Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 9 : Au fin fond du conteneur

2065 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/11/2023 09:02

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 3, autour de 12:18 (juste après le démarrage du van de Cinq).


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26 mars 2019, 09:06


Dans la ruelle encaissée où donne la porte de secours du 'salon des enfants', les immeubles se dressent comme des falaises urbaines, bloquant la vue du ciel. il ne fait pas très chaud, et je remonte le col de ma veste sous mon menton : je n'ai pu trouver ma longue écharpe violette nulle part. La conversation avec Luther m'a quelque peu perturbée, mais j'ai décidé qu'aujourd'hui devait être une bonne journée.


À présent, j'ai mon propre trousseau de clés pour la porte de devant, celle dont les vitres sont ornées du motif de parapluie. Pour le moment, je n'ose pas encore les utiliser. Et de toute façon, l'arrêt de bus est plus facilement accessible depuis l'arrière de Hargreeves Mansion. Je fais quelques pas au milieu des cagettes et des vieux journaux abandonnés, avant de m'arrêter. Là, debout dans la benne à ordures de la maison, Klaus est en train de dire au revoir à Cinq, qui s'en va.


"Je t'aime ! Même si tu ne peux pas t'aimer toi même".


Mais sa voix ne fait que se dissiper dans les vapeurs du chauffage urbain. Je glisse mes mains dans mes poches, je le regarde cracher des morceaux de donuts secs et dégoutants, et finalement je lui dis :


"RuPaul est mon philosophe préféré".

Il acquiesce, les yeux toujours fixés au bout de la rue.

"Moi aussi. Avec Sartre".

Je fronce les sourcils.

"Eh, c'est mon écharpe".

"Oh. Oui. C'est la tienne. Sérieux, elle est toute chatoyante, je l'adore".


Maintenant qu'elle traîne dans la benne à ordure, j'avoue avoir une envie très modérée de la récupérer, donc j'abandonne sans même essayer.


"Il va où, Cinq ? Encore à Meritech ?"


Appuyé contre la paroi de la benne, Klaus finit par jeter le reste de son donut moisi.


"Ouais, encore. Tu sais, juste pour espionner un peu une compagnie à un million de dollars de capital. Pour empêcher une Apocalypse. Les trucs normaux".


Je soupire de rire, un peu nerveusement. L'énergie que met Cinq dans cette histoire d'oeil de verre continue de me convaincre qu'il y a peut-être une menace sérieuse, là derrière. Sa patience et son opiniâtreté me sidèrent.


"Il va vraiment poireauter là bas jusqu'à ce que l'oeil soit fabriqué, planqué dans son van ? Comment il saura ? Je veux dire : l'oeil va sûrement être expédié avec plein d'autres, dans des petites boîtes, ou quelque chose comme ça... Qu'est-ce qu'il pense qu'il va pouvoir voir, là bas ?"


Klaus ouvre ses deux paumes vers le ciel - 'Hello' comme 'Goodbye -, dans un signe de perplexité.


"Tu sais comment est Cinq : il ne nous dira pas. Mais il fait rarement les choses sans une bonne raison, c'est au moins un truc qu'il tient de Papa".


Il se penche en avant et fouille un peu dans les ordures, avant de refaire surface et de me dire, depuis les débris nauséabonds :


"Si ça n'est pas concluant, il rendra probablement de nouveau une petite visite à ce cher Lance".

Je pince mes lèvres. Klaus ne se souvient presque jamais des prénoms : si c'est le cas, c'est probablement qu'il a trouvé " Lance " sexy. Le cadre de Meritech sera sans aucun doute ravi.

"Tu vas ressortir le costume bleu de ton père, alors", dis-je, mais il objecte immédiatement.

"Non, t'avais raison, c'était atroce".

"Allez, 'on naît tous à poil et le reste, c'est du drag'.


Que j'en appelle de nouveau à RuPaul fait marrer Klaus, mais il ressort quand même sa tête de la benne et lève un index péremptoire.


"Non, vraiment, plutôt mourir que de le remettre".

"Même pour 20 'autres' dollars ? Je suis au courant que Cinq a fini par te payer".


Je pourrais même demander remboursement pour le déjeuner d'hier, mais allez, en fait ça me fait plaisir. Klaus hausse les épaules.


