Une courbure de l'espace-temps (saison 1)
Chapitre 5 : Un vieux bouquin poussiéreux
2667 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 22/10/2023 10:57
Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 2, autour de 19:34 (juste après le sermon de Klaus par Pogo). TW : drogue, addiction, vocabulaire (un peu) grossier.
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25 mars 2019, 10:09
Mon esprit grésille toujours de la conversation que je viens d'avoir avec Cinq. À cause de ses mots compliqués de physique quantique ? Je ne crois pas. Non, c'est plutôt pour le fait d'avoir réalisé que - finalement - nous étions moins semblables que ce que nous avions cru. Je vais avoir besoin d'y réfléchir, mais chaque chose en son temps. À présent, je vais surtout aller cueillir Klaus à la sortie de sa léthargie.
Il est difficile de voir au dehors, lorsqu'on marche à travers Hargreeves Mansion, mais les quelques rayons de lumière qui s'infiltrent par les vitraux me laissent deviner que la pluie s'est arrêtée. Elle n'aura réellement duré que le temps de laver le souvenir de Réginald Hargreeves.
En arrivant en bas du grand escalier, dans le hall, je crois Pogo. Ses traits simiens sont tirés dans une expression profondément mécontente, et il me scrute au passage avec une forme de suspicion. J'espère qu'il n'est pas en train de m'associer à l'une ou l'autre connerie que Klaus aurait faite.
Je trouve à nouveau ce dernier dans le salon de réception, tandis que j'en passe la grande porte, sous le balcon de la galerie. Il est bien là, assis sur le canapé. En train de parler... à une lampe. Sa dignité n'est pas beaucoup plus grande que la veille : il est toujours sans ses fringues, à l'exception de cette horreur de slip léopard arc-en-ciel. Je soupire. Au moins, il n'a pas l'air d'être dans le coma. J'entre silencieusement, mes pas étouffés par le feutre des tapis, et je me plante devant lui, un index accusateur pointé vers lui :
"Tu as manqué le Rocky Horror Picture Show".
Sur le coup, il sursaute un peu mais se tourne vers moi. Son réflexe premier est de vérifier qu'il n'est pas 'complètement' à poil, et très franchement je n'arrive pas à savoir si c'est attentionné ou navrant. En plus, je suis tout à fait convaincue qu'il est super fier de son choix de motif.
"Oh. Rin. Hey", il bredouille en s'accrochant à l'abat-jour.
"Tu parlais à cette lampe".
Et par là, je veux dire 'vraiment', à la lampe : pas à l'un ou l'autre spectre qui se cacherait au-delà. Il hausse les épaules.
"Non, j'te jure que non. En plus, sa conversation est minable".
Il frotte ses yeux, semblant à la fois épuisé et complètement speed. Je parie qu'il ne se rappelle même pas de ce qu'il a pris. Il schlingue la gnole, en prime. Clairement, la journée d'hier a été 'chargée'. Je pourrais essayer de lui trouver des excuses, avec la réunion de famille, l'éloge funèbre, mais je choisis de ne pas le faire. Et pour être honnête, je m'en fous complètement du film ou des gaufres.
"T'avais promis à Allison de rester sobre... Il y avait peut-être un juste milieu entre rien... et 'ça'..."
Je le désigne tout entier.
"Sérieusement, Rin, c'était impossible ! C'était un pur vortex... Si t'avais été là, j'te jure que t'aurais fini la bouteille de gin avec moi".
Je veux bien le croire, mais mes lèvres restent pincées. C'est agaçant, quand il se trouve ses propres circonstances atténuantes. En tout cas, si je suis sûre d'une chose, c'est que ça lui est bien égal, ce qu'Allison aurait espéré. Surtout maintenant que la journée est passée, et qu'elle fait ses bagages pour repartir ce soir.
"Et le léopard ? Ça aussi, c'était pour les funérailles ?"
Il se regarde lui-même, pas peu fier de son sens du style.
"Tu sais, c'est vachement important, ton choix de sous-vêtements. Parce que ça ~ajoute des couleurs à ta journée~ même s'il n'y a que toi qui sait".
