Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 2, autour de 36:24 (après le départ de Cinq en taxi). TW : vocabulaire (un peu) grossier.
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25 mars 2019, 14:12
Grâce à Viktor, je suis arrivée au travail dans un état d'esprit un peu meilleur, malgré tout ce que j'ai aussi appris. Travailler dans une quincaillerie n'est pas le job le plus épanouissant du monde, mais il me permet de gagner ma vie et de filer un coup de main à ma grand-mère, pour le loyer et son assurance maladie.
Pendant que je faisais l'inventaire des clés-à-molette et des colles de précision, j'ai eu beaucoup de temps pour organiser mes idées. Jusqu'à l'approche de 14h, où Klaus est apparu derrière la vitrine, faisant des grands gestes et articulant : "Viens, on va manger à Tasty Trails, je crève de faim".
Je sais que le simple fait qu'il soit venu constitue une forme d'excuse pour notre petite 'dispute' de ce matin. Il est incapable de demander pardon, quand ça arrive, et moi non plus. Je nous connais, nous sommes deux crétins bornés : nous allons simplement faire semblant que ça n'est jamais arrivé. Et moi, je suis encore plus idiote, parce que j'ai cédé et demandé à mon boss d'avoir une pause déjeuner, quitte à rattraper mes heures. Rodrigo est un type bien. Et je crois qu'il voit un peu en Klaus celui qu'il était lui aussi à trente ans. Ce mec a baroudé. Et il aurait aussi bien pu ne jamais m'embaucher.
Et maintenant, me voilà, assise à cette table de Tasty Trails, le Diner le plus proche, à observer Klaus descendre un immense club sandwich vegan, comme s'il n'avait rien bouffé depuis dix jours.
"Tu n'as jamais eu l'intention de payer, hein ?", lui dis-je. "Tu m'as invitée pour que je te paye à bouffer".
Je ne suis pas stupide, et ça m'est égal. Pour être franche, je suis incroyablement soulagée qu'il soit venu. Il se marre doucement tout en mâchant. Il porte un horrible costume bleu, trop grand pour lui et pas du tout dans ses habitudes vestimentaires. Son front est blessé, comme s'il s'était battu. Mais malgré tout, il pousse un long soupir de contentement, après avoir reposé son sandwich dans l'assiette.
"Tu peux pas imaginer à quel point ça a été le bazar, cette matinée", dit-il avec une certaine sincérité. "Mais ça me fait trop plaisir de pouvoir trainer avec toi ce midi".
"S'teuplait, ça suffit, la flatterie".
Voilà, vous saisissez : ceci est ce qu'on obtiendra de plus proche d'une présentation d'excuses.
"Ma matinée était potable, puisque tu ne le demandes pas. J'ai parlé un peu avec Viktor, je suis venue en passant par le parc, j'ai donné des miettes aux pigeons... ça va, maintenant".
Klaus acquiesce, et je lorgne sur son front : la blessure semble avoir déjà assez bien coagulé, mais en général, il cicatrise très vite. Il a également plein de petites boules blanches dans les cheveux, peut-être en polystirène. Je peux effectivement me représenter que sa matinée a été 'le bazar'.
"Tu n'as pas encore été cherché dans la benne à ordure, n'est-ce pas ?"
Son hésitation est une confirmation en soi.
"Mmm non, pas encore", balbutie-t-il. "J'avais... des trucs à faire avec Cinq. Mais je vais le faire, hein. Je te promets. Bon sang, ce caviar de butternut, c'est hyper bon, et va tellement bien avec les oignons rouges".
Klaus est sans espoir. Mais maintenant, j'ai un sourire. Il soupire encore de délectation, et dit :
"Cinq, il te trouve vraiment cool. Il a parlé de toi la moitié du chemin, ce matin".
"Il a dit ça ?"
"En fait... non. Il a utilisé des mots comme 'paradigme', 'continuum' et 'courbure'. J'ai laissé tomber au premier carrefour, mais j'te jure qu'il avait l'air de te trouver super cool".
Mon sourire s'étire.
"Écoute, c'est réciproque. Moi aussi, je lui trouve de chouettes paradigmes et courbures".
"Sérieux ? Franchement, il n'est pas ~si sexy que ça~. Il est arrogant au possible... et surtout, il a de nouveau treize ans".
Nous rigolons sous cape, puis je désigne le front de Klaus d'un signe du menton.
"Qui t'a fait ça ?"
Il secoue la tête en prenant une autre énorme bouchée de son sandwich.
"Oh, personne. Je me le suis fait tout seul. C'était un genre de... d'argument imparable. Et d'ailleurs : ça a marché".
