Une courbure de l'espace-temps (saison 1)

Chapitre 3 : Une mélodie dans le noir

3178 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/10/2023 17:59

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 1, épisode 1, autour de 10:00, à la suite de la scène du chapitre 2. TW : drogue, addiction, pensées intrusives, hallucinations, TSPT/PTSD.


---


23 mars 2019, 23:45


Dans la chambre 33, j'essaye de dormir. La chambre de Diego n'est pas très grande, mais au moins elle est moins crade que celle de Klaus. Il y a plusieurs jeux de fléchettes, des piles de bouquins et des magazines de lucha libre. Je ne touche pas trop à la table de nuit : il y des objets tranchants dessus. Pour le moment, mes tentative de trouver le sommeil restent vaines. Dans la chambre d'à côté, je peux entendre Klaus lutter contre les fantômes de ses visions.


Je me souviens clairement du moment où j'ai compris qu'il les voyait vraiment, une dizaine d'années en arrière. Quand j'ai réalisé que ce n'étaient pas des hallucinations dues à ses délires de junkies, parce qu'en réalité il en a plein aussi. Je savais qui il était ; je n'étais simplement pas certaine de ce qu'il 'pouvait faire'.

Tout est tellement inextricable, avec lui. Il y a ce qu'il voit, et aussi ce dont il se rappelle, les deux se faisant écho en spirale, vers le fond. Plus il est sobre, pire c'est, et ce soir, sa promesse à Allison sonne comme une malédiction. Je ne sais pas ce qu'il est en train de faire: s'il est en train de taper contre le mur ou un meuble, mais je l'entends parfois jurer, souffler et pester. Je tourne et je retourne dans ce lit qui a été refait pour moi. Et puis finalement...


"Fait chier".

Je me lève, et je traverse les quelques mèrtres du couloir obscur qui sépare les chambres 33 et 34.


Il se tient debout, en face de son armoire, les bras croisés et les yeux serrés. Ses cernes semblent s'étendre sans fin en dessous, sans comparaison aucune avec sa fatigue relative du dîner. Je devine les agressions qu'il cherche à repousser, tant extérieures qu'intérieures, et ses tentatives pour garder ses émotions et son pouvoir sous contrôle. Malgré tout, il a senti ma présence à la porte. Et en se forçant à avoir l'air de rien, les dents serrées, il regarde par dessus son épaule et me dit :


"Eh. Ça va pour toi ?"


Je secoue la tête, et je regarde partout, dans la chambre seulement éclairée par sa petite guirlande de lampions sphériques. Mais je ne vois rien. Bien sûr, que je ne vois rien.


"Pour toi. Comment ça va pour toi ?".

"C'est merdique".


Sa réponse est brutalement honnête, et elle fait une économie de mots qui n'est que le reflet de son épuisement. Il se tourne de nouveau vers son armoire, son expression se faisant incompréhensible pour moi. Un mélange de peine, de colère, de peur et de culpabilité. Je sais qu'il a dit 'ne pas vouloir me faire chier avec ça', mais on n'a pas toujours ce qu'on veut.


"C'est vraiment merdique", répète-t-il, et oui, je vois que ça l'est, à la façon dont il lutte pour ne pas trembler.

"Tu veux que je rentre, ou tu préfères rester seul ?"

Je ne le forcerai pas, je ne le fais jamais. Il secoue la tête comme s'il allait dire non, mais il répond avec une résignation un peu lasse :

"Tu peux rentrer".


C'est alors ce que je fais. En navigant à travers le bazar au sol, je m'en vais m'asseoir au bout du lit en silence, appuyant mon dos contre le mur. Il est de nouveau silencieux, et je n'attends de toute façon aucune parole de lui. Je reste juste assise, là, si ça lui fait du bien de voir derrière lui dans le miroir autre chose que des esprits vociférants. Il est clair que mon pyjama violet vient de ce monde, et pas de l'au-delà. Pendant un long moment, rien ne se passe, jusqu'à ce que le sommeil commence à me gagner. Et finalement, dans la torpeur qui m'emporte, c'est le changement dans la respiration de Klaus qui me ramène à moi.


Dans le reflet du miroir de son armoire, je peux voir ses yeux, de nouveau serrés à faire se toucher ses sourcils, ses bras l'aggripant lui-même comme s'il essayait de s'accrocher à la réalité. Mais il échoue, je le vois bien, et même s'il était un peu soulagé de ma présence, ses démons s'en foutent. Ils s'en foutent complètement. Ils reviennent, encore et encore, battant la mesure des secondes et des minutes dans cette chambre. Ce sont eux qui mènent la danse, en ce moment. Et Klaus serait même incapable de regagner son lit.


Avec une impuissance douloureuse, je le vois se tendre encore plus, comme si les voix qui murmuraient s'étaient mises à crier sur lui. Fort, plus fort encore, et son expression de lutte se change en désespoir. Je me sens dépassée et je reste seulement là, immobile, sa souffrance se faisant intolérable pour moi aussi. Je ne l'ai jamais vu comme ça, c'est certain. Est-ce à cause de sa promesse à Allison de ne rien prendre ce soir ? À cause de la mort de son père ? Je n'en sais rien, mais ça cogne dur.


Je sais que je ne dois pas essayer de le toucher, qu'il pourrait me faire mal en réagissant par réflexe, dans l'état qui est le sien. Pourtant, rester à regarder est insupportable, et je ferme les yeux moi aussi. Un long moment, n'entendant plus que sa respiration chaotique. Pourtant, après quelques secondes, je les rouvre. Grands. J'ai eu ~une idée~.


Il y a un chuintement, à peine audible : celui de l'air qui vient de prendre la place que j'occupais jusque-là. Mon pouvoir vient de me rendre intangible, même si je reste cette fois visible. Si Klaus avait un geste malheureux, il me passerait simplement au travers. Comme ses fichus fantômes, sauf que je n'en suis pas un. Avec prudence, je descends du lit et je m'approche, lentement.


Il ne réagit pas, et il n'a possiblement pas encore perçu ma présente, ses paupières serrées le privant de la vue. Toute son attention est tournée sur ce qui se passe en lui-même. Je ne pourrais pas prononcer son nom : il ne l'entendrait pas. Quand je suis intangible, je ne peux pas produire d'ondes sonores dans la matérialité de l'air. Alors, je reste dans un premier temps là, mon reflet simplement visible dans le miroir juste derrière lui.


Je le vois trembler plus encore, et ses deux poings se serrent sur ses tempes, de chaque côté de sa tête, son souffle traversé d'échos douloureux. Je serais tentée de lui donner l'une des pillules de la boîte laissée sur la table de nuit. Tout serait terminé en quelques instants. Mais s'il ne l'a pas fait, je ne le ferai pas non plus.


À la place, je le laisse s'habituer à ma présence, me rendant de nouveau matérielle lentement, très lentement, ma chaleur revenant petit à petit dans l'air froid de la chambre. Il ne va pas me frapper. Je suis certaine qu'il comprend que je suis là, maintenant.


Quand je suis à nouveau parfaitement tangible, je me penche à son oreille, et je commence à fredonner. Une mélodie très simple, lèvres fermées, comme un simple murmure que je souhaiterais apaiser. J'ai souvent vu Klaus visser ses écouteurs sur ses oreilles avant de s'allumer un joint. Je sais que la musique l'aide. Et chanter... ce n'est pas grand chose, mais ça, je sais le faire. Et ainsi, je fredonne dans le clair-obscur, et je m'en contrefiche que les fantômes me trouvent stupide. D'ailleurs, tant mieux, si ça les emmerde.


D'abord, il ne réagit pas. Puis, lentement, les notes semblent s'infiltrer quelque part à sa conscience, tandis que je vois une once de surprise passer la frontière de sa lutte. Sa tête se tourne légèrement vers moi, presque imperceptiblement, mais je sais qu'il écoute. Alors, je continue à fredonner.


Je ne sais pas combien de temps passe. Mais finalement, sa respiration me semble retourner à un chaos moins intense, ses doigts se dessérant également en ses poings sur ses tempes. Ce n'est cependant que quand ses yeux se rouvrent que je sais que les fantômes se sont finalement tus. Je n'arrête pas tout de suite. Je visse mes yeux dans ce vert marécageux instable et je chante encore, quelques secondes, jusqu'à ce que je sois parfaitement certaine qu'il soit revenu.


Il ferme les yeux une dernière fois, longtemps, comme s'il absorbait à présent le silence et la tranquillité revenus. Son expression est étonnée et reconnaissante, bien qu'immensément fatiguée. Et alors qu'il semble être prêt à s'affaisser sur lui-même, il me tracte au bord du lit où il s'affaisse avant de m'enserrer dans une faible étreinte.


"Ça va aller", lui dis-je, parce que c'est probablement tout ce qu'il y a à dire.


Je ne l'enverrai pas péter, cette fois, mon soulagement à moi est également bien trop grand, et j'accroche ma main dans son dos en retour. Comme une recharge, comme un souffle qu'on aurait trop tardé à reprendre. Bordel. Cette fois, il m'a vraiment fichu la trouille. Un moment passe, tremblant, et finalement je lui dis :


"Ces putains de fantômes peuvent bien aller se faire foutre".


---


24 mars 2019, 08:11


Dans la salle à manger du 'salon des enfants', dans les sous-bassements de la maison, il est difficile de distinguer la lumière du jour, et ce d'autant qu'aujourd'hui, il pleut. C'est la première fois que je me retrouve seule ici depuis mon arrivée, et ça me fait presque du bien, ce matin.


Je ne sais pas où est 'Maman', Allison et Diego sont partis pour leurs propres affaires. Mais j'ai trouvé du pain pour des toasts et du beurre de cacahuètes, même si je n'aime pas beaucoup ça. J'ai aussi fouillé toute la cuisine à la recherche de café, et je n'en ai trouvé qu'un minuscule fond, dans le tout dernier paquet.


Le café. C'est vraiment la seule chose qu'il me faille, dans l'immédiat. Si chacune des journées de cette semaine doit être semblable aux heures que j'ai déjà passées ici, alors je vais finir en burn-out, et ça ne sera pas à cause de mon taf. Klaus a fini par s'endormir, plus d'épuisement qu'autre chose, et j'ai aussi pu dormir deux ou trois heures, dans la chambre 33.



Mes propres écouteurs sont sur mes oreilles, maintenant que je bois mon café, et je me laisse captiver par le rythme de 'Paint it, Black'. Les riffs de sitar m'aident à évacuer les réminiscences de la nuit. J'inspire et souffle, en un long soupir épuisé, puis mes doigts cherchent le bouton... et je remets la piste au début.


Quand Klaus me rejoint finalement, je retire les écouteurs et les pose sur la table à même le bois. Je ne relève même pas vraiment qu'il est en jupe, parce qu'il en met bien plus souvent que moi. Les derniers mots que j'entends sont 'I could not foresee this thing happening to you', ce qui ressemble à une stupide prophétie.


"Salut".


Il n'y a pas grand chose à dire, mais tous les deux, nous savons de quoi nous revenons. Il fait un petit signe de la main, paradoxalement joyeux, et draine les toutes dernières gouttes de la cafetière dans un mug noir au parapluie, avant de la remettre - vide - sur la machine.


"Bordel", dit-il, "ça va être compliqué de tenir une cérémonie funèbre sans aucun café. Il va nous falloir du whisky".


Je préfère ne pas commenter. Klaus est plus agité que d'habitude, quand il est épuisé. Il pourrait même sembler être plusieurs personnes à la fois dans une même demie-heure, mais c'est quand on ne sait pas lire entre les lignes. Quoi qu'il en soit, la journée sera coton pour quiconque sera obligé de se le farcir, et ça ne sera pas moi parce que je dois aller bosser.


Si Luther arrive effectivement aujourd'hui, et si les Hargreeves procèdent à leur petit éloge funèbre malgré la pluie battante et le comportement perché de leur frère, alors ça sera purement héroïque. Mais Allison voulait Klaus sur ses deux pieds ? Il l'est. J'ai pour ainsi dire fait ma part du contrat. En regardant vers la lucarne, je me dis que la pluie ne sera pas un problème s'ils veulent expédier l'événement rapidement. Et de toute façon, une assemblée de parapluies me semble ironiquement appropriée pour ce dernier hommage.


Klaus s'approche de la table avec son café minimaliste, manquant de se prendre les pieds dans sa chaise. Je peux voir à sa mine qu'il s'apprête à dire n'importe quel truc idiot qui passerait dans ce qui lui sert de cerveau. Mais il parvient visiblement à se retenir, et une ombre passe sur son expression tandis que lui reviennent des bribes de sa nuit.


"Je suis désolé", dit-il sans trop savoir comment. "Je..."

Je le regarde et je pousse l'assiette de toasts vers lui.

"Y'a pas besoin. Les choses sont ce qu'elles sont".


Il s'asseoit sur la chaise en face de la mienne, prenant une gorgée de café. Il n'aime pas ça. Je sais que ça lui fait même l'effet inverse de tous ceux qu'il recherche. Mais sûrement, ce matin, il est trop crevé. Je vois bien qu'il est reconnaissant, mais je ne dis rien, et le seul son qui s'élève est celui du crépitement des Rolling Stones dans les écouteurs. Finalement, il me dit :


"Merci... Sérieusement, tu m'as bien sorti le cul des ronces".


Mes yeux croisent les siens, et malgré cette manie de ne jamais être sérieux, nous savons tous les deux le poids qu'il y a derrière ces mots. Je lui souris. Et je crois bien que c'est la première fois depuis hier soir.


"T'as pris des trucs, ce matin ?"

Il secoue la tête en signe de négation.

"Non... Enfin juste une pillule. Une. Mais c'est tout, j'en prends pas d'autres".

Il ne touche pas plus à son café, et me pose une question qui me cueille par surprise.

"Toi t'es ok ?"

Peut-être que mon étonnement se voit, mais j'hausse rapidement les épaules.

"Tu sais, moi, je suis une éponge. J'absorbe et je rejette les émotions, c'est comme ça. C'est pas un pouvoir, c'est de l'empathie. Là tout de suite, je suis crevée, j'ai envie de gerber... mais ça va passer".

Ceci pourrait sembler direct et cru, mais je n'ai aucune raison de ne pas être honnête avec lui.

"J'ai fait ce que je pensais nécessaire pour te filer un boost, c'est tout. T'as fait le reste. Moi, je suis fière de toi".


Je la vois, cette expression qui lui vient toujours quand on lui fait un compliment. Que vous le croyez ou pas, il en reçoit nettement moins que ce qu'il souhaiterait. Et alors que quelqu'un soit ~fier de lui~, alors ça, je peux vous dire que ça n'arrive jamais, pas même en désintox. Surtout en désintox. Et cette fois, il en est presque soufflé.


"T'as raison. T'as sacrément raison… J'ai assuré comme un chef".


Derrière ce petit sarcasme, il y a de la gratitude et de la désillusion, mais l'idée fait peut-être son chemin. Je ris quelque peu dans mon mug de café. Ce soir, de toute façon, tout ça sera oublié.


"Vas-y, ne fait pas non plus le fier", lui dis-je, et nous rigolons encore un peu.


Voilà qui ressemble nettement plus à nos relations de d'habitude, et je pense qu'il y a aussi besoin de ça. Je finis mon café d'une traite.


"Je dois aller bosser, aujourd'hui. Tu ne fais aucune connerie ? Je reviens ce soir".

Il fait semblant d'être parfaitement outré.

"Non ! Bien sûr que non ! A quelle heure tu reviens".

"J'en sais rien".


La vérité, c'est que le dimanche est le pire jour de la semaine, à mon boulot, parce qu'absolument tout le monde a une ampoule à changer. Mais je souris en coin et je lui demande :


"À quelle heure tu veux mater le Rocky Horror Picture Show?"


C'est un truc qu'on aime faire : se regarder des bons vieux films (ou des parfaits nanars) en mangeant des gaufres. Klaus applaudit joyeusement.


"Ouiii, surtout s'il y a éloge funèbre, il faut absolument regarder pour enterrer la journée. Il nous faudra du riz pour la scène du mariage".

"Oui, pas pour les funérailles, c'est certain..."


Nous rions. C'est débile, de rire en ce jour, mais on en a besoin, et c'est possiblement l'un des derniers rires que cette maison entendra pour un moment. Klaus acquiesce.


"Débrouille toi pour être là à 20h, alors".


J'essuie ma bouche, je me lève, et je vais rincer ma tasse dans l'évier avant de me tourner vers lui.


"Si tu ne prends rien, essaye de ne pas te venger sur la picole".


Malgré tout, mon expression est résignée. Klaus sait que je n'arriverai pas à être là à 20h. Et moi, je crains fort que dans une heure, toutes ses promesses soient définitivement derrière lui. Je souris malgré tout. Après tout, je m'en fous, mais Allison sûrement pas. Je passe mon sac en bandoulière, et je fais un pas vers la porte du fond de la pièce, donnant directement vers la ruelle arrière.


"Oh, et si c'est possible de ne pas ~encore~ manger les oeufs au bacon de 'ta mère' ce soir... Essaye de trouver des gaufres pour la soirée télé ? Et pas des surgelés, hein ?"


Je le regarde par dessus mon épaule.


"Accroche toi, Klausie".


Un pas, un craquement de lumière bleutée... et je suis partie dans la rue, le laissant seul avec sans doute de nombreuses tentations... et la musique jouant toujours dans mes écouteurs sur la table.


---


Ce chapitre a été incroyablement facile à écrire malgré un contenu plutôt déprimant.


Au fait : je suis désolée, Cinq, que Klaus et Rin aient bu les dernières gouttes de café disponibles. Tu devras aller te chercher "café digne de ce nom" ailleurs ce soir... J'aime la façon dont les petites actions de Rin dans les scènes supprimées pourraient conduire à des événements majeurs dans l'intrigue. Et Klaus... aura-t-il de bonnes gaufres ou pas ? Je suis sûr qu'il va essayer de s'incruster dans la voiture de Cinq ou de Diego pour essayer d'en récupérer.

Laisser un commentaire ?