Un cours de développement personnel est vraiment la dernière chose qu'il me faille, là, maintenant.
"Le problème ici, Klaus, c'est qu'il n'y a pas que toi qui voit. Moi j'm'en fous, tu le sais puisque tu passes toute ta vie à moitié à poil ou habillé avec n'importe quoi. Mais si tu avais vu la tête de Pogo, dans le hall".
"Ah, Pogo..."
Une expression indéfinissable passe sur Klaus.
Très franchement, moi je les aime bien, ses looks improbables. Et sa négligence un tantinet narcissique. Mais il ne vit pas tout seul dans cette baraque, cette semaine. Je trouve ses fringues en tas sur le sol. La vache, elles sentent encore pire que lui. Et lui, il se réinstalle à l'aise dans le canapé. Je lui balance ses frusques qu'il attrape par réflexe sur ses genoux, puis je me laisse tomber assise à côté, comme si les soixante dernières secondes m'avaient plus épuisée que dix sauts d'affilée au travers de l'espace. Il soupire, en avisant ma mine.
"Ok, je suis désolé pour le Rocky Horror Picture Show. En plus, j'avais vraiment envie qu'on le revoie pour la centième fois".
Finalement, on dirait bien qu'une once de honte est en train de remplir les trous laissés dans son estomac par la descente d'alcool.
"J'me rappelle de rien, hier soir, j'étais une ruine. Je te jure - je te jure - que j'ai essayé d'avoir les gaufres. Mais Diego a fini par me jeter à un arrêt de bus... et après c'est le flou total".
Je secoue ma tête en regardant au sol, tandis qu'il repasse son manteau.
"C'était si atroce que ça, hier ? Ou alors c'est à cause... du retour de Cinq".
"Oh. Tu l'as vu".
"On a discuté".
"Trop bien. Vous allez être comme cul et chemise".
Il tapote mon épaule avec une sorte de jubilation étourdie, mais son attitude pétillante retombe aussitôt et il commence à s'appuyer dessus, pesant une tonne.
"Mais... oui, hier, c'était long... pénible... un peu comme la souffrance sans fin d'être digéré par un sarlacc, les deux soleils en moins".
"Laisse moi deviner. Vous vous êtes tous engueulés".
J'ai bien compris le ressort complexe des relations entre les Hargreeves, maintenant, et je sais que la moindre étincelle peut faire déferler le chaos. Hier, je n'ai jamais été autant contente de bosser le dimanche. Klaus secoue sa tête de façon instable.
"Mmm pas vraiment...", dit-il avec un froncement de sourcils quelque peu anxieux. "Mais peut-être que Luther nous a un peu suspectés d'avoir tué Papa. Tu sais, les trucs de famille, quoi".
"Quoi ?"
"Raaah les enterrements, c'est toujours comme ça".
"Mais pas du tout ! Est-ce qu'il a une raison de dire un truc pareil ?"
Klaus écarte immédiatement l'idée d'un geste de sa main dans l'air de cette grande pièce, agitant ostensiblement le mot "Goodbye".
"Mais non. C'est juste sa façon de gérer. Tout le monde se débrouille différemment avec ça : lui, il cherche un coupable. Il a toujours été tellement lèche-bottes... mais ça va lui passer".
Je cligne des yeux, perplexe, et Klaus interjette, comme s'il voulait prendre les devants :
"Eh, je n'ai pas fait ça, si c'est ce que tu te demandes. On peut m'accuser de plein de trucs, comme d'être allé fouiller dans son bureau pour piquer des trucs, mais - pour de bon - ça n'a tué personne !"
Je cligne encore.
"Oh. Bonne nouvelle. Qu'est-ce que tu veux dire par "piqué des trucs" ?"
Klaus soupire lourdement, son expression résignée me laissant entendre que si je dois le juger pour quelque chose, autant que ça soit pour quelque chose qu'il ait fait.
"Eh, j'avais besoin de thunes. J'ai tout le temps la dalle".