"Il ne veut plus de mes services. Il ne sait pas ce qu'il râte".


Et tandis qu'il parle, il soulève un gros sac poubelle qu'il envoie à l'autre bout de la benne. Ça me soulage que - enfin - il se soit décidé à chercher le carnet de notes de son père. Il aura quand même mis 24 heures à se décider, mais mieux vaut tard que jamais. Sa chance, c'est que les éboueurs ne soient pas encore passés. Je lui demande :


"Alors ? Tes recherches avancent ?"

Il soupire et croise finalement mon regard.

"Non... et Pogo m'a ~encore~ enguirlandé tout à l'heure".

Il continue de fouiller et disparaît de nouveau.

"En dehors des sacs poubelles, j'ai trouvé pas mal de canettes de bières, des tas de pots vides de beurre de cacahuète, des cartons de gaufres surgelées - eh, ce sont les nôtres - un cadavre de rat, une douzaine de boîtes à oeufs, des tas d'emballages de bacon... mais aucune trace de ce foutu bouquin".

Il peste de frustration et j'étire un sourire en coin.

"Tu dois peut-être fouiller plus profond".

"Erk. Probablement".


Il grogne, mais il enfonce les extrémités de 'mon écharpe' dans son pantalon... avant de remonter ses manches et de plonger plus loin encore dans les ordures. Méthodiquement, il commence à tout déplacer, dans un atroce soulèvement d'odeurs. On peut dire ce qu'on veut de Klaus, mais il fait le plus souvent de son mieux, même s'il est parfois lent au démarrage. Il est fréquent qu'il n'y arrive pas, je ne dis pas le contraire. Mais il fait de son mieux, pour de bon.


"Rah, mais il est où ce putain de livre !", lance-t-il avant de lever les yeux au ciel et dire en direction de l'escalier de secours :

"C'est ça, très marrant, Ben. Vraiment : ferme-la".


Je rigole un peu, parce qu'il n'a même pas besoin d'entendre la vanne pour la comprendre. Mais soudain, je vois Klaus se figer, en regardant au fond de la benne.


"Attend", dit-il en se baissant et en extirpant un livre noir d'une pile de peaux de bananes.


Il le feuillette rapidement pour vérifier, et je jette un oeil par dessus la paroi. C'est une reliure complète de Playboy, année 2018, un peu rongée par les rats. Il jette l'ouvrage un peu plus loin, dégouté.

"Merci Papa... Ou alors... c'est à Pogo..."


Aucune des deux éventualités ne m'évoque des pensées positives, mais je rigole doucement en regardant ma montre. Klaus prend une grande inspiration et plonge de nouveau, en envoyant l'un ou l'autre détritus par dessus bord.


"Je t'aurais bien aidé", lui dis-je, "mais faut que j'aille aller au taf, je peux pas puer".

Il réapparaît, l'air plus blasé que jamais.

"Non, mais y'aura pas besoin, de toute façon. Je suis en train de perdre mon temps, j'te jure. Y'a rien. Et Ben veut aller voir l'océan".

Il s'affale sur le bord de la benne et sort sa flasque.

"Il dit qu'on est niqué et qu'on le retrouvera pas, ce bouquin".

Je soupire.

"Je crains de commencer à aussi être de cet avis. Salut Ben".


J'ai même un mauvais pressentiment à ce sujet. Par acquis de conscience, je regarde un peu au sol autour du conteneur, mais il n'y a rien du tout. Il faut se rendre à l'évidence.


"Peut-être que tu pourrais interroger les sans-abris du coin ? Peut-être qu'ils l'ont pris ? Tu les connais presque tous par leur prénom. Rapporte-leur du café chaud et des chips, et demande-leur ?"


Beaucoup d'entre eux viennent fouiller ici. Mais s'ils ont pris le carnet de notes, alors il aura déjà servi pour allumer un braséro ou pour emballer du maïs grillé. Klaus escalade la benne et saute au sol. Là, il ressort mon écharpe de son pantalon, puis se met à épousseter son manteau. J'ai comme l'impression qu'il ne réalise pas que l'odeur est bien pire que la vue.


"Pogo va m'empailler comme les trophées de la galerie", dit-il avec tout de même un trait de culpabilité, et je secoue la tête.

