincé, des fois".
La voix de Luther est quelque peu étouffée. J'essaye de bien comprendre.
"Tu étais Numéro Un, n'est-ce pas ?"
"Je le suis toujours", dit-il en mâchant.
"Est-ce que tu sais comment votre père avait choisi ces numéros ?"
Ceci, fait partie des choses dont je ne discute pas avec Klaus. En réalité, il ne se réfère presque jamais à 'son numéro'. Mais je suppose que d'avoir à vivre avec 'Un' ou 'Sept' est très différent de 'Quatre', au milieu. Luther s'en va piquer le bacon de la seconde assiette.
"Il classait beaucoup de choses', me dit-il. "Y compris nous, dès le départ".
Il secoue alors la tête, tout en mâchant.
"C'était un classement basé sur notre potentiel. J'imagine que j'étais celui sur lequel il pouvait le plus s'appuyer, et aussi celui qu'il pouvait... le plus contrôler".
J'avais parfois pensé que ce classement avait était destiné à comparer leurs pouvoirs, sans trop savoir le prendre dans l'ordre croissant ou décroissant, d'ailleurs. Mais je réalise en entendant Luther que ce n'était probablement pas le seul facteur pris en compte.
"Tu crois qu'il avait pu prévoir ta... dévotion ?"
"Je ne sais pas".
Il se cure la dent et en sort un morceau de bacon.
"Numéro Cinq et Numéro six étaient en queue du classement, et ils ont été les premiers 'out' malgré les efforts de Papa. Il le savait. Il... savait des trucs".
Luther ne mentionne même pas Viktor, et peut-être remarquera-t-il que ça me fait silencieusement tiquer. Mais ceci, m'amène une autre question.
"Tu sais, j'ai vu les landaus, dans le grenier à côté de la chambre de Cinq. Les numéros étaient déjà dessus. Comment pouvait-il savoir au sujet de votre 'potentiel' ? Vous étiez juste... des bébés".
Mon pouvoir a commencé à se manifester vers quatre ans, et je doute que la chose ait été très différente pour eux tous. Luther soupire.
"Je te dis : il savait des trucs. Il nous a aussi trouvés aux quatre coins du monde. Mais je ne te mentirai pas : je n'en sais rien du tout. Ce sont des suppositions. Pogo sait peut-être, mais il emportera de nombreux secrets dans sa tombe, celui-là aussi".
Je reprends une gorgée de jus d'orange. Je réalise que mes appréhensions initiales au sujet de Luther sont en train de s'estomper. Et c'est mon tour d'être sincère.
"Je suis en quelque sorte soulagée d'être en dehors du classement", lui dis-je. "Et de ne pas avoir été... 'cédée'".
"Le mot que tu cherches est 'vendue'. Mais en même temps : qui aurait refusé une offre avec autant de zéros".
Maintenant, Luther a carrément empilé la seconde assiette dans la première, et il attaque les oeufs. Je le fixe et je cligne des yeux, parce que sa dernière remarque m'échappe.
"Tu crois qu'Allison donnerait sa fille ? Contre autant de zéros ?"
Luther me regarde, surpris, et répond avec une paradoxale évidence :
"Non, non bien sûr qu'elle refuserait. Elle ferait déjà tout pour l'avoir près d'elle..."
Je suis triste pour Allison, mais sa situation est à la fois éclairante.
"Tu vois ? On dirait bien qu'il y a encore des gens sur Terre qui aiment leurs mômes".
Je pose mon verre et serre mes doigts, sous la table. Car malgré tout ce que nous avons vécu, elle et moi...
"Ma mère... disait toujours qu'elle m'avait aimée profondément, dès la première seconde où elle m'avait tenue par surprise dans ses bras".
Ce qui ne l'a pas empêché d'avoir ses torts et ses faiblesses, mais ça, ne le sait pas et il Luther secoue la tête.
"Il y a toujours des gens pour avoir du bol".
Cette parole m'attriste, et ce d'autant que je regarde le plat d'oeufs au bacon posé sur la gazinière. Mon expression devient plus sombre, sans doute, et je dis lentement :
"Votre mère... a cuisiné des oeufs et du bacon à tous les repas, depuis que je suis arrivée samedi".
"Je sais. Et à chaque repas, elle nous rappelle que 'le petit dej est le plus important de la journée'. Appelle-la 'Grace', plutôt".