Un silence tombe.
"T'as fauché quoi".
Soudain, ma voix est pâle. Je sais que Klaus est capable de chouraver bien plus que des babioles, quand il est en manque de dope ou - dans une moindre mesure - de bouffe.
"C'était une foutue boîte. En bois. Décorée avec des perles moches. De cette taille... Mais on dirait qu'il y avait finalement des trucs importants dedans".
Sa main passe sur son front, et je vois un léger trait de remords passer sur lui, ce qui n'est pas pour me rassurer.
"C'était quoi, ces trucs importants ? Elle est où, maintenant, cette boîte ?"
"C'était des papiers. Un genre de vieux bouquin poussiéreux..."
Cette fois, je le vois s'enfoncer dans le sofa, comme s'il pouvait trouver une issue au travers des coussins.
"Je l'ai balancé, ok ?"
"Ne me dis pas que tu as vendu la boîte ?", dis-je alors que mes épaules s'affaissent. Bien sûr, que c'est ce qu'il a fait.
"Oui... Oui je l'ai vendue, mais personne n'allait regretter ce vieux machin".
Malheureusement, je me doute bien que le contenu était le plus important.
"Et t'as même pas regardé ce qu'il y avait dans le bouquin ?"
Klaus hésite un moment, son expression se faisant à nouveau évasive.
"Mais c'étaient juste des notes, dans tous les sens, c'était complètement illisible !"
"Tu ne pouvais pas lire parce que tu étais déjà bourré !"
Je soupire de désespoir, et je reste silencieuse un moment. Je n'ai pas idée de ce que c'étaient que ces notes, mais la logique me dit que - pour qu'elles aient été rangées dans une boîte luxueuse - c'est qu'elles n'étaient pas les listes de courses de Réginald Hargreeves. Le plus je vois Klaus prendre ça à la légère, le plus je m'inquiète. Mais pour faire pire...
"Est-ce que... c'était pour ça que Pogo avait l'air en colère, dans le hall ?"
À ce stade, j'en suis à espérer avoir tort et que le slip léopard ait été en cause, mais mon intuition me donne déjà des suées.
"Oui, peut-être".
Il regarde nerveusement un peu plus loin.
"Klaus", lui dis-je, fixant moi aussi dans le vide. "Cette fois, c'est plus grave que quand tu es venu pisser dans la boîte aux lettres".
Quelques secondes filent.
"Tu te rappelles au moins où tu l'as balancé ? Allez, démêle le plat de nouilles qu'est ton cerveau, trois minutes !"
Il sursaute un peu, comme mon ton vient de monter d'un cran, mais il ferme les yeux, essayant de se rappeler malgré sa migraine qui revient.
"C'était dans la ruelle à l'arrière, en bas. Dans la benne à ordures".
"Tu veux dire, les ordures de la maison ? Pas la poubelle publique ?"
"Oui, juste en bas. Ça doit y être encore si le camion n'est pas passé !".
Je sens sa voix gagner en irritation, et je soupire :
"Klausie, tu vas devoir aller fouiller".
Tandis que je parle, je le vois faire un geste pour faire taire à nouveau la lampe. La lampe ? Non. Cette fois, je ne crois pas que ça soit la lampe. Je fronce les sourcils, tandis qu'il essaye une nouvelle fois de faire taire qui que ce soit, non loin.
"Ferme-la !" il souffle assez bas en se penchant, et je plisse un oeil. La plupart des gens, à ce stade, le laisseraient parler tout seul et conclueraient qu'il est cinglé. Mais moi je sais très bien à qui il est en train de parler. Ben.
"Ok", dis-je en croisant le bras. "Vas y. Laisse parler la lampe. Moi, je veux savoir ce qu'elle en pense, de tes petits chapardages".
L'expression de Klaus se durcit. Pogo lui a déjà remonté les bretelles, ensuite moi, et maintenant ça va être un sermon à trois voix ? Après tout, si ça peut lui servir de leçon.