"Ça m'étonnerait qu'il ait tant d'espoir que ça, Klaus. Le prend pas mal".


Paradoxalement, ce commentaire semble plus soulager Klaus que le vexer. Quand rien n'est attendu de lui, il a toujours tendance à se sentir mieux. Soudain, toutefois, quelque chose lui vient à l'esprit et ses yeux s'ouvrent en grand, comme si une idée venait de le percuter.


"Rin... je viens d'avoir ~une épiphanie~".


C'est exactement le genre de phrases qui me fichent la trouille. En seconde position dans mes pires craintes, après les punaises de lit. Et malheureusement, je crains déjà de deviner ce que Klaus a dans la tête.


"Oh, non, non, non. Tu ne me demanderas pas de-"

"Tu peux parler à Pogo ?"

"Putain je le savais".

"Mais oui ! Moi, il ne me prend pas au sérieux, comme tout le monde. Allez, si c'est toi qui lui parles, il t'écoutera ! Tu lui dis que je suis encore en train d'essayer, que j'interroge les gens du coin..."

Je laisse filer un long soupir désespéré.

"Klaus, c'était ~ton erreur~, pas la mienne. Je peux pas être tout le temps en train de sauver tes miches".


Je ne suis même pas certaine de parvenir à assouplir Pogo, mais Klaus est encore en train d'afficher un air piteux, avec tout son talent.


"Je ne suis vraiment pas émotionnellement prêt pour lui parler", dit-il de façon volontairement désarmante.

"T'es surtout une saleté de chat-potté manipulateur".


Je regarde de nouveau ma montre : je ne pense pas que je pourrai passer à la boîte postale, finalement, avant d'ouvrir la boutique. Je ne prendrai pas le risque d'arriver en retard : mon boss est déjà assez coulant comme ça, depuis que je pionce à Hargreeves Mansion.


"Alors, c'est oui ?", Klaus demande avec un espoir certain.

"J'essaierai. C'est pas une promesse".

Il exulte, en tapant des mains trois fois.

"T'es la meilleure. Franchement, je ne sais pas ce que je ferais sans toi".

"Tu serais pareil, mais en pire".

"Je vais t'offrir un truc cool pour te remercier. Tu veux quoi ?"

"Rien du tout".

"Ma veste à sequins ? Mes sels de bain à la verveine. Rencontrer David Bowie ?"

J'éclate de rire, tout en faisant un pas pour partir.

"Sans dec, si t'étais capable d'invoquer David Bowie, tu passerais tes journées avec lui plutôt qu'avec moi. Et t'es même pas en état d'essayer".

"C'est pas faux. Ok. Je te ramènerai aussi des chips. Pour Attack of the Killer Tomatoes !"


Je ris encore, avec une forme d'affection, et puis j'entends l'estomac de Klaus gronder. Il y porte discrètement sa main, sous mon écharpe, comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. J'arque un sourcil, et il admet.


"Ouais, j'ai tout le temps la dalle en ce moment. C'est toujours comme ça quand j'essaye de grimper la paroi épineuse de la sobriété. Crois le ou pas, j'essaye".

Je croise les bras avec un air désolé.

"Klaus, sérieusement : ne te pointe pas pour le déjeuner, aujourd'hui. Il faut vraiment que je bosse, ou Rodrigo va finir par me virer. Je reviens cet aprèm".


Un peu déçu, il regarde de nouveau à l'endroit où Cinq est parti, et où je vais disparaître aussi.


"Ok. Je vais investiguer autour du pâté de maisons, alors. On croise les doigts !"


Je me mets à marcher en direction du bout de l'impasse, où se trouve l'arrêt de bus. Et sans le regarder, je lui lance.


"C'est pas les croiser, qu'il faut, c'est se les sortir !"


Je l'entends pouffer, derrière moi, je fais pareil, sans toujours me retourner. Et alors que je m'éloigne, je l'entends me lancer avec un sarcasme amusé :


"Sashay away !"


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Notes:


C'était un chapitre amusant à écrire, et je ne remercierai jamais assez les showrunners pour avoir ouvert la porte à plus de citations de RuPaul. Une scène amusante... avant certainement une conversation plus difficile avec Pogo...

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