Je mords finalement dans mon bagel au fromage frais. Je pourrais être surprise de ce qu'il me raconte, mais j'ai l'habitude d'entendre Klaus débitter des non-sens. Ce qui me surprend le plus, c'est que Cinq lui ait demandé de l'aide. À lui. Je ne le connais que depuis quelques heures, mais il m'a l'air d'être plutôt du genre à gérer ses affaires en solo. À moins qu'il n'ait vraiment pas eu d'autre choix...
"Pourquoi tu l'aidais ? C'était pour quoi ?"
"Il m'avait promis 20 dollars, quelle arnaque".
Klaus n'a pas répondu à ma question, mais je fais semblant de 'prendre ça pour argent comptant' tout en mâchant, un brin de sarcasme dans ma voix.
"Oh, bein c'est nickel... tu vas pouvoir payer le déjeuner alors".
Se mine se fait dramatiquement offensée, comme s'il avait subi une trahison.
"Non ! C'était supposé être donnant-donnant : il avait besoin d'un coup de main, et moi de blé, donc j'ai signé... et puis il a disparu en me plantant sans un peso devant le labo de prothèses. Quel rat".
Il se marre radieusement.
"J'ai vraiment trop de bol que ça soit à côté de ton boulot".
Cette fois, je n'arrive pas à me retenir et j'éclate de rire. Vraiment, il vaut mieux que ça sorte, parce que l'alternative serait de le trucider à coup de moutardier. Mais est-ce qu'il a mentionné le laboratoire de prothèses ? Meritech Prosthetics ? Il y a quelques années, j'avais candidaté là bas pour des heures de ménage, et ils ne m'ont jamais prise.
"Non mais sérieusement : tu l'aidais à faire quoi ?"
Parfois, avec Klaus, il faut bien reformuler. Et quand j'ai envie de savoir quelque chose, il sait très bien qu'en général j'arrive à mes fins. Il hausse les épaules, et je vois bien qu'il n'avait de toute façon pas l'intention de me mentir : il a déjà eu son compte d'embrouilles pour la journée.
"Oh, j'ai pas tout saisi, tu sais. J'ai fait ce qu'il a demandé. Il voulait que je me fasse passer pour son père, pour pouvoir aller poser des questions".
"Son père, tu déconnes ?"
J'en ai presque avalé de travers mon fromage frais.
"Non, mais tu l'aurais eu à - quoi... - seize ans ? Ok, bon, ça arrive. Mais enfin, tu vous as vu ? est-ce que c'est crédible une seule seconde ?"
"Eh, j'ai mis un costume. Collection 'Régie deux-mille-quelque chose'. T'en penses quoi".
Il écarte les bras. Je lui adresse un regard affligé, et il reprend son air outré tout en me rappelant la blessure sur son front.
"Non, mais j'ai déployé tout mon talent dramatique, et je t'ai dit : ça a marché !"
Ce que je vois surtout, c'est qu'il a finalement bien aimé l'adrénaline de cette petite mission.
"Et du coup, qu'est-ce qui 'a marché' ?"
J'ai tellement l'habitude de ne pas obtenir les informations dans le bon ordre. Il achève son sandwich dans une immense bouchée finale, avant de se lécher les doigts, et regarde l'éclairage au néon du plafond.
"Il voulait enquêter sur une piste au sujet..."
Il hésite un instant à prononcer le mot pendant le repas.
"D'un oeil de verre".
"Un oeil de verre ?", je répète en fronçant les sourcils.
"Ouais, un oeil de verre - comme ça - rond... sphérique... globulaire... avec un iris, et tout..."
"Klaus, je sais ce que c'est qu'un oeil de verre. Mais quel genre de 'piste' c'est, ça ?"
C'est clairement le truc le plus bizarre que j'ai entendu en mangeant un bagel. Mais connaissant Cinq, je suis certaine que ce n'est pas un truc anodin. Et je ne me doute pas encore que la parole suivante va renforcer cette idée, car Klaus ajoute un 'petit détail' tout en se calant en tailleur sur sa banquette.
"Il a trouvé ce machin dans le futur".
La serveuse nous lance un regard en biais, tandis qu'elle apporte des hot-dogs à la table à côté. Toutefois, elle a l'air habituée à en entendre de belles pendant son service. À mon avis, elle essaye surtout de savoir si on est bourrés, et j'admets qu'avec Klaus, il n'est pas toujours facile de savoir.
"Un oeil de verre venant du futur".
Je répète ceci d'une manière un peu incrédule, mais en réalité, je prends la chose sérieusement. Il est tout à fait plausible que Five ait rapporté quoi que ce soit du futur. Mais quelque chose d'assez crucial pour avoir recours à KLAUS pour enquêter ? À moins que l'oeil en lui même eût été moins important que la personne à qui il a appartenu. À qui il appartient. À qui il appartiendra ? Peu importe.
"Vous avez obtenu des informations ? T'as dit que ça 'avait marché'. Tu peux prendre mes frites, si tu me le dis".
Klaus n'attend pas la permission, toutefois, et il me signifie que mon petit chantage ne sert à rien, avec un brin de déception dans le regard.