"Vous déconnez", lâche-t-il en se levant. "Quel droit vous avez de commenter mes problèmes, tous les deux ?"
Aussitôt a-t-il dit ça, que je vois qu'il le regrette. Parce que c'est lui qui a demandé à ce que je reste dans cette foutue baraque, et il le sait. Il se retourne, écoutant visiblement Ben, son irritation grandissant à chaque mot inaudible de feu son frère.
"Tu vois", dis-je, "je ne sais pas ce que dit Ben, mais je suis parfaitement d'accord avec lui, merci Ben".
On a souvent joué ce jeu là, Ben et moi. On a un bon feeling même si on ne vit pas sur le même plan et qu'on ne se voit même pas.
"Mais arrête de lui donner raison, Rin !"
Maintenant Klaus est presque hors de lui. Il ne supporte pas ça, que Ben et moi puissions avoir nos petites connivences. Il pointe un doigt vers moi, son expression maintenant pleine d'une forme de colère froide.
"Et toi, tu crois que tu peux me faire la leçon pour avoir fauché des trucs ? Rappelle moi : qui a passé son temps à s'introduire partout pour piquer des choses pour elle ? Et tirant avantage de ses 'petites aptitudes' ?"
Je me renferme immédiatement. Il sait très bien ce que ça me fait d'entendre ça après tous les efforts que j'ai faits pour arrêter, mais il l'a quand même balancé et je proteste :
"C'était il y a dix ans ! Dix ans que j'ai arrêté ça ! Pas comme toi, Klaus, qui n'arrête RIEN DU TOUT !"
Ça y est, je suis franchement en colère, et je me lève du canapé moi aussi. Encore une fois, Klaus sursaute, comme si j'allais le frapper. Quel con.
"C'est bien mon problème", souffle-t-il amèrement. "T'as avancé, et moi je suis toujours coincé dans ces putains de cercles vicieux. Toujours les mêmes erreurs. Toujours à décevoir tout le monde".
Il prend une large inspiration et soupire, essayant de se calmer, mais mes dents restent serrées. Pour de bon, me parler comme ça est injuste, alors que j'aimerais être n'importe où à la place de cette maison pour lui 'tenir compagnie'. Mais j'arrête de crier. Crier sur Klaus, c'est toujours totalement vain de toute façon, ça ne fait que réveiller ce que je ne souhaiterais pas.
"Tu sais quoi ?" lui dis-je. "C'est fini, les funérailles, maintenant. J'peux rentrer chez moi, non ?"
Je vois une expression peinée passer entre ses sourcils, mais il ne dit rien. Et j'ajoute :
"T'as du bol que j'ai ~vraiment~ besoin d'un café et que j'ai rempli les placards hier".
Ça me gonfle, mais je lui ai déjà pardonné. Mon tempérament est largement pire que le sien, pour être honnête, depuis toujours. Et - au fond - il n'a utilisé aucun argument fallacieux : je suis effectivement très mal placée pour lui faire la morale. Je me tourne vers la lampe.
"Ben, dis-lui que la prochaine fois, il n'a pas intérêt à manquer notre soirée ciné".
Mon regard croise à peine celui de Klaus. Je mets mes mains dans mes poches, je fais trois pas vers la porte... et derrière moi, je l'entends dire :
"Eh, au moins, je n'ai pas cramé la maison".
Je le regarde par dessus mon épaule, lui et sa tentative désespérée de détendre l'atmosphère du salon. Je fais un pas de plus.
"Prend une putain de douche".
Et *Crac !*, je disparais là où je pourrai oublier cet abruti une heure ou deux.
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Notes :
En écrivant cette scène, je n'ai pu m'empêcher de penser que Rin a effectivement bien plus mauvais caractère que Klaus. Qu'en pensez-vous ?
La toute dernière phrase de ce dernière est assez ironique, compte-tenu de ce qui arrivera à Hargreeves Mansion après l'Apocalypse. Non, il n'a pas détruit la maison, cette fois-ci... mais la chaîne des événements enclenchés par sa petite 'erreur' pourrait bien y conduire malgré tout...