Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 6 : Pénible au possible

2928 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/10/2023 16:46

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 2, autour de 32:25 (après la discussion entre Viktor et Allison). TW : Addiction, délits, Anxiété, TSPT/PTSD, référence à un enfermement d'enfant. vocabulaire (un peu) grossier.


Note additionnelle : je ferai toujours référence au personnage d'Eliott page en tant que Viktor, même en écrivant autour de la saison 1.


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25 mars 2019, 10:51


J'ai essayé de me calmer dans la chambre prétée par Diego, mais mon esprit est une tempête. J'ai tenté de laver ma colère dans l'eau fraîche du lavabo de la salle de bain, mais voir le paquet de 'chocolat' de Klaus sur le bord de la baignoire m'a donné envie de le piétiner. À la place, je suis finalement redescendue pour - encore - un autre café. Vraiment, j'ai bien fait d'en acheter plusieurs paquets, parce que je constate que Cinq a déjà allègrement tapé dedans.


Une nouvelle fois, je me retrouve assise seule à la grande table de bois de la salle à manger, attendant que le nectar noir passe dans la machine. Cette pièce si faiblement éclairée est en quelque sorte devenue mon refuge, depuis que je séjourne à Hargreeves Mansion, peut-être parce que c'est celle qui ressemble le plus à un foyer. Ironiquement, c'est aussi l'endroit où j'ai le plus de risque de tomber sur quelqu'un.


Soudain, il y a un bruit dans le couloir. Des pas légers. Ceux de quelqu'un qui approche. Je me raidis sur ma chaise, essayant de regagner une contenance et de cacher le tumulte de mes émotions. Et alors, je le vois entrer et je devine immédiatement qui il est : des cheveux sombres, une veste noire trop grande, un regard fuyant. Viktor, que je n'ai encore jamais rencontré, ses clés dans la main. Il y a un instant de silence étrange, puis il s'éclaircit la gorge et me dit :


"Salut. Heu... je suis désolé, tu n'as pas vu ma mallette à partitions ? Noire et grise. De la taille d'une sacoche".

Ces mots très concrets me raccrochent à la réalité.

"Oh. Oui, je crois que je l'ai vue, à côté des sacs de commissions, là bas".


Je désigne l'endroit, près du frigo. Je suppose que Viktor a entendu parler de moi, maintenant, tout comme Five. Tout comme tout le monde. Il n'exprime aucune surprise en me trouvant là. Et de chercher ses partitions vient de me calmer un grand coup, comme si le quotidien s'était rappelé à moi.


"Je suis Rin", dis-je, et il acquiesce.

"Je sais. Ça me fait plaisir de te rencontrer".


Je ne sais pas si cette parole est sincère, je le soupçonne d'être habitué à faire bonne figure, mais je le vois essayer d'afficher un sourire. Puis il farfouille sous les sacs de courses, les mains un peu tremblantes, et en tire la mallette qui était bel et bien là. Rapidement, il l'inspecte. Visiblement, pour lui, c'est un objet précieux.


"Est-ce que tu as vu quelqu'un y toucher ?"

"Non, je n'ai vu personne".


Et étant donné que tous les sacs étaient dessus, personne n'y aura probablement fait attention. Le café a fini de passer, et je me lève pour rejoindre la machine. Je prends mon mug dorénavant habituel, estampillé du parapluie comme le reste de la vaisselle. On dirait des produits dérivés, ce qui est quelque peu ridicule. Visiblement, Réginal Hargreeves n'est jamais passé à autre chose.


"Tu veux un café ?"

Viktor hésite, tout en commençant à déballer ses partitions pour vérifier leur état, et il finit par hocher la tête.

"Oui, merci".


Alors, je tire un second mug de l'étagère, je lui verse une bonne rasade de liquide noir, et je reviens m'asseoir à la longue tablée pendant qu'il referme finalement sa mallette, rassuré. Son regard croise brièvement le mien, et il fronce imperceptiblement les sourcils pendant un instant avant de me dire :


"Tu as déjà l'air épuisée au bout de quarante-huit heures".


Ce n'est pas une question : c'est une observation, et je soupire lourdement tandis que Viktor prend place en face de moi, ses partitions sur la chaise adjacente. Je le perçois comme quelqu'un que la vie a rendu réservé, avec des aptitudes sociales correctes mais possiblement dégradées par une forme de solitude.