Je reprends mon verre de jus, tandis qu'il continue :
"Elle a l'air coincée dans une boucle de réconfort, mais il y a peut-être plus encore".
"Est-ce qu'elle... a un problème ?"
"On dirait bien".
Je me montre prudente, avec la tournure que prend cette conversation. Parce que je ne sais pas comment Luther perçoit celle qu'il m'a demandé d'appeler 'Grace'. Et parce que Klaus m'a dit qu'il cherchait des coupables pour à peu près tout. Je fronce mes sourcils, un peu douloureusement.
"Est-ce que ça lui est déjà arrivé, auparavant ?"
Luther acquiesce, avec un signe de tête qui veut à la fois dire oui et non.
"Des bugs légers. Et Papa savait toujours la réparer. Il était le seul à savoir la programmer. Et les problèmes n'ont jamais été... aussi sévères par le passé".
J'ai l'impression de ne pas tout savoir.
"Samedi soir, j'avais déjà remarqué, mais Allison et Diego ne réagissaient pas, donc j'ai juste pensé qu'il n'y avait pas de quoi s'inquiéter".
"Diego sera le dernier à admettre qu'il y a quelque chose qui cloche".
Je pince mes lèvres.
"Peut-être que... Grace... est aussi en état de choc à cause de la mort... de son ingénieur ?"
"C'est une possibilité. Mais je doute qu'elle ait des sentiments à proprement parler".
En entendant ces mots, j'ai en quelque sorte ma réponse quant à la façon dont Luther la perçoit. Il fait une courte pause, puis il inspire profondément et ajoute :
"Si elle dysfonctionne... on devrait réfléchir à l'arrêter. Pour son propre bien".
Il me regarde, comme s'il attendait une réaction.
"La laisser se détériorer, surtout si c'est rapide, ça ne serait pas rendre hommage à notre père... ou même à l'incroyable robot qu'elle était".
Soudain, j'ai un peu de mal à déglutir. Même si Grace n'est rien, pour moi, je suis frappée d'entendre Luther parler d'elle aussi crument.
"Je... Je ne sais pas. Ça serait peut-être... difficile pour certains de tes frères et sœurs d'entendre ça".s
Bien sûr, personne ne la prenait pour un réel être humain. Toutefois, elle était la seule personne qu'ils pouvaient associer à une figure de mère. D'une façon quelque peu artificielle, mais néanmoins... 'algorithmiquement aimante'. Est-ce que Luther ne l'a vraiment jamais vue comme ceci ? Il me semble tellement détaché. Peut-être parce qu'il est celui qui a vécu le plus longtemps sous ce toit. Il se frotte le front, et sa chaise craque un peu sous lui.
"Diego va péter les plombs. Mais si on la laisse dégénérer, ça sera encore plus dur".
"Honnêtement, ça ne tombe pas au bon moment", lui dis-je.
Il termine son verre de jus d'orange, et souffle assez bas, comme pour lui-même :
"Je ne crois pas que ça puisse être une coïncidence".
Je regarde ma montre, et je semble soudain me réveiller : ce matin, c'est moi qui ouvre le magasin, à neuf heures et demie, et j'aimerais aussi passer à la boîte postale pour prendre le courrier.
"Je suis désolée, Luther, il va falloir que j'aille bosser".
Perdu dans ses pensées, il hoche la tête et me dit :
"Merci pour la petite conversation".
Il m'a l'air sincère, comme s'il avait réussi à organiser ses pensées. Je me demande de quoi ce jour sera fait. Tous les matins, quand je pars au travail, je me demande ce que je trouverai à Hargreeves Mansion en rentrant le soir. Ce jour ne fera possiblement pas exception.
Sur ces mots, je me lève, je rince mon verre, puis je me retourne vers lui avec un demi-sourire, un peu énigmatique sans doute. Et enfin, même s'il ne comprendra possiblement pas ces mots, je lui dis :
"Tu as beaucoup changé, tu sais".
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Notes :
C'est un chapitre plus triste qu'il n'y paraît, et je crains qu'elle ait un peu contribué à décider Luther à plaider pour le débranchement de Grace.
J'étais hésitante à écrire sur Luther et – finalement – je pense que je le comprends mieux, maintenant. Nous saurons à un moment ou un autre pourquoi Rin anticipait autant le moment de cette rencontre.