"Non, la réponse n'a pas été à la hauteur de ma prestation, c'est dommage. Le type n'a pas pu nous dire à qui il appartenait : beaucoup de bruit pour rien. En fait, ce machin n'a même pas encore été fabriqué pour le moment".
En entendant ça, je me détends un peu et je continue de manger.
"Bon, il suffit d'attendre alors, j'imagine. Cinq ne t'a rien dit de plus ? Peut-être qu'il n'en sait rien non plus, tu me diras".
Klaus secoue la tête dans un signe de négation.
"Non, rien de plus. Il pense juste que c'est un truc important. Quand on est sortis, il est parti dans son jargon habituel. Il a dit que quelqu'un allait perdre cet oeil sous sept jours, et que ça serait ~la fin du monde~".
Il se marre, mais moi, j'arrête de manger pour de bon.
"Tu viens de dire quoi ?"
J'aurais voulu qu'il dise ça en étant complètement défoncé, mais il ne l'est même pas tellement, pour l'instant. Et il est encore en train d'éluder la question d'un geste de la main.
"Oh, on parle de Cinq, là. C'est probablement... ~métaphorique~. On ne va pas en faire tout un plat. Tu vas manger tes cornichons ?"
"Non, tu peux les prendre. Mais... et si ça n'était pas ~métaphorique~ ?
Je cligne des yeux.
"Non, mais Rin, sérieusement ! Tu ne vas pas tomber dans ces trucs complotistes de fin du monde, hein ? C'est la façon de Cinq de s'amuser ! Il a été absent pendant loooongtemps, il a laissé 'derrière lui dans le futur' l'amour de sa vie... Il a besoin de distractions chez les prothésistes, c'est tout. C'est une semaine difficile pour tout le monde, tu sais".
La serveuse nous lance de nouveau un regard de travers, et je reste pensive, mes sourcils froncés. Je n'ai plus tellement d'appétit. Klaus peut prendre mes cornichons et tout le reste de mon bagel, ce qu'il ne se prive pas de faire même s'il y des produits laitiers dedans. Et je crois qu'il sent que les paroles de Cinq me troublent, car il s'introduit immédiatement dans la brèche ainsi ouverte.
"Ok", dit-il. "Si c'est la fin du monde, tu restes à la maison ?"
Je suis sidérée, et lui reste à poser négligemment son menton dans sa paume.
"Quoi... Regarde le bon côté des choses ! Ça sera intéressant".
"Terrible, tu veux dire".
Le pire, c'est que malheureusement, je sais que parfois, une Apocalypse serait pour lui une forme de soulagement. Mais dans l'immédiat, il ne semble pas en avoir fini avec moi.
"Allez, tu as promis que tu me soutiendrais cette semaine, et maintenant c'est la fin du monde ! Fait preuve ~d'empathie~, un peu..."
Ma mâchoire en tombe, tant il peut être fourbe, parfois. Moi ? 'Manquer d'empathie' ? Quand je pense que j'ai presque versé ma petite larme pour Klaus avec Viktor au-dessus du café. Mais je laisse filer un souffle de rire et je rends déjà les armes avec un profond soupir. De toute façon, j'ai pris des fringues pour huit jours. Je pousse un long soupir, et à mon expression, il a déjà compris que je vais accepter et couine d'enthousiasme.
"L'Apocalypse va être morteeeelle !"
Il applaudit trois fois joyeusement, et je sens qu'il ne prend toujours pas ça au sérieux. Alors je rends les armes.
"Tu veux un dessert ?"
En deux secondes, ses yeux sont déjà sur la carte, il ne faut pas le lui dire deux fois. Toutefois, après avoir scanné des yeux toute la page, il hésite, incertain de pouvoir commander tout ce qu'il veut.
"Et donc, heu...", murmure-t-il, "à propos de cette histoire de 'qui paye quoi'..."
Je roule des yeux exaspérés dans la lumière au néon. Je ne suis vraiment pas certaine de survivre jusqu'à l'Apocalypse, même si elle est pour bientôt.
"Je vais payer".
Et tandis que Klaus claque des mains allègrement sous son front ensanglanté, tout le resto peut l'entendre s'exclamer :
"Yay ! Pancakes aux framboises et double vodka soda !"
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Notes :
Il n'est pas facile de se persuader que l'Apocalypse pourrait être sur soi. Rin a un mauvais pressentiment. Mais probablement, nul être n'a le cerveau câblé pour accepter si vite qu'une telle fatalité soit imminente. En attendant un sort funeste, "voyons le bon côté des choses", n'est-il pas ?
Non, Klaus n'a toujours pas fouillé le conteneur à ordures. Si vous regardez attentivement la série, vous réaliserez qu'il met ~vraiment~ 24h à se décider à le faire, après le sermon de Pogo...