"Oui... mais moi aussi ça me fait plaisir de te croiser. Klaus parle de toi de temps en temps".


Tout ce que je sais de Viktor, je l'ai su par Klaus et en lisant la quatrième de couverture de son livre à la librairie. Il regarde au fond de son café, un instant pensif. Puis, après quelques secondes, il répète, comme pour lui-même :


"Il parle de moi de temps en temps..."

Moi, j'hausse les épaules. Avoir prononcé le nom de Klaus vient de ramener un frisson de colère.

"Parfois, oui. Tu sais comme il est, il ne dit pas grand chose de sa vie. Mais parfois, il y a un truc qui sort de nulle part, surtout quand il est défoncé. Je pense qu'il admire ton talent pour la musique".


Je ne sais pas si Viktor a déjà remarqué le bien que la musique fait à Klaus. Peut-être que c'est pareil pour lui, comme pour beaucoup de gens, d'ailleurs. Comme le café ou les autres substances psychoactives, la musique agit directement sur nos systèmes nerveux. À présent, je sens Viktor touché par mes mots, et lorsqu'il parle de nouveau, c'est finalement de façon un peu plus affirmée.


"Ça me fait plaisir de l'entendre".

Il prend une gorgée de café et regarde de nouveau le bois de la table.

"Est-ce que tu es musicienne ?"


Il y a de la curiosité dans sa voix cette fois, et je remarque une forme de tristesse dans ses gestes. Même si je ne le connais que depuis quelques instants, il me rappelle Klaus, par certains côtés : une bonne âme passablement bousillée, essayant de se protéger derrière des murailles. Je ne peux pas m'empêcher d'en vouloir à leur père. Maintenant que l'éloge funèbre est passé, je me sens de nouveau autorisée à en penser ce que je veux.


"Je chante un petit peu", dis-je seulement en toute honnêteté, "mais je ne joue d'aucun instrument. Pour être honnête, ma mère n'avait pas les moyens et je ne sais pas si j'en aurais été capable. Mais j'ai beaucoup d'admiration pour les gens qui peuvent faire ça".


Cinq plaisanterait sans doute en disant que je touche à 'un autre genre de théorie des cordes', et nous balancerait à nouveau plein d'équations. Viktor ne semble pas déçu par cette réponse, même s'il lui aurait plu de trouver quelqu'un partageant sa passion.


"C'est déjà très bien. Je suis sûr que ta voix est claire et juste.

Je ris doucement, car il m'amuse qu'il puisse déceler ceci simplement en conversant.

"Je ne sais pas. Basiquement, il n'y a que Klaus et mon rideau de douche qui aient déjà entendu".


Viktor sourit, et je remarque que je n'ai pas ressenti de colère, cette fois, en prononçant son nom.


"Comment vous vous êtes connus, Klaus et toi ?"


Je le regarde, mais son regard ne reste pas dans le mien. Je prends une gorgée de café. Comment j'ai rencontré Klaus...


"Ça dépend", dis-je. "Il y a la rencontre dont il se souvient... et celle dont il ne se souvient pas".


Pour être honnête, je ne discuterai pas ici de la seconde. D'ailleurs, je ne pense pas que Viktor sera spécialement surpris d'entendre que Klaus oublie souvent des événements. J'inspire profondément.


"On s'est rencontrés en garde à vue".


Possiblement, ceci ne surprendra pas non plus Viktor : je ne crois pas qu'il se fasse tellement d'illusions sur les fréquentations de Klaus. J'espère juste qu'il ne sera pas trop déçu à mon sujet, car les choses commençaient plutôt bien. Il s'appuie contre le dossier de sa chaise, quelque peu mal à l'aise.


"Oh. Heu... Pourquoi tu étais en garde à vue ?"


Sa question est très prudente, et je sens que je n'ai pas à répondre si je ne le veux pas. Mais après tout, Allison et Diego sont déjà au courant, et je n'ai pas de raison particulière de le cacher à Viktor. Et la réponse est en réalité plus aisée qu'il n'y paraît.


"Je ne sais même plus ce que j'avais volé ce jour-là, ou où j'avais été prise. C'est arrivé sans arrêt : on a fini par s'y retrouver régulièrement, lui et moi. Et la garde à vue, tu sais... c'est le seul endroit dont je ne m'échappe pas en me téléportant. Ça ne fait qu'empirer les choses".

Je cligne des yeux, et je continue, sentant le regard de Viktor sur moi.

"Je ne fais plus ça. Depuis dix ans. Sérieusement, je ne le fais plus".


Viktor acquiesce, visiblement soulagé. Et je ne crois pas qu'il creusera plus profondément la question.


"Quel gâchis", dit-il malgré tout, mais avec une gentillesse qui me soulage. Au fond, il a raison. Et précautionneusement, il ajoute :

"Est-ce que c'est toi, qui lui rend visite en désintox ?"

Oh. Alors Viktor sait ça.

"Oui. Quand il a le droit. C'est loin d'être l'endroit que je préfère au monde. Et parfois... je ne sais même pas qu'il y a été envoyé. Cette fois, par exemple, je n'en savais rien".

Je secoue doucement la tête.

"Même quand il a été diagnostiqué, il m'a désignée comme 'représentante des proches".


Et aucun des Hargreeves. Soit dit en passant : j'ignore si Viktor est au courant pour les diagnostiques de son frère. Mais de toute façon, Klaus lui-même ne s'en souvient pas bien non plus. L'expression de Viktor se fait sensiblement plus douce, et j'entrevois mieux que jamais la sensibilité sous son silence.


"Il a de la chance d'être tombé sur toi. Depuis pas mal de temps, en plus, j'ai l'impression".


Sa sincérité est palpable, mais il redevient rapidement sérieux et hésitant, à moitié caché derrière son mug de café noir. Comme s'il contemplait l'éventualité de poser sa question ou non. Et puis finalement, il semble rassembler son courage, et demande :


"Si tu penses que tu peux me le dire... est-ce que du coup tu sais si..."

Il s'arrête une seconde, comme si sa question le ramenait à lui même.

"Est-ce que tu sais ce qu'on lui a trouvé ?"


Maintenant, il me regarde avec des yeux préoccupés, et je le fixe en retour, tout en me demandant s'il est juste que je parle de ça à la place de Klaus lui-même. Toutefois, il serait bien incapable de raconter quelque chose dont il n'a pas souvenir, et je sens que Viktor lui veut tout sauf du mal. Je ne touche plus à mon café, je trace seulement le tour de la tasse avec mon doigt.


"Est-ce que le terme 'TSPT chronique' veut dire quelque chose pour toi ?"

Viktor m'écoute de façon concentrée, et je vois que mes mots trouvent un certain écho.

"'TSPT chronique', répète-t-il en clignant des yeux. "Ça fait référence à un genre de traumatisme, n'est-ce pas ?"

Je croise son regard puis en reviens au bois de la table.

"C'est... ça désigne les troubles du stress post-traumatique. Tu sais, les médecins, ça parle vite, je n'ai pas tout compris, mais... tu sais comment Klaus est".


Peut-être qu'il n'y a pas besoin d'une longue explication. Même sans connaître Klaus depuis dix ans, on peut facilement percevoir ses comportements d'évitement, ses réminiscences permanentes de souvenirs intrusifs, ainsi que ses épisodes dissociatifs évidents. Son agitation et sa fragilité délirante, également. Je frotte mes paupières fatiguées.


"Je ne sais pas tout. Mais il est évident qu'une part de ce qui lui a fait du mal... il n'a pas d'autre choix que de la revivre encore et encore. Les fantômes... ils n'arrêtent jamais de le hanter, et les souvenirs non plus. Même avec tout ce qu'il prend pour essayer de les faire taire".


Viktor vient de m'écouter sans bouger du tout, sous son expression sérieuse et peinée. Je ne suis pas certaine de lui apprendre grand chose, mais je vois bien que de l'entendre dire par quelqu'un d'extérieur à la famille cogne dur.


"Je..."

Il hésite, mais il finit par décider de parler.

"Peut-être que toi aussi tu devrais savoir..."


Je fronce les sourcils, tandis que je vois sa respiration s'accélérer quelque peu. Mon attention est sur lui, comme une corde tendue. Je sais qu'il y a énormément de choses que j'ignore du passe de Klaus, même si des bribes me sont parfois parvenues, de façon décousue.


"Notre père... quand... quand on étais petits. Il..."

Ciel, que cette phrase commence mal. Et je croise mes mains en dessous de la table, comme pour m'obliger à me canaliser.

"Il avait pour habitude de soumettre les uns et les autres... à des 'entrainements spéciaux'".


Je note immédiatement que cette phrase, Viktor se décrit en spectateur silencieux, et ce fait me peine autant que ce que je sais m'apprêter à découvrir. Je le vois descendre sa main à sa poche, et en tirer une boîte ronde dont il avale un cachet, sans même boire une gorgée de café. Il lutte à présent avec ses mots, comme si sa gorge était trop serrée pour les laisser passer.


"Ceux de Klaus se passaient... dans un mausolée".


Mes sourcils se pincent. J'apprécie ses efforts, et je me tais, pour ne pas refermer la voie fragile qui s'est ouverte. Il inspire un grand coup.


"Il y restait pendant des heures. Des jours, parfois. Avec 'eux'".


Je baisse la tête, je regarde mes genoux. Malheureusement, pour les fragments de souvenirs collectées au fil de nuits troublée, je crois que je le savais sans l'avoir jamais formulé ainsi.


"Il l'enfermait ?"

Viktor me regarde au dessus de sa tasse de café au parapluie, et ses doigts tremblent probablement un peu malgré le cachet qu'il a pris.

"Je le crois".


Plusieurs secondes passent, pendant lesquelles je ne peux simplement pas produire un son. Tout comme Viktor, c'est maintenant moi qui lutte pour libérer ma gorge du noeud qui s'y est formé. Peu importe que l'intention ait été de pousser son pouvoir plus loin, plus vite. Quel genre d'humain est capable de faire ça ?


"Putain" est la seule chose que je parviens à dire.


Comme un immense coup porté à mon visage, je regrette de l'avoir engueulé plus tôt, et c'est maintenant vers Réginald Hargreeves que ma colère est dirigée. J'ai dit l'autre jour à Klaus que nous avions eu 'des vies très différentes'. J'étais loin d'imaginer à quel point. Et je me sens assez mal de lui avoir dit ça.


"Je suis désolée pour vous tous", dis-je, non sans peine.


Car la vérité, c'est que je suis aussi désolée pour Viktor. Je n'ai pas lu son livre, j'aurais probablement dû. Je peux imaginer qu'avoir grandi ici en tant qu'enfant 'ordinaire' était une forme différente mais terrible de fardeau. Son poignet ne porte pas plus de tatouage que le mien. Et même s'il ne dit rien, je vois que son expression est redevenue plus ferme. Peut-être qu'il ne souhaite en rien inspirer la pitié.


"On a tous nos problèmes", dit-il, "il faut faire avec".


Avec différentes stratégies et des degrés de succès variables. J'acquiesce, et nous buvons de nouveau tous les deux nos cafés en silence. Maintenant, je suis complètement calme, presque trop, et une forme de résolution se dessine dans mon esprit. Je regarde de nouveau Viktor.


"Klaus... ça ne change rien au fait que - parfois - il peut être sacrément casse-couilles".


Et avec ces mots, un sourire s'étire sur mon visage, au point que Viktor puisse aisément voir l'affection nichée dans mon insulte. Il rit doucement, avec un souffle fragile, et il approuve.


"Pénible au possible".

Son rire se perd dans un sourire sincère, et il pose enfin sur moi des yeux curieux.

"Mais tu l'aimes comme ça, hein ?"

Et tout ce que je réponds est :

"Oui. Et c'est vraiment trop con qu'il ne se rappelle pas de tout ce que je lui dois".


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Notes :


Ce n'était pas un chapitre facile, mais je crois que la personnalité de Viktor est ce qui m'a aidée à le rédiger.


Même en dix années, il reste forcément d'énormes non-dits entre Klaus et Rin, tout simplement parce qu'il y a des choses qu'il ne peut pas dire, pas délibérément en tout cas. J'ai fait de mon mieux pour respecter les personnages, y compris Rin. Cela n'a pas été facile, mais je pense que ce chapitre est important.


La dernière phrase de Rin n'est pas anodine. Pourrait-il y avoir un mystère là-dessous